Franz Rogowski sur le fil dans « Disco Boy »

Franz Rogowski: “Je me bats pour les films d’auteur, je me bats pour des gens essayant d’utiliser le langage cinématographique afin d’exprimer quelque chose.” © films grand huit
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

L’acteur allemand Franz Rogowski, vu notamment chez Christian Petzold et Michael Haneke, impressionne dans Disco Boy, premier long métrage envoûtant du réalisateur italien Giacomo Abbruzzese.

Qui mieux que Giacomo Abbruzzese, le réalisateur de Disco Boy, pour tenter de cerner Franz Rogowski? Sous les traits d’un jeune Biélorusse rejoignant la Légion étrangère pour entamer un trip autant physique que mental, le comédien allemand impressionne; une habitude, à force. L’intensité de son jeu fiévreux, on l’avait découverte il y a une petite dizaine d’années dans Victoria, film de Sebastian Schipper tourné en un seul plan-séquence dans la nuit berlinoise. Après quoi, Rogowski a enfilé les pépites: fils grand bourgeois et rebelle d’Isabelle Huppert dans Happy End, de Michael Haneke; exilé romantique dérivant aux côtés de Paula Beer dans les replis de la Seconde Guerre mondiale dans Transit, de Christian Petzold, le couple incarnant bientôt le mythe d’Ondine pour le même réalisateur; conducteur de chariot mutique et solitaire arpentant les rayons du supermarché d’Une valse dans les allées, de Thomas Stuber; ou encore Hans Hoffmann, détenu gay dans l’Allemagne de l’après-guerre s’obstinant à rechercher amour et liberté entre les murs de sa prison dans Great Freedom, de Sebastian Meise.

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Forcer sa chance

L’audace, l’exigence mais aussi la justesse de ses choix, on en a encore eu l’illustration lors de la dernière Berlinale, où Franz Rogowski apparaissait dans deux films très différents, à Disco Boy s’ajoutant l’impeccable Passages (sur les écrans belges à partir du 16/08), d’Ira Sachs, triangle amoureux déjouant lumineusement les clichés. L’occasion d’une double rencontre à quelques jours d’intervalle avec celui que l’on a pu surnommer le Joaquin Phoenix allemand. “Plus que par des rôles, je suis intéressé par des scénarios, des films et des réalisateurs, soupèse-t-il, alors qu’on le questionne sur l’éventuel dénominateur commun de ses personnages. Je ne pense pas qu’il y ait de bon rôle dans un mauvais film. Bien sûr, je suis qui je suis, avec la perception que l’on peut en avoir, et j’imagine que l’éventail de rôles que je suis autorisé à jouer est limité. Mais je considère avoir pu explorer une grande variété de choses et une large palette de couleurs ces dernières années, et je suis reconnaissant d’avoir pu essayer tant de choses différentes. Prenons les deux films avec lesquels je suis cette année à Berlin: Ira Sachs, le réalisateur de Passages, est une icône du cinéma queer, et le rôle qu’il m’a donné est très différent d’Aleksei dans Disco Boy. Aleksei, avec son concept de la force, et de gagner, n’aurait pas pu être plus différent du personnage qu’il m’a fallu incarner trois semaines plus tard. On a tourné ces deux films à Paris, l’un après l’autre, et je n’étais pas certain de pouvoir me délester d’Aleksei en un temps si court, mais voilà…” Craintes non fondées: l’acteur n’est pas moins convaincant sous les traits du réalisateur passionné et tyrannique de Passages.

