Bruxelles, décor de séries télé: cartographie

1. Pandore © RTBF
Nicolas Bogaerts Journaliste

Elle est timide, mais elle se soigne. À la faveur de deux séries, une récente (Terre) et une à venir (Pandore), Bruxelles se laisse enfin filmer en personnage apte à projeter une identité, une atmosphère, assumant ses contradictions chaotiques. Bruxelles s’éveille.

À la différence de Paris, Barcelone ou New York, dont les bâtiments et éléments visuels emblématiques projettent instantanément leur ADN dans l’esprit des spectateurs, Bruxelles est longtemps restée coincée dans sa certitude d’être peu photogénique. Ce n’est pas faute d’attirer les tournages: d’après les chiffres transmis par screen.brussels, la structure d’accompagnement et de financement de projets audiovisuels prenant place dans la capitale, 29 séries y ont été tournées en 2021 et 25 en 2020. Mais une faible portion d’entre elles noue Bruxelles à l’intrigue. Depuis quelques années, des séries telles que Unité 42 (RTBF), Hoodie (VRT), Parlement (France TV) ou Braqueurs (Netflix), ainsi que les webséries RTBF Euh, La Théorie du Y et Frangines ont pris pour décor des « landmarks » bruxellois, captant une part de leur atmosphère. Mais Bruxelles attendait encore d’être réellement filmée, identifiée. Le patrimoine architectural de Bruxelles, ses quartiers, son dynamisme culturel, son héritage zinneke et foutraque entre diversité, romantisme sombre, surréalisme et humour grinçant demeure évanescent. Bruxelles serait-elle une grande timide, le secret le mieux gardé d’Europe?

Splendide diversité

Gaspard Giersé est historien de l’art. Avec son projet Les Visites de mon Voisin, il distille depuis 2018 ses connaissances et réflexions dans des parcours originaux, qui offrent une lecture transversale et érudite de Bruxelles, alliant urbanisme, Histoire et sociologie. Pour lui, la ville a tardé à prendre conscience de ce qu’elle pouvait représenter. « Devenue hype au début des années 2000, Bruxelles, a mis du temps pour assumer sa différence et s’assumer comme décor de cinéma. La première fiction qui, d’après moi, est parvenue à magnifier Bruxelles dans une vraie tension dramatique, c’est le film Le monde nous appartient de Stephan Streker, avec cette scène tendue tournée… dans un tunnel du centre-ville. »

Réalisée par le duo Adil El Arbi et Bilall Fallah, la série maroxelloise Terre (sur Be TV depuis décembre) dresse le portrait de la capitale dans toute sa splendide diversité, son urbanisme chaotique, son goût de l’absurde et du shmet érigé en système. Pandore (prochainement sur La Une), co-écrite par Vania Leturcq, Savina Dellicour et Anne Coesens, questionne, elle, la place de la justice et de la politique dans une ville écorchée par les scandales et le mal-être sociétal. Dans ces deux séries, la capitale de l’Europe s’éveille, s’anime dans l’arrière-plan et ses traits deviennent éloquents. Tournées notamment avec le soutien de screen.brussels, ces deux séries tissent des liens entre les protagonistes et la ville, exploitent le potentiel visuel de cette dernière, la font entrer en résonance avec le récit et, au passage, racontent quelque chose de son Histoire contrariée. Gaspard Giersé commente leur vision de Bruxelles.

1. Pandore

Gaspard Giersé: « Bruxelles ressemble à toutes les villes et à aucune à la fois. Quand on voit des images de Paris, de New York, on les reconnaît d’emblée parce que tout y est devenu identifiable. Bruxelles, c’est très différent. Il y a quelques bâtiments emblématiques mais qui, en réalité ne le sont pas tant que ça. Une ville est indissociable de son identité mais celle de Bruxelles demeure difficile à déterminer, à fixer. C’est tout et son contraire, c’est chaotique et déstructuré. Cette particularité la rend difficile à montrer honnêtement, telle qu’elle est, dans une fiction, car ces particularités prennent de la place. Cette ville, qui est en perpétuels travaux, a aussi beaucoup changé. Elle aura mis du temps à s’assumer comme décor de fiction, tel qu’elle le fait ici. »

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2. Terre

« Tous les bâtiments que l’on voit ici en arrière-plan sont récents: ceux de Bruxelles Environnement, de la Communauté flamande (et son style néo-années 30), la tour Up-Site. En gros, tout le quartier du World Trade Center bruxellois. L’image, visiblement prise depuis la bordure du Pentagone, raconte combien on a détruit pour faire de la place. Bruxelles est en construction permanente et rapide. Cette vision de la modernité s’est faite au détriment de populations qui ont été déracinées pour faire un quartier de la Défense. Les luttes urbaines du quartier Nord, à l’époque de VDB et De Pauw, pour que le WTC ne se fasse pas, ont échoué. Ça pose cette question: qui fabrique la ville? Et pour qui? J’ai fini par considérer que ce qu’on appelle la bruxellisation, c’est notre ADN et qu’on n’en sortira pas. »

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3. Terre

« Cette image avec le logo du Lunch Garden résume bien l’ambiance de la ville, les quartiers Nord ou d’Anderlecht. Beaucoup d’enseignes n’y ont pas bougé pendant 40 ans. Bruxelles a gardé un côté un peu toc, bras cassé. À Paris, un lieu comme le Parvis de Saint-Gilles serait tout beau, tout propre. Ici, on y voit une dizaine d’univers antagonistes se côtoyer. La culture bruxelloise est une culture historiquement dominée par d’autres puissances. Ça a créé une réelle humilité, un humour décalé, pas celui des puissants mais des espiègles, celui de Manneken-Pis, de Tijl Uilenspiegel. Il a fallu du temps pour qu’on se dise que cette ville a du caractère, qu’elle mérite d’être montrée, qu’il ne faut pas en avoir honte. On a passé trop de temps à se comparer, à se considérer comme un sous-Paris, un sous-Londres, un sous-Berlin. »

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4. Pandore

« Je suis sidéré que le Palais de Justice, si puissant visuellement, n’ait pas été plus utilisé au cinéma. Dans les années 60, Orson Welles aurait voulu y tourner Le Procès de Kafka et les autorités auraient refusé, considérant l’idée dommageable pour le sérieux de la justice. ça relève sans doute de l’étroitesse d’esprit de la Belgique: sans réelle fierté nationale, il n’y a pas de volonté de mettre en scène la ville. C’est un bâtiment dont on parle beaucoup même s’il n’est pas aussi emblématique que l’Atomium. On dit toujours que les travaux du Palais n’avancent pas, mais en réalité ils n’ont jamais vraiment commencé. C’est une compétence fédérale plombée par des blocages communautaires et un manque de volonté politique éloquent quant à notre rapport à l’Histoire, et au rôle de l’institution judiciaire. »

Terre, une série créée par Adil El Arbi et Bilall Fallah. Avec Yassine Ouaich, Ward Kerremans, Ahlaam Teghadouini. Disponible sur Be Tv.

Pandore, une série créée par Anne Coesens, Savina Dellicour et Vania Leturcq. Avec Anne Coesens, Yoann Blanc, Salomé Richard. À voir en février sur La Une.

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