Les dessous de Bridgerton, première série Netflix confiée à créatrice de Grey’s Anatomy
Shonda Rhimes, papesse de la fiction télé américaine, a rejoint Netflix en 2017. La formule magique qui a présidé au succès de son empire se heurte à la déception générée par le premier fruit de cette union: La Chronique des Bridgerton.
Le flair de Shonda Rhimes a porté Grey’s Anatomy, Private Practice, Empire, Scandal et How to Get Away with Murder au pinacle des succès d’audience et a fidélisé un public sur un canevas narratif et commercial gagnant. Ses castings payants pour les rôles principaux (Ellen Pompeo, Patrick Dempsey, Viola Davis, Kerry Washington) auraient également contribué à faire d’elle une des personnalités les plus influentes de la télévision. Ajoutons la maestria avec laquelle elle a réussi à créer elle-même les éléments de langage de son hagiographie, y compris au travers de son aréopage de créatifs réunis sous l’étendard ShondaLand, sa maison de production. Très vite, en 2003, elle s’est retrouvée en position de négocier avantageusement auprès de la chaîne américaine ABC sa liberté de ton et ses émoluments. Avant d’être débauchée par Netflix en 2017 pour un deal exclusif de 150 millions de dollars sur dix ans, portant sur une dizaine de productions. La première d’entre elles, La Chronique des Bridgerton, adaptation du roman à l’eau de rose historique signé Julia Quinn, est disponible depuis Noël… et connaît un accueil critique pour le moins mitigé.
Le monde tel qu’il est
Pas de quoi, encore, entacher la réputation de cette native de Chicago, issue d’une famille d’universitaires, qui cite volontiers l’écrivaine Toni Morrison et l’actrice Whoopi Goldberg comme ses deux grandes sources d’inspiration. Sa troisième figure tutélaire pourrait bien être l’autre prêtresse de la télé, Oprah Winfrey, tant l’audace et le carriérisme au grand coeur de cette dernière se retrouvent au sein d’une majorité des personnages sortis de l’esprit de Rhimes. Des individualités qui chatouillent les canons habituels et souvent irréels de la télévision commerciale, plus proches de la diversité sociale et ethnique à l’oeuvre dans la vraie vie. Damon Lindelof, créateur des séries Lost et The Leftovers, le résumait à sa façon au New York Times, en 2016: « Rhimes produit des séries qui ne sont pas vraiment axées sur la question « raciale », mais qui pourtant trouvent une manière toute naturelle de vous rappeler que, oui, ce que vous voyez à l’écran, ce sont bel et bien des personnes de couleur noire, au cas où vous ne voudriez pas les reconnaître ».
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« Pour faire en sorte que la télévision ressemble au monde tel qu’il est, c’est très simple, déclare-t-elle pour sa part au magazine Time en 2015. Il faut bien choisir qui va raconter l’histoire. Ce sont les showrunners qui déterminent qui sera en charge du scénario, qui sera à l’écran, quels techniciens seront sur le plateau, etc. Et mon travail à moi consiste à mettre au travail la prochaine génération de showrunners. » Shonda Rhimes s’est constitué une équipe de collaborateurs, scénaristes, réalisateurs, producteurs en herbe, qui composent ShondaLand, sa maison de production. À côté des dix séries télé sorties de son giron depuis 2005, dont trois contiennent plus de 100 épisodes (un record), Rhimes tient une place de mentor pour ses collaborateurs qu’elle n’hésite pas à placer aux commandes, comme elle l’a fait récemment avec Chris Van Dusen pour La Chronique des Bridgerton.
La romance prend chair
Si les personnages de Shonda Rhimes entendent bousculer les codes de leurs milieux, ils ne sont pas nécessairement volontaires pour en modifier en profondeur les structures au profit du plus grand nombre. La Chronique des Bridgerton n’échappe pas à cette règle individualiste, et la pousse même dans ses retranchements les plus extrêmes. L’adaptation du best-seller de Julia Quinn plante son décor à Londres, en 1813, au coeur d’une noblesse anglaise corsetée par l’étiquette. Daphné, la fille aînée de la prestigieuse famille Bridgerton, fait une entrée remarquée dans le monde des débutantes, mais alors que ses chances de trouver un mari sont soudainement menacées par un scandale, elle conclut une forme de marché avec le sémillant et sulfureux duc de Hastings. Cet ami de son frère, célibataire endurci, ne boude pas son plaisir de contribuer à augmenter la cote de la jeune femme sur le marché matrimonial. Les costumes, les décors et la voix off veloutée de Julie Andrews (Mary Poppins) nous enveloppent dans les mythologies d’une société britannique idéalisée, loin des contrées urbaines contemporaines arpentées usuellement par Rhimes.
La presse anglaise, déjà échaudée par la quatrième saison de The Crown, a dit tout le mal qu’elle pensait des frivolités posées par les grosses pattes yankee sur une période de l’Histoire britannique prévictorienne supposément finement brodée -ce fantasme d’une jeunesse hyper sexualisée dont le désir prend chair à la moindre occasion pour baiser partout, avec une régularité métronomique. Sont également pointés les anachronismes de langage et la présence d’acteurs noirs pour incarner des membres de la noblesse, notamment la reine Charlotte, veuve du roi George III, jouée par une actrice afro-descendante, Golda Rosheuvel. La production ne fait pourtant que se raccrocher à une historiographie, certes discutée, qui souligne ses origines africaines héritées de la famille royale portugaise dont elle était issue. Ces querelles de peau masquent mal un plus gros problème de fond: la lourdeur de personnages lisses et prévisibles, les dialogues poussifs, la persistance d’un monde de rivalités féminines dignes des télé-réalités, et une surconsommation de couleurs et de fond vert qui donnent à ce soap des allures de macaron géant sur l’étal du ShondaLand.
La Chronique des Bridgerton, série créée par Chris Van Dusen. Avec Phoebe Dynevor, Regé-Jean Page, Ben Miller. Disponible sur Netflix. **(*)
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