Angèle confidential: grand entretien avec la pop star bruxelloise, sur tous les fronts en cette fin d’année
Après le triomphe et les montagnes russes émotionnelles de Brol, la Bruxelloise assure sa prise avec Nonante-cinq. Les mélodies toujours pop, mais le propos assumé plus perso.
Vendredi dernier, le jour de son 26e anniversaire, Angèle sortait Nonante-cinq, son second album. Elle l’a fait sans prévenir, une semaine avant la date officielle prévue. En concertation avec ses équipes (quand même), mais court-circuitant les plannings annoncés depuis plusieurs semaines. En quarantaine, ruminant seule chez elle son Covid, Angèle a annoncé la release surprise au bout d’un live Instagram d’une heure. L’exercice a pu rappeler la spontanéité des débuts, quand le réseau fut son premier marche-pied vers le succès. La jeune femme est ainsi apparue un verre de vin blanc à la main, le sourire éclatant, l’excitation à son maximum. Pétillante comme jamais. Raccord en quelque sorte avec la pochette de Nonante-cinq et ses montagnes russes flashy.
Le contraste avec les premières photos de presse de Brol, publié en 2018, est cocasse. À l’époque, Angèle posait le visage fermé, la moue boudeuse. « Ah oui, c’est vrai! Je ne m’étais jamais fait la réflexion« , assure l’intéressée, rencontrée le mois dernier. « Mais je n’avais jamais vraiment pratiqué ce genre de session photo auparavant. Je ne savais pas trop comment l’aborder. Je crois que je restais assez statique, parce que j’étais moi-même en train d’observer en direct ce qui se passait. Malgré tout, il y avait à chaque fois un décalage: je tirais la tronche, mais à côté d’une loutre empaillée ou avec un plat de spaghettis sur la tête. Ici, avec les montagnes russes de Nonante-Cinq, c’était marrant de me montrer tout sourire, dans un truc assez léger et direct. Je crois que j’en avais aussi besoin après les années que l’on vient de vivre… »
Cette pochette, il faut d’ailleurs bien la regarder: c’est l’un des rares endroits de pure étourderie et d’ironie pop dans un disque qui a bien plus souvent du mal à cacher ses anxiétés. « Complètement. C’est un sourire de photo de classe. Dans des montagnes russes, a priori, vous êtes toujours un peu moche, vous subissez. Là, non, je suis relax, bien maquillée, la lumière là où il faut. Avec, en même temps à côté de moi, mon double qui me regarde, anxieuse, en se demandant ce que je fous. » De fait, avant d’être une métaphore habile de l’album -un disque qui, même en faisant semblant de vriller, reste solidement accroché sur ses rails-, le rollercoaster de Nonante-cinq est surtout celui sur lequel s’est retrouvée embarquée Angèle ces dernières années…
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Fièvre et Covid
Il y a deux ans, on interrogeait Philippe Katerine sur son Duo avec Angèle. Et notamment sur l’éventuel fossé entre la vingtenaire et la Bof génération à laquelle il se raccroche volontiers. « Ah ben déjà, contrairement à nous, c’est une génération qui a du succès! » En l’occurrence, celui d’Angèle fut instantané, fulgurant, massif. Même à l’échelle de la pop, habituée aux emballements, il a pris des proportions étourdissantes. Quand la Bruxelloise passe pour la première fois au Botanique, en 2017, elle remplit la Rotonde avant même d’avoir sorti le moindre titre. Un an plus tard, le buzz n’a pas faibli. Brol n’est même que le début d’un raz-de-marée comme la scène francophone n’en a plus connu beaucoup depuis un certain Stromae. Trois Victoires de la musique, plus d’un million d’albums vendus, une tournée qui enfle mois après mois… Et forcément la sensation de perdre un moment le contrôle. « En fait, avant même d’être connue, j’ai eu très vite le sentiment que tous mes plans étaient chamboulés. Je sais que c’est dur à croire aujourd’hui, mais je me rappelle très bien dire à mon manager, il y a quelques années, que je ne voulais pas passer à la radio. J’étais jeune, je sortais de mon école de jazz (le Jazz Studio à Anvers, NDLR), la pop ne m’intéressait pas plus que ça. Ce n’est que plus tard que j’ai compris que, finalement, les petites chansons que j’écrivais n’étaient pas vraiment du jazz, que j’avais peut-être envie de les faire connaître au-delà des bars, qu’elles pouvaient m’amener ailleurs. »
