La Théorie du Y, et plus si affinités

La série, qui pêche parfois par l'envie de trop faire trop vite, déploie toute sa sincérité, trouve les failles et y laisse passer une lumière crue, mais vitale.
Nicolas Bogaerts Journaliste

Dans sa deuxième saison, la websérie La Théorie du Y, qui explore la fluidité des sexualités, propulse son héroïne, Anna, dans une Bruxelles invisible, celles des minorités de genre et d’origine.

Tout commence par une ellipse. Des flashs montrent Anna durant son séjour à Berlin. Les crépuscules alanguis dans les parcs, les balades bière à la main, bras dessus bras dessous avec les copines, les fêtes, les amours de passage. Tout respire l’insouciance, le rêve devenu réalité. Coupure son et image: Anna, revenue à Bruxelles, a accepté un job dans l’agence immobilière paternelle et se fait présenter son superviseur. Un garçon coincé et qui porte son job en si haute estime qu’il fait plonger la nouvelle recrue dans un gouffre de doutes. En démarrant par ce contraste, Caroline Taillet et Martin Landmeters, les créateurs de La Théorie du Y, annoncent la couleur: après l’euphorie d’une bataille gagnée contre elle-même et l’étau des convenances, Anna en a d’autres à livrer.

L’une d’entre elles, fil rouge de cette nouvelle saison de la websérie signée RTBF Webcréation, est d’aller à la rencontre des invisibles, celles et ceux qui défient les assignations de genre, proclament la fluidité des sexualités, et gardent jalousement cette victoire chèrement remportée et parfois lourdement payée. Lors d’une visite dans un bâtiment géré par l’entreprise familiale, elle rencontre une communauté lesbienne regroupée autour du Boudoir, un lieu de rencontres, d’échanges, de revendications et d’expression. Anna va progressivement intégrer le monde qui gravite autour de ce café/QG, apprivoiser ses membres, susciter les curiosités ou les suspicions. Mais dans un univers LGBT qui se bat pour déjouer les étiquettes et les dénigrements, Anna découvre qu’être une bisexuelle pas encore clairement assumée n’est pas une sinécure. Le désir est loin d’être décloisonné: « C’est inévitable, il reste encore des clichés à déconstruire« , nous racontait cet été Caroline Taillet, autrice de la pièce de théâtre dont est tirée la websérie. « Et pas que dans le monde hétéro. La bisexualité, du point de vue de la communauté LGBTQI, n’en est pas exempte. »

De disputes en révélations, de débats en ébats, La Théorie du Y sillonne une Bruxelles irriguée par une fluidité de genre et de désirs invisible au plus grand nombre. Décidée à en explorer le coeur et les contours, Anna se lance dans un projet d’installation documentaire autour du plaisir féminin. Embarquant sa confidente Claire dans ses explorations. Mais la jeune photographe n’est plus l’unique centre de gravité du scénario: La Théorie du Y suit également le destin de Malik, dont Anna avait perdu la trace à Berlin. Elle le retrouve chez lui et comprend qu’il a dû, afin de préserver sa famille, refaire un tour dans le placard. Lui aussi devra batailler avec ses racines mais aussi une peine de coeur ensevelie sous une couche de non-dits, pour demeurer fidèle à lui-même.

La Théorie du Y, et plus si affinités

Diversité

Rien n’est simple dans cette seconde saison et les rixes sont aussi nombreuses que les angoisses et les coups de colère d’Anna. Léone François, l’actrice qui l’incarne, peine parfois à aller au bout des émotions de rage et des sentiments d’injustice, sans doute pas les plus faciles à rendre à l’écran. Pourtant, à mesure que son personnage gagne sa place dans ce nouveau monde qu’elle s’est choisi, la jeune comédienne électrise et transforme ses apparentes fragilités et vulnérabilités en convaincantes épiphanies. Caroline Taillet et Martin Landmeters ont eu visiblement à coeur de montrer les obstacles qui attendent encore et toujours les personnes LGBTQI, même, et parfois surtout, après leur coming out. La marche vers l’inclusivité est au long cours, mais la galerie de personnages qui s’arrêtent devant la caméra est la preuve d’une stupéfiante et stimulante diversité. Tous et toutes ne sont pas des acteurs professionnels, loin de là, et pour eux aussi, la gestion de sentiments aussi profondément ancrés dans leur vie n’est pas toujours facile à rendre à l’écran. Mais l’essentiel est, pour l’heure, de leur avoir donné la place qui leur manquait jusqu’ici. À ce titre, la prestation du comédien Salim Talbi (Malik) est à souligner, tant il opère en terrain sociologiquement miné, sans fioritures mais avec une belle intensité.

La Théorie du Y ouvre les yeux sur des communautés LGBTQI longtemps invisibles, mais dont la vivacité et la créativité ne pouvaient rester cantonnées aux niches culturelles. Caroline Taillet et Martin Landmeters ont pourtant soigneusement écarté l’idée de faire de cette saison, comme de la première, un manifeste. Ils sont trop conscients de la difficulté de la tâche et de l’importance des images, de la force des histoires qu’elles véhiculent. Ils ont plutôt choisi de montrer une multiplicité de points de vue sur une réalité dont la complexité pourra, certes, encore être approfondie. L’exploration d’un continent mouvant ne peut se faire en dix épisodes d’une dizaine de minutes. Dans ces moments qui troublent les frontières entre réel et fiction, la série, qui pêche parfois par l’envie de trop faire trop vite, déploie toute sa sincérité, trouve les failles et y laisse passer une lumière crue, mais vitale.

La Théorie du Y (saison 2): une websérie RTBF (Webcréations) créée par Caroline Taillet et Martin Landmeters. Avec Léone François, Violette de Leu, Salim Talbi. ***(*)

À voir sur Auvio à partir du 17/10.

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Dixit Céline Sciamma

« La télévision véhicule plus d’images d’amours lesbiennes que le cinéma. Dans Plus belle la vie, qui est une série extrêmement populaire, il y a eu des personnages trans, homosexuels. Il faut regarder dans le soap, c’est là aussi qu’on sent s’il y a des batailles culturelles qui ont été gagnées. Mais ce n’est pas parce que ces images sont rentrées dans le flux qu’il s’agit d’images combatives, combattantes. Ce n’est pas parce qu’il y a beaucoup de réalisatrices femmes qu’il y a beaucoup de réalisatrices féministes. C’est important que les objets ne soient pas réduits à l’avance par le regard, par celui qui les décrypte. Je vois bien que ceux qui critiquent mon travail, notamment sur mon dernier film, peuvent le faire par ce billet-là, le réduire à un film politique programmatique qui chercherait à déplier son idée du monde. Je ne vois pas les choses dans ce sens-là, comme un film-tract, des images militantes. Même si je pense que la militance peut donner des images importantes. La politique des images est pour moi vectrice de sensations, de nouveautés, de plaisir, d’émotions et pas purement d’exemplarités. »

>> Céline Sciamma rédac’ chef: le making of

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