Ce qui nous reste de The Leftovers
Le 4 juin 2017, The Leftovers clôturait sa troisième saison sur une note amère. Le maître de la pop Pacôme Thiellement et la chercheuse Sarah Hatchuel décryptent dans leur ouvrage la série devenue phénomène.
Si la série Lost avait fait du nom de Damon Lindelof l’équivalent de celui des plus grands maîtres de Hollywood, son final, le 23 mai 2010, a ulcéré des légions de fans. Il fallut quatre ans au producteur et scénariste pour s’en remettre, via l’écriture d’une des oeuvres les plus angoissantes de ces dernières années: The Leftovers -ou ce qu’il se passerait sur Terre si, un beau jour, 2% de la population disparaissait sans crier gare. Rencontre avec Pacôme Thiellement, co-auteur avec Sarah Hatchuel, de The Leftovers , le troisième côté du miroir, essai qui nous livre les clés de la maison Damon Lindelof -aujourd’hui en charge de Watchmen.
The Leftovers, le troisième côté du miroir est votre premier livre en commun. Comment cela s’est-il passé?
Cela faisait longtemps que Benjamin Fogel (éditeur de Playlist Society, NDLR) me demandait un texte. Le hasard des invitations et des colloques a fait qu’on s’est souvent retrouvés, avec Sarah Hatchuel, à parler de The Leftovers en public. Nous nous sommes rendu compte que nous partagions la même vision de la série, basée sur la reconnaissance que ce qui y règne en maître est l’ambivalence. C’est une série qui nous échappe.
Que voulez-vous dire par « ambivalence »?
Prenons le prêtre qui raconte l’histoire d’un enfant qui aime ses parents et demande d’eux une attention exclusive. Ses parents font un autre enfant. Le premier réclame à Dieu qu’on lui redonne l’attention qu’il avait perdue. Plus tard, il attrape une méningite. Dieu l’a-t-il exaucé ou puni ? On ne le sait pas. Si on s’installe dans un rapport d’exégèse qui veut épouser le mouvement de la série, alors celle-ci doit choisir cette incertitude comme moteur. Dans The Leftovers, il y a toujours quelqu’un qui parle et quelqu’un qui écoute, quelqu’un qui fait et quelqu’un qui voit. Les relations y sont duelles. Or, dans ces relations, ce qui fait le mensonge de l’un fait la vérité de l’autre. Chaque ligne vécue par un individu peut être vécue par autrui comme une erreur.
Pour vous, The Leftovers est l’héritière directe de Lost, la précédente série de Lindelof. En quoi est-ce le cas?
Je pense que Lost est la série de l’ambivalence de la vérité, là où The Leftovers serait celle de l’ambivalence du mensonge. Dans Lost, le personnage principal était un maître du mensonge, mais il y avait quelqu’un pour incarner la vérité. Dans The Leftovers, le mensonge reste sans vérité. La série pose la question de savoir ce qui se produit lorsqu’on ne dispose plus d’un axe permettant d’évaluer le rapport de chaque élément au tout. L’impression qu’elle donne est celle d’une crise générale. Et le problème est qu’une fois que toutes les forces qui régissent le surnaturel se sont évanouies, le risque augmente de succomber à l’illusion de la vie ordinaire.
C’est-à-dire?
Il n’y a pas un lieu où l’homme se ment le plus que lorsqu’il se prend pour un individu comme les autres. Dès que nous abandonnons la tension avec quelque chose de plus grand que nous, nous commençons à négocier avec nos contradictions et à nous laisser dévorer par ce que nous pouvons avoir de plus mesquin. Dans The Leftovers, Lindelof a dépeint un monde où le surnaturel est partout, mais l’explication nulle part. De sorte que les personnages essaient de nier le surnaturel pour ne pas voir que c’est leur peur qui parle.
La société elle-même est ici ambivalente…
Oui. Mais pour s’en apercevoir, il ne faut pas regarder à l’avant-plan, mais dans les détails. Si on prend la secte des Guilty Remnant qui y est mise en scène, on observe un mouvement d’insurrection auquel n’importe qui pourrait appartenir. Or personne ne le comprend. La seule chose qu’on comprend, c’est que les fictions que sont l’État et la société sont incapables de l’assimiler. Ce que The Leftovers explique, c’est qu’il nous faut tenter de saisir la légitimité d’un mouvement au lieu de le rejeter d’emblée. En réalité, ce groupement n’arrête pas de changer, et c’est ce changement même qui fait son intérêt -dès lors que c’est lui qui permet d’apercevoir la seule constante qui traverse le mouvement, à savoir le rejet de la fiction d’État. C’est à travers ce genre de figures que The Leftovers parvient à nous faire réfléchir sur la réalité actuelle, tout en ne recourant qu’aux moyens de la fiction. Elle met en scène un psychodrame collectif en réinventant des costumes nouveaux pour dire ce qui ne change pas.
N’est-ce pas aussi le programme de toute série?
Oui. Parce que l’important, dans une série, est son rapport au mouvement du temps. Lorsque tu regardes Joker, ce qui se passe s’inscrit dans un moment. Le problème est qu’un tel moment tend à produire de l’univocité: soit Joker a tort, soit il a raison. C’est l’inverse d’une série, au cours de laquelle l’interprétation peut bouger. Cette semaine, on donne raison à tel personnage, mais la semaine prochaine, on le prendra peut-être pour un cinglé. Lorsqu’une série joue la carte du miroir de la société, le temps permet de créer un rapport complexe au miroir en question. C’est pourquoi chaque série doit s’affronter à la question de savoir ce qu’on fout en la regardant, alors qu’on pourrait faire autre chose. C’est-à-dire qu’elle doit interroger le statut de sa capacité à rafraîchir notre vision du monde, en rendant impossible toute réponse trop sûre d’elle-même.
De Sarah Hatchuel et Pacôme Thiellement, éditions Playlist Society, 160 pages. ***(*)
Le 14 octobre 2011, 2% de la population mondiale disparaît sans crier gare. Que se passe-t-il pour les autres, pour ceux qui restent? Telle était la prémisse géniale et inquiétante qui avait gouverné l’écriture du roman The Leftovers de Tom Perrotta, avant que Damon Lindelof décide d’en faire sa chose -et de replonger dans le bain après Lost et son final qui avait déçu tant de monde. Cela a donné une des séries les plus passionnantes de ces dernières années -suffisamment passionnante, en tout cas, pour que Pacôme Thiellement et Sarah Hatchuel décident d’y consacrer un effort à quatre mains. Le « gourou-banane » de la pop et la grande spécialiste universitaire déploient dans leur petit livre, en fans assumés, un kaléidoscope d’hypothèses et de références qui épaississent encore le mystère, plutôt que de tenter de le résoudre. C’est classieux, gourmand et toujours juste.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici