Décryptage: pourquoi séries télé et psychanalyse font si bon ménage
Déclinaison conforme des séries Betipul et In Treatment, la française En thérapie ausculte les fractures collectives et individuelles. Son dispositif de séances de psychanalyse en dit long sur ce que la discipline freudienne et lacanienne n’est pas.
Créée par le réalisateur israélien Hagai Levi, la série BeTipul (2005-2008) suivait les sessions de cinq patients avec leur psychanalyste. Ce dispositif narratif est le point de départ d’une généalogie de copies conformes dont la première fut l’américaine In Treatment (2008-2010). Adaptée pour Arte par Olivier Nakache et Éric Toledano (Hors normes, Intouchables), En thérapie a pour cadre les attentats du 13 novembre 2015. Plus qu’un rendu fidèle d’une séance psychanalytique, la série renvoie à notre besoin de surmonter les souffrance psychiques, d’aborder les problématiques sociétales, nos résistances et notre impuissance. Examen d’une reproduction traumatique avec la psychanalyste Clotilde Leguil, autrice du livre In Treatment. Lost in Therapy (PUF, 2013).
Dans In Treatment, le développement d’un épisode ressemble à celui d’une séance de psychanalyse. Comment les scénaristes en font-ils un ressort dramatique?
Chaque épisode obéit à la même logique: rendre compte d’une progression psychologique au cours d’une séance de psychothérapie. C’est-à-dire qu’il faut qu’il se passe quelque chose, un retournement, une prise de conscience, un insight du côté du patient. Mais quand on a fait l’expérience de la psychanalyse freudienne ou lacanienne, la première chose qui frappe dans ce dispositif est que l’échange entre le patient et le psychanalyste dans cette série s’apparente à davantage à une conversation courante qu’à un rapport à la parole porteuse d’une vérité inconsciente. Finalement, plus on avance dans la série et plus on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas du tout d’une pratique psychanalytique fondée sur l’inconscient.
En évacuant la question de l’inconscient, BeTipul et ses déclinaisons donnent-elles à voir une forme de psychothérapie fonctionnelle?
Dans les années 50, Lacan a vu dans l’adaptation de la psychanalyse à l’American way of life, une déviation de la psychanalyse au service d’un impératif d’adaptation à la réalité sociale. Or, la psychanalyse n’a pas pour finalité de nous soumettre à des normes sociales ou de nous engager à nous adapter à la réalité. Elle a pour finalité de faire surgir le désir, elle invite à « ne pas céder sur son désir« , comme le disait Lacan, à prendre au sérieux le désir qui n’est pas la pulsion. Fondée sur la conception du moi et des mécanismes de défense, cette ego psychology américaine est un avatar de la psychanalyse qui en a perdu le coeur: la question de l’inconscient, la première topique de Freud, la logique du rêve et du désir. Il s’agit plutôt ici d’une tentative de faire prendre conscience sur un mode qui court-circuite ce qui relève de l’inconscient. Considérer que l’on va contrôler ou rediriger les conduites d’autrui par une thérapie est par ailleurs une utopie. Lacan considérait que cela pouvait même conduire au pire.
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Les résistances, les lapsus et les actes manqués des protagonistes y sont dépourvus de lien à l’inconscient. Parce que le relationnel et la communication thérapeute/patient y sont davantage mis en jeu?
Le réalisateur de BeTipul, Hagai Levi, disait qu’il avait écrit la série suite à sa propre expérience des impasses de la psychothérapie. Une psychothérapie d’influence américaine, fondée sur les émotions, qui tend à les faire surgir pour prendre conscience sur le mode d’un insight soudain, permettant au patient de se retourner sur ce qu’il a vécu. Ce qui est frappant dans la position du psychothérapeute dans la série, c’est qu’il veut toujours bien faire et pourtant ses patients lui en veulent. Il est bienveillant, et pourtant il suscite leur agressivité, leurs reproches. Tout le monde lui en veut. Et peut-être à juste titre car il se met en miroir avec ses patients au lieu de s’intéresser à leur parole et au sens inattendu qu’elle pourrait avoir. C’est pourquoi j’ai intitulé mon livre Lost in Therapy, car Paul Weston (le thérapeute interprété par Gabriel Byrne dans In Treatment) semble totalement perdu. Il s’oriente toujours sur la réalité des faits, les besoins des patients pour reconstituer ce qui a vraiment eu lieu. C’est tout ce qui sépare une psychothérapie basée sur une reconstitution de la réalité d’une psychanalyse fondée sur la vérité du sujet. Pour Lacan, il faut faire émerger la vérité du sujet sur son traumatisme. Pour que la « parole pleine » surgisse, il faut dépasser la « parole vide ». Or, cela peut difficilement se montrer à l’écran, cela s’expérimente subjectivement. Dans In Treatment, toutes les paroles ont le même statut. Aucun énoncé ne se détache vraiment au cours de la séance. Le patient parle à son thérapeute comme il pourrait parler à un alter ego et parle même quelques fois de son thérapeute, mais jamais il ne parle de cet Autre en lui-même qu’est son inconscient. La série permet ainsi de voir en creux tout ce que la psychanalyse n’est pas.
De fait, le cadre de la cure psychanalytique est absent. Notamment la question du transfert et du contre-transfert, que Weston, ou Philippe Dayan (Frédéric Pierrot dans la version française) subissent plus qu’autre chose.
La question du transfert et du surgissement de l’amour est le premier risque pour le psychanalyste débutant: s’apercevoir qu’il a éveillé quelque chose de l’ordre de l’amour chez le patient et se retrouver pris dans un amour de transfert, à la fois condition et obstacle de la cure analytique. Ce paradoxe soulevé par Freud dès 1915 a été reformulé et dépassé par Lacan en distinguant deux versants: l’amour imaginaire (qui s’adresse à l’autre) et l’amour symbolique (qui s’adresse à l’inconscient). La rencontre avec un autre qui s’intéresse intimement à votre histoire bouleverse et produit quelque chose de l’ordre de l’amour. Mais la question est celle du maniement du transfert par le psychanalyste: ne pas nourrir ce sentiment à l’égard de sa personne mais conduire le patient à s’apercevoir qu’il est en train de tomber amoureux de sa parole inconsciente, telle est l’éthique de la psychanalyse.
Vous écrivez à propos de Paul Weston: « La série semble viser non pas ce qu’il y aurait d’impossible dans la psychanalyse mais ce qu’il y a d’insupportable pour le psy lui-même en tant que personne. » Est-ce problématique?
C’est le côté rigolo et juste finalement de la série. D’ailleurs, à la fin, Weston rend son tablier. En cela, il vérifie le constat de Freud selon lequel éduquer, gouverner, psychanalyser sont des métiers qui nous confrontent à l’impossible. Si on ne prend pas en compte l’inconscient et la pulsion, ce par quoi passe un rapport à l’impossible, on est confronté à l’impuissance en tant que psychanalyste et aussi en tant que gouvernant ou éducateur. C’est ce qui est intéressant dans son parcours finalement: il se heurte à cette impasse, il n’arrive pas véritablement à agir, il s’en aperçoit, mais il ne situe pas le lieu de sa propre méconnaissance. Il rencontre l’insupportable parce qu’il est malmené, agressé, abandonné par ses patients. Du point de vue lacanien, on pourrait dire qu’il est pris dans l’impasse imaginaire, concevant la psychothérapie comme une rencontre entre le moi et l’autre, un ego et un alter ego. Mais au nom de quoi un alter ego saurait-il mieux que moi ce que je désire? Pour Lacan, le thérapeute n’est pas là pour imposer ses propres idéaux, il n’est pas là en tant qu’alter ego. Il n’est ni un semblable ni un maître, il est là pour incarner un lieu, un point d’adresse de la parole, qui contribue à faire émerger une autre parole, celle de l’inconscient qui parle à travers moi.
Que racontent les déclinaisons multiples de BeTipul de notre besoin d’adresser les questions sociétales par la voie thérapeutique?
