Anderson .Paak, à point nommé

Anderson .Paak © PG
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

C’est l’une des révélations de ce début d’année. Tuyauté par Dr Dre, Anderson .Paak sort enfin de l’ombre avec Malibu, petite pépite de soul-R’n’B, carburant aux good vibes. Rencontre.

Il n’y a pas 36 manières d’ouvrir un album. La musique peut soit foncer tête baissée, avec pour but de marquer directement les esprits, d’agripper instantanément l’oreille. Soit, à l’inverse, prendre le temps de poser ses affaires, en arrivant paisiblement sur la pointe des pieds. A cet égard, rares sont les disques à prendre autant de précautions que Malibu, le dernier album d’Anderson .Paak, l’un des plus rafraîchissants de ce début d’année. Une batterie timide, hésitante, un riff de guitare aérien, une basse qui semble accompagner le roulis marin: on entendrait presque l’océan…

A y repenser, un autre album récent démarre également de la même manière, posée, légère, délicate. En ouvrant The Life of Pablo avec le morceau Ultralight Beam, Kanye West ose une lente marche gospel dépouillée, tout en sobriété. La comparaison s’arrête toutefois là. Difficile même d’imaginer deux disques aux états d’esprit plus éloignés. Aux agitations névrosées qui dominent les dernières musiques du rappeur mégalo, Anderson .Paak oppose l’humilité d’une soul feelgood et bienveillante.

Le premier fait plus de bruit que le second? Certes. Mais si Mr. West est passé maître dans l’art d’occuper les conversations, .Paak a su malgré tout lui aussi créer le buzz. A tout juste 30 ans, il n’était pas trop tard. Mais il était temps. Cela fait en effet un moment que l’intéressé squatte dans les parages, outsider obstiné de la scène rap/soul de la côte Ouest américaine. Il aura en fait fallu l’intervention d’un certain Dr Dre pour que sa cote grimpe tout à coup en flèche.

C’était l’été dernier. Dre, milliardaire du rap, producteur hip hop blindé de tubes, faiseur de miracles pour Eminem, Snoop Dogg, The Game, 50 Cent… et entrepreneur malin (les casques Beats), sortait Compton, son premier véritable album en seize ans. Un disque solide, au casting quatre étoiles. Au milieu des vedettes confirmées, un nouveau nom avait ainsi particulièrement retenu l’attention: celui d’Anderson .Paak, présent sur pas moins de six titres! A ce stade, ce n’était même plus une promotion, mais carrément une rampe de lancement. L’intéressé saura en profiter.

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Anderson .Paak va en effet accélérer le bouclage de son album Malibu (successeur d’un premier Venice paru en 2014). Publié au début de cette année, le disque a accumulé depuis les bonnes critiques. Quand on le rencontre le mois dernier, .Paak entame alors officiellement sa tournée européenne à Bruxelles. Encore inconnu il y a quelques mois à peine, il a rempli l’Orangerie en deux temps trois mouvements -et aurait même pu s’acquitter d’une seconde date sans problème, tant la demande était importante. Quelques jours plus tôt, son live au Grand Journal de Canal+ a encore un peu plus excité les curiosités. C’est en effet sur scène que .Paak finit de convaincre: sa voix (son grain, son aisance), sa fluidité scénique, son engagement, la facilité avec laquelle il enchaîne les rôles (il danse, chante, joue de la batterie)… S’il ne révolutionne peut-être pas le genre, .Paak a ainsi le mérite, devenu rare aujourd’hui, de pratiquer une soul-R’n’B classique, mais qui ne se sent pas obligée de passer par la case vintage…

Air de famille

C’est peut-être une question de background, d’historique personnel. Plus encore que dans les autres genres, on attend en effet de la soul qu’elle se soit nourrie de l’expérience intime. A disséquer le parcours d’Anderson .Paak, il y a de fait matière à exorciser. Dans Bird, il chante notamment: « Papa was a goner », Papa était paumé, et plus loin encore, sur The Season/Carry Me: « When I look at my tree, I see leaves missing/Generations of harsh living and addiction »D’addiction, il est en effet question du côté du paternel: soldat dans la Navy, il a été viré de l’armée à cause de sa consommation de joints. Problématique, elle deviendra une réelle dépendance. Dans un récent entretien pour Pitchfork, Anderson .Paak explique comment la drogue avait pu finir par rendre son père violent. Y compris envers sa mère, qui prendra régulièrement des raclées. Alors qu’il n’a que 7 ans, .Paak voit ainsi son père voler en prison. Quand il le retrouvera, ce sera pour suivre son cercueil…

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Née en Corée, sa mère est, elle, adoptée aux Etats-Unis dans les années 50, et grandit sur la côte Ouest, en Californie. « Elle ne connaît pas grand-chose de sa culture d’origine. Pendant ses études, elle a pu partir sur place. Elle a même essayé de retrouver sa famille biologique. Sans résultat… » Plus tard, sa mère donnera naissance à trois filles et un garçon. La famille vit du côté d’Oxnard, banlieue pépère essentiellement blanche et latino, à 50 kilomètres de Los Angeles. Avec son nouveau mari, elle se lance dans la culture de fraises. Mais accusée de fraudes à l’impôt, elle écopera d’une peine de quatorze ans de prison. Quand sa mère est envoyée derrière les barreaux, .Paak a alors 17 ans, trois grandes soeurs qui peuvent éventuellement le dépanner, mais surtout la musique pour l’élever… « Je n