Acteur, Franz Rogowski l’est avec tout son être, d’où, sans doute, cette intensité hors norme. Il confie pourtant n’être venu au métier de comédien que par des chemins détournés: “Mon parcours n’est pas le résultat d’une passion pour le jeu, mais bien d’un traumatisme lié au fait d’aller au lycée, et d’y être forcé à étudier tous ces livres, à écouter des professeurs et à être confronté à une somme de matières qui ne m’intéressait aucunement. Les trois sujets qui importaient pour moi, c’était le sport, les arts et le cours d’éthique, une sorte de club philosophique organisé trois fois par semaine pour les élèves ne croyant pas en Dieu. Et j’ai eu le sentiment que le jeu d’acteur pouvait être une combinaison des trois. Ce fut le début du voyage: j’ai essayé toutes sortes de choses, j’ai joué du saxophone dans le métro, tâté d’une école d’art, j’ai été physiothérapeute, chorégraphe, danseur… Et si je suis ici, c’est parce que j’ai eu la chance que les choses se mettent en place. J’ai forcé cette chance, j’ai crié pour attirer l’attention, mais je n’imaginais pas que ça se passerait aussi bien…” Si son parcours a fait de lui l’un des comédiens les plus passionnants du moment, c’est notamment parce que Rogowski cultive de toute évidence l’art de la remise en question. Le genre à vous dire considérer chaque nouveau film comme son premier: “Je n’ai pas encore trouvé ma voix, pas au point en tout cas de pouvoir dire: “Voici ma méthode, il me faut maintenant un réalisateur qui s’y adapte.” Ce que je cherche, c’est une combinaison scénario-réalisateur qui me semble receler des promesses cinématographiques. Je me bats pour les films d’auteur (en français dans le texte), je me bats pour des gens essayant d’utiliser le langage cinématographique afin d’exprimer quelque chose.” En quoi Disco Boy ne l’aura assurément pas déçu.

Trois questions à Giacomo Abbruzzese, réalisateur de Disco Boy

Premier long métrage de Giacomo Abbruzzese, Disco Boy est l’aboutissement d’un long processus de gestation. Dix ans pendant lesquels le cinéaste italien, originaire de Tarente, dans les Pouilles, mais vivant désormais entre Paris et Madrid, se sera fait la main, multipliant les courts métrages et autres documentaires. Rencontre berlinoise avec un réalisateur à suivre.

Pourquoi Disco Boy a-t-il mis tellement de temps à se faire?

Le film a été en développement pendant dix ans. Un ami qui l’a vu terminé, mais qui en avait lu un traitement il y a huit ans, m’a dit que tout s’y trouvait. J’ai consacré ce temps à certaines recherches, mais surtout à réunir un financement, ce qui, pour un premier film art et essai, sans star, est devenu presque impossible. C’est aussi la raison pour laquelle le tournage a été très dur: nous n’avons disposé que de 32 jours, ce qui est beaucoup pour un premier film, mais peu pour ce genre de projet. C’était un grand défi, et une expérience difficile, mais je suis heureux du résultat, parce que Disco Boy ressemble à ce que je cherchais, il en a l’âme.

Comment avez-vous établi l’esthétique très particulière du film?

Ma façon d’envisager les choses a bien sûr été conditionnée par la personne que je suis et les films que j’aime. Je ne raisonne pas en termes de ton ou de style, je me fie plus à la façon dont je ressens qu’une scène doit être tournée. Je ne suis guère friand de la handycam, sauf si elle est vraiment précise, ou s’il y a une bonne raison de l’utiliser. Je préfère un langage plus cinématographique qui, s’il est plus complexe, procure aussi une autre perception du film. Mais en même temps, j’ai adoré utiliser une caméra thermique, parce que c’est le moment où le film bascule vers quelque chose de plus psychédélique et abstrait, alors qu’il était assez naturaliste jusque-là. J’y recours non en fonction d’une idée mais parce qu’elle peut-être diégétique également. Je n’utilise ce type de caméra que si ça a du sens. Je n’aime pas la beauté pour la beauté, c’est pourquoi j’ai choisi de travailler avec Hélène Louvart (directrice photo d’Alice Rohrwacher et Karim Aïnouz notamment, NDLR), parce que son esthétique n’évoque en rien le clip ou la publicité. Sa sensibilité est très proche de la mienne, elle cherche un beau différent. Et elle a une façon très particulière d’éclairer: la lumière a toujours l’air en mouvement, elle n’est jamais figée, il y a toujours quelque chose de très vivant dans l’image, même dans les plans fixes.

Vous avez attendu près de dix ans pour faire ce film parce que vous avez refusé de faire le moindre compromis. Au vu de cette expérience, pensez-vous qu’un réalisateur doit s’en tenir à sa vision coûte que coûte, ou doit-il être prêt à faire l’une ou l’autre concession?

Cela dépend de la raison pour laquelle on fait ce métier. Si vous êtes juste à la recherche de la gloire, du succès ou de l’argent, le choix que j’ai posé peut s’avérer très dangereux. J’en étais conscient, mais le jeu en valait la chandelle. Le film en avait besoin, sans quoi il ne s’agirait que d’une histoire de plus d’un soldat en état de stress post-traumatique. Ce n’était pas l’objet de Disco Boy: il fallait tourner dans la jungle, en Afrique, j’avais besoin de ces personnages, et d’un casting international. J’ai dû le défendre, comme la digression africaine. Je ne voulais pas d’un montage parallèle, comme on en a déjà vu, mais que l’on se connecte avec Aleksei et ensuite avec Jomo, une structure inhabituelle qui effrayait les investisseurs. Si j’avais fait le film il y a cinq ans pour la moitié du budget, Disco Boy n’aurait pas été le même film. Même si, d’une certaine façon, il faut toujours faire des compromis: tourner un film, c’est faire des compromis avec la réalité. Mais une chose est d’accepter ça, et une autre de compromettre l’âme de votre film. J’ai fait Disco Boy comme je le voulais.

Partners in crime

Ce projet, Giacomo Abbruzzese lui en avait parlé il y a plus de cinq ans déjà, avant de revenir à la charge, encore et encore. Si l’acteur a hésité, c’est, explique-t-il, parce que le scénario ne lui semblait pas tout à fait prêt. Mais aussi parce qu’un producteur associé un temps au projet voulait l’amender, pour lui donner une orientation plus commerciale -“pas le meilleur moyen pour permettre à un jeune réalisateur de trouver sa voix”. “Je me sentais un peu anxieux, dénué de protection, parce que ce qu’il me faut, c’est un “partner in crime”, quelqu’un avec qui pouvoir aller aussi loin que possible artistiquement tout en ayant le luxe de pouvoir échouer. C’est une condition nécessaire: si un projet n’est pas susceptible d’échouer, ça ne m’intéresse pas. Il était clair dès le départ que Giacomo était très persévérant et qu’il ne ferait pas de compromis, ce sont des qualités pour un auteur. Mais un scénario peut capoter pour de nombreuses raisons, et il faut rester ouvert à la discussion. Nous avons beaucoup échangé…

Le résultat est à la hauteur des attentes, Franz Rogowski trouvant là un de ces rôles sur le fil du rasoir dont il s’est fait coutumier, semblant investir comme peu d’autres ses personnages. Si le terreau au départ duquel composer Aleksei était très riche, auquel sont venues s’ajouter huit semaines de préparation physique et mentale, l’acteur a aussi recouru à une méthode toute personnelle: “Quand je reçois un scénario, je peins et je fais des dessins pour visualiser les choses, et avoir une relation tridimensionnelle avec le personnage. Je ne cherche pas à rencontrer des gens ayant vécu des situations similaires, mais bien à ressentir des choses semblables. Par exemple, pour Aleksei, j’ai peint des scènes très solitaires, avec lui seul dans une rivière, ou seul dans une forêt. C’est une manière de me rapprocher de celui qu’il pourrait être et de son ressenti. Et puis, on débarque sur le plateau, et tout est différent…” Du jeu d’acteur comme un saut dans le vide…

Disco Boy ****

Réalisateur de Disco Boy, Giacomo Abbruzzese raconte avoir envisagé son premier long métrage comme “un film de guerre atypique. Et il y a de cela, en effet, dans ce récit sinueux qui accompagne un jeune Biélorusse dans son périple à travers l’Europe et jusqu’au Nigeria. Il s’appelle Aleksei (Franz Rogowski), et a décidé de mettre à profit un match de foot pour quitter son pays. Direction la Pologne, où il perdra son compagnon d’infortune, Mikhail, puis la France où il s’engage dans la Légion étrangère -le moyen le plus commode de régulariser sa situation. Pour se voir, après une formation musclée, embarqué dans une opération au Nigeria où des rebelles du Mend (Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger) conduits par un chef de guerre charismatique, Jomo (Morr N’Diaye), ont enlevé des employés d’une compagnie pétrolière ayant dévasté leurs villages… Débutant à la manière d’un drame social, Disco Boy ne tarde pas à prendre la tangente, pour se muer en une errance balayant l’horizon contemporain, entre migrations et “héritage” postcolonial. Si son film est ancré dans le présent, Abbruzzese se défie toutefois du naturalisme, à quoi il préfère l’abstraction, vers laquelle tend cette dérive hallucinée (Apocalypse Now est passé par là) orchestrée au son de la techno de Vitalic. Et d’opérer un glissement de la guerre à la transe, le destin de ses deux antagonistes se confondant dans un film-trip auquel la photographie aventureuse d’Hélène Louvart achève de donner des contours aussi fascinants qu’envoûtants.

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