Rest in power, Toni Morrison !
Porteuse de 11 romans parmi lesquels les grands Beloved, Jazz ou Home, d’essais comme Playing in the dark ou L’Origine des autres, de livres pour enfants et de pièces de théâtre, Toni Morrison est décédée ce 5 août à New York, à 88 ans. Née le 18 février 1931 à Lorain dans l’Ohio sous le patronyme Chloe Anthony Wofford, l’immense autrice afro-américaine, figure magnétique et conscience morale, prix Nobel de Littérature en 1993, laisse un héritage vibrant et pluriel. Quatre raisons de la (re)découvrir.
1. Une pionnière
On a beaucoup dit et écrit que Toni Morrison fut la première – et la seule, à ce jour – femme noire à obtenir le prix Nobel de Littérature (en 1993). C’est la cime d’un parcours forçant le respect, qui la vit aussi porteuse d’un Prix Pulitzer en 1988 pour Beloved (son cinquième roman) mais aussi première Noire à obtenir une chaire à Princeton (université qu’elle rejoint dès 1989). Elle se vit par ailleurs remettre par Barack Obama la médaille de la Liberté, une des plus hautes décorations civiles américaines. Celle qui croyait fermement à la nécessité de l’égalité salariale entre hommes et femmes et aux capacités de la jeune génération rappelait (en 2003, dans un entretien pour O Magazine d’Oprah Winfrey, autre figure afro-américaine puissante) un message délivré à ses étudiants : le devoir, une fois qu’on a atteint un certain seuil de pouvoir ou de responsabilité pour lequel on a été formés, d’être à son tour figure d’empowerment, afin d’émanciper d’autres individus dans son sillage. Morrison, briseuse de plafonds de verre.
2. Des femmes puissantes
Venue à seulement 39 ans à l’écriture, Toni Morrison témoignait dans tous ses romans d’une histoire palimpseste, donnait vie et mots aux oubliés et aux meurtris de l’Amérique mais aussi à celles et ceux qui refusent de se soumettre à son joug, qui cherchent à libérer leur chair et leur esprit entravés. Depuis Sethe, héroïne du roman Beloved (en 1987), cette mère préférant sacrifier son enfant que la voir réduite comme elle en esclavage jusqu’à Sula (1973) hédoniste et anticonformiste, luttant contre le racisme ambiant des années 20 à 60, en passant par Lula Ann détestant, dans le livre Délivrances (en 2015), sa propre peau jugée trop noire par les siens, les personnages de la romancière sont tissés de couches contraires (complexes à réconcilier), pétris de dilemmes moraux et rongés par leur violence propre ou celles des autres. À l’heure où d’aucuns – à commencer par l’actuel président américain – voudraient reconstruire à coups de frontières l’axe du bien et du mal, faire preuve d’autant de nuances, même fictionnelles, est réellement salutaire.
3. Morrison lectrice, passeuse et éditrice
Installée avec ses deux enfants à Syracuse puis à New York après son divorce avec Howard Morrison en 1964, elle devient éditrice pour Random House, où elle est en charge de la littérature noire. Grâce à son oeil défricheur, la maison d’édition publie les autobiographies de Mohamed Ali et Angela Carter, mais aussi les plus méconnus (chez nous) Toni Cade Bambara (dont on peut lire le recueil Gorille mon amour ou l’épopée foisonnante Les mangeurs de sel aux éditions Ypsilon), Gayl Jones, Henry Thomas ou encore Huey P. Newton, co-fondateur du parti Black Panther. Au-delà de sa propre production, l’attachement de Toni Morrison à défendre les auteurs et autrices afro-américains a ouvert les portes à beaucoup d’entre eux et leur a laissé entrevoir que la voie de la littérature était possible. Son engagement leur a aussi laissé entendre que, contrairement à la jeune Pecola dans L’oeil le plus bleu (son premier roman paru en 1970), héroïne se languissant d’être Shirley Temple aux pupilles claires, ils pouvaient, en tant qu’homme ou femme noire se trouver des modèles ou des héros davantage en adéquation avec leur identité. Qu’ils avaient le droit de s’emparer de leur propre histoire et de la délivrer eux-mêmes au monde. Que leurs vies n’étaient pas moins épiques ou poétiques que celles des Blancs.
4. Les héritages de Toni Morrison
À la suite de l’annonce du décès de la grande dame au rire franc et parfois féroce, descendante d’esclaves, nombreux ont été les pairs et les lecteurs plus anonymes qui ont tenu à rendre hommage « au plus grand chroniqueur de l’expérience américaine qu’ils aient connu ». Parmi eux, Christiane Taubira, qui a immédiatement écrit sur Twitter que le legs de la romancière américaine tenait aussi à l’estime de soi, vecteur de rayonnement : « C’est d’abord ce que vous nous avez offert : un tel amour pour nous-mêmes que vous nous avez rendus capables d’aimer le monde. » Jesmyn Ward (Les Moissons funèbres, Le Chant des revenants), première d’une fratrie nombreuse du Mississipi à entrer à l’université puis double récipiendaire du National Book Award, rappelait il y a quelques heures de son côté combien Toni Morrison célébrait les siens à la face du monde entier. Combien cette figure de matriarche les a aimés « quand [ils ont] et chanté, fait l’amour et dansé. […] Quand [ils ont] menti et tranché des gorges et désavoué [leurs] enfants. Elle [les] a aimés dans ce qu’ils avaient de meilleur et dans ce qu’ils avaient de brisé ». The Source of Self-Regard, qui restera donc le dernier livre de Toni Morrison, aborde notamment l’émancipation des femmes, la présence afro-américaine dans la littérature, ou encore le pouvoir du langage. Une collection d’essais qui sera traduite et paraîtra en France sous le titre La Source de l’amour-propre en octobre prochain.
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