Ailleurs, voire au-delà de la musique. Sur les marches du festival de Cannes ou du podium de Chanel, au cinéma ou… dans les manifestations contre les violences sexuelles (Balance ton quoi, repris en choeur). Angèle Van Laeken est alors embarquée dans un tourbillon, avec tout ce que cela peut avoir d’extatique mais aussi de perturbant. En février 2020, après quatre derniers Paris-Bercy complets, elle peut enfin appuyer sur le bouton pause. Le timing est presque « parfait »: un mois plus tard, la pandémie met de toutes façons tout le monde à l’arrêt. « Je n’ai pas dû annuler la moindre date. Ce qui est une chance immense quand je pense par exemple à mon amie Pomme, qui a dû reporter certaines dates trois, quatre, cinq fois. Donc, même si c’était un grand chamboulement pour tout le monde, j’ai pu me dire que c’était l’occasion de me poser. »
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Il ne faut cependant pas longtemps pour qu’Angèle se remette derrière son ordinateur. D’abord à Paris où elle passe le premier confinement. Puis à Bruxelles, où elle commence tout doucement à trouver le fil des nouvelles chansons. Au même moment, elle est également contactée par la superstar anglaise Dua Lipa -« On se suivait déjà l’une l’autre sur les réseaux. Quand son management a contacté le mien, tout s’est passé très facilement. À l’image de la manière dont les jeunes fonctionnent aujourd’hui, sans grandes maisons de disques derrière, ni toute une stratégie commerciale déjà prête. J’en suis la première étonnée » (rires). Sorti il y a un an, leur duo Fever n’a eu aucun mal à cartonner. Sans doute en partie parce que la rencontre a eu tout l’air en effet de dépasser le simple gimmick marketing. « On est nées à quelques mois d’écart seulement, on fait le même métier, qu’on a démarré plus ou moins au même moment, etc. Les échelles sont évidemment totalement différentes. Son succès est vraiment planétaire. Mais c’était aussi ce qui était rassurant. Voir qu’on pouvait être très connue, bien plus que moi, et rester humain, les pieds sur terre. »
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Cette expérience internationale aurait pu donner des idées à Angèle. Par exemple, celle d’ouvrir un carnet d’adresses désormais bien rempli. Mais Nonante-cinq évite soigneusement de s’emballer. À la manoeuvre, l’équipage est resté le même que sur Brol, par exemple. Pour faire court, c’est en binôme avec le producteur français Tristan Salvati qu’Angèle a conçu son nouvel album. « On aurait pu appeler du monde. Mais honnêtement, à deux, c’est déjà beaucoup. D’autant que Tristan et moi, on est un peu des excités. On blague, on rigole, on court partout, on se roule par terre. Il faut parfois nous canaliser. » La plus grosse partie du disque a été enregistrée aux studios ICP, à Bruxelles. Ce qui a permis d’élargir un peu la palette d’instruments: guitare, mellotron, etc. « Brol avait été fait principalement sur l’ordinateur, donnant quelque chose de finalement assez minimaliste. Cette fois, j’avais envie de m’amuser, d’aller plus loin. » Mais là encore, sans non plus gonfler outre mesure la voilure ou s’éloigner très longtemps de la palette initiale.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Sous contrôle
La belgitude assumée du titre du disque est en outre un rappel de son ancrage. En 2017, la reprise du Bruxelles de Dick Annegarn avait déjà donné une première visibilité à la chanteuse. Quatre ans plus tard, Bruxelles, je t’aime a servi de la même manière de locomotive au nouvel album. Où Angèle se permet au passage de chanter en néerlandais. « Bien sûr, quand je leur ai fait écouter le titre, mes distributeurs français ont tiqué: « Vous êtes sûrs, pour le pont en néerlandais?« . Mais j’ai tendance à faire confiance à mon instinct. » En février 2020, lors de la cérémonie des Mia’s, les Victoires de la musique flamandes, le Ministre-Président nationaliste Jan Jambon, après avoir été déjà hué pendant une bonne partie de la soirée, remettait à Angèle le prix du tube de l’année (l’une des cinq récompenses empochées ce soir-là). « Oh oui, je n’étais pas là en plus, j’étais en concert en France. Heureusement, en fait. Je crois que je n’aurais pas été forcément très à l’aise (rires). Depuis le début, j’ai toujours été ultra-honorée de pouvoir aussi toucher un public flamand. D’où ce passage dans Bruxelles, je t’aime. Quand je l’écris, ça vient du coeur, c’est très naïf. Je ne m’attendais pas par exemple à ce que ça trouve un écho, que les médias belges retiennent le passage sur la séparation du pays. Plus tard, Tristan m’a d’ailleurs dit: « Tu vois, même quand tu veux faire des chansons légères, tu réussis à glisser des messages« . » (rires)