L’origine même de la psychanalyse provient de la découverte par Freud qu’un trauma psychique peut s’appréhender à partir des traces qu’il a laissées sur le corps et qui peuvent tenter de se déchiffrer par la parole. Freud a commencé par s’intéresser au traumatisme sexuel, puis en 1920, c’est le traumatisme collectif de la Première Guerre mondiale qui le conduit à avancer dans son élaboration psychanalytique, à partir des cauchemars des soldats revenus du champ de bataille. Un trauma collectif résonne toujours avec les traumas singuliers de chacun dans son existence. C’est à partir de la résonance d’un trauma avec l’histoire singulière d’un être que quelque chose peut être traversé de la rencontre traumatique. Au moment où nous faisons cette interview, je n’ai pas encore vu les premiers épisodes de la version française réalisée par Olivier Nakache et Éric Toledano. Ces adaptations multiples de la série originale israélienne Betipul témoignent en tout cas de la curiosité que suscite la psychanalyse et du désir de certains de la découvrir sans nécessairement savoir s’ils s’y engageront un jour eux-mêmes.
En Thérapie, une série créée par Olivier Nakache et Éric Toledano. Avec Frédéric Pierrot, Carole Bouquet, Mélanie Thierry, Reda Kateb. Sur Arte à partir du 04/02 et en intégralité sur Arte.tv. ***(*)
Utilisant elle aussi la figure du psychanalyste, la remarquable série Ethos cristallise la fracture au sein de la société turque avec humanité.
Passée relativement inaperçue chez nous, Ethos (Bir Baskadir en VO) cartonne en Turquie depuis sa mise en place sur Netflix le 12 novembre dernier et déchaîne les passions au pays du Galatasaray S.K. Relayé par Le Courrier international du 27 novembre 2020, le quotidien stambouliote de gauche Evrensel y voit « une oeuvre touchante qui brosse le portrait de gens de ce pays et qui atteint globalement son objectif: montrer comment ils sont tous liés les uns aux autres, aussi différents soient-ils en apparence » tandis que le très conservateur quotidien musulman Yeni Akit écrit « n’avoir jamais vu une telle ignominie ».
Partagée entre modernité et religion, entre Occident et Orient, la Turquie a le blues. Comme l'(ex-)Amérique de Trump, la république de Turquie d’Erdogan est plus clivante que jamais. C’est cette désunion entre les deux pôles que décrit avec finesse, intelligence et sans émettre de jugement Ethos, du scénariste et dramaturge Berkun Oya. Cette rupture apparaît dès le début du premier des huit épisodes.
Turquie 2.0
Meryem (Öykü Karayel), une jeune célibataire voilée, débarque chez la psychiatre Peri (Defne Kayalar), qu’elle doit consulter pour des raisons médicales. Après la séance, Peri, chamboulée par le poids de la religion qui pèse sur les frêles épaules de Meryem, consulte elle-même sa psy. Ce qui fait de Ethos une sorte chaînon manquant entre In Treament et Unorthodox. S’ensuivent sept autres épisodes et une galerie de personnages où chacun compose une pièce du puzzle complexe de la Turquie 2.0. Le beau-frère de Meryem, Yasin, ancien soldat frustré miné par la dépression de sa femme. Une star de la téléréalité. Un hodja, le guide spirituel Ali Sadi Hoca et sa fille… Les destins de ces femmes et de ces hommes s’entrecroisent avec subtilité et suspense et sont servis par des comédiennes et comédiens au diapason d’une partition résolument actuelle. Il est question de religion, de viol, de modernité (Peri fait du yoga avec le même entrain qu’elle enquille les cocktails dans les bars à la mode), de patriarcat, de la place de la femme dans l’islam et même de masturbation.
Quant à la mise en scène et ses passages contemplatifs indispensables pour alléger certains propos, elle reste au plus près d’un récit qui pulse au son des mélodies orientales du pianiste et chanteur feu Ferdi Özbegen. On en oublierait presque de souligner que le quatrième épisode se termine par des images de Bosphore, le court métrage extrait des Chroniques turques de Maurice Pialat. À voir impérativement!
- Ethos, série créée par Berkun Oya, avec Öykü Karayel, Defne Kayalar, Fatih Artman. disponible sur Netflix. ****
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