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
L’autre morceau plus clairement « engagé » de Nonante-cinq est Tempête. Évoquant les violences conjugales, il a été écrit « pendant le premier confinement, à un moment où l’on voyait exploser les chiffres concernant des faits que l’on perçoit encore trop comme relevant de la sphère privée. Qui plus est, en responsabilisant souvent la victime, en se demandant pourquoi elle reste. » Tempête reste cependant une exception dans un disque où les enjeux sont beaucoup plus personnels. Déjà sur la réédition de Brol, les nouvelles chansons avaient pu indiquer que le temps de l’innocence était révolu (Insomnies). Sur Nonante-cinq, Angèle dort visiblement toujours aussi mal (Mauvais rêves), le coeur en vrac (Solo, On s’habitue, Taxi). Avec sa ligne de clavier à la Tame Impala, le nouveau single, s’intitule, lui, Démons, en duo avec Damso. Dans le documentaire qui lui est consacré, disponible actuellement sur Netflix, Angèle évoquait précisément « les démons » que le confinement lui a permis d’affronter. De quoi voulait-elle parler exactement? « Disons que j’ai pu me poser et me confronter aux peurs que j’avais. Et surtout réfléchir au sens que je pouvais donner à cette vie que j’avais choisie. Chanter, écrire, composer, jouer sur scène, c’est ce que je veux et ce que j’ai besoin de faire. Mais comment continuer sans que ça ne devienne un poids, comme ça a pu l’être par moments? Comment faire pour reprendre le contrôle de ma vie? »
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
En tout cas, visiblement pas en bottant en touche. Même piloté en interne, le documentaire Netflix revient par exemple sur les accusations d’agression sexuelle contre Roméo Elvis, son frère, auxquelles Angèle a été forcée de réagir; ou sur les pressions de la presse people, qui finira par révéler sa relation avec une autre femme. De la même manière, Nonante-cinq se présente comme un projet plus intime. Comme si plus elle se retrouvait dans l’oeil du cyclone, plus l’artiste était appelée à se livrer. « Oui, il y a quelque chose de paradoxal là-dedans, je suis d’accord. Mais je me demande si ce n’est pas justement une manière de reprendre le contrôle. Quand je parle de mes failles, je le fais, moi, à ma manière, ça ne me dérange pas. Pareil pour le documentaire. Je m’expose énormément. Mais sur des sujets qui ont de toutes façons été discutés. Au moins, je garde la main sur le récit, tout en restant dans la sincérité. »
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
C’est toute l’Histoire de la pop: l’artifice et les paillettes du divertissement n’ont jamais empêché de se dévoiler -au contraire, ils ont même souvent permis de se mettre à nu derrière le masque. Le jeu d’équilibriste s’avère toutefois nettement plus délicat quand l’artiste et la personne portent par exemple le même prénom. « Angèle, racontait déjà l’intéressée en 2017, ce n’est pas qu’un personnage. C’est aussi complètement moi. C’est peut-être même ça le problème… » Quatre ans plus tard, ça l’est encore en partie. Le documentaire Netflix tente la synthèse entre les deux versions. À l’inverse, la pochette de Nonante-cinq propose quatre modèles différents d’Angèle: légère, méfiante, terrifiée ou extatique. À l’écoute, on n’est pas certain que l’une d’entre elles a vraiment pris l’ascendant sur l’album.
Au fond, à désormais 26 ans, Angèle a raison d’expliquer qu’elle se sent entre deux âges, à la fois icône millennial -« boomers versus jeunesse« , chante-t-elle sur Pensées positives-, et en même temps déjà tournée vers la trentaine -« Moi qui pensais être à la pointe de la nouveauté, je ne comprends toujours rien à TikTok » (rires). D’où un disque sans doute un peu de transition, qui revendique autant ses légèretés que ses angoisses. Pour aller où? à voir. En attendant, Nonante-cinq a mis tout en place pour offrir à Angèle un tour de montagnes russes supplémentaire…
Angèle, Nonante-cinq, distribué par Angèle VL Records. En concert entre autres le 16/05 et du 19 au 22/12, à Forest National. ***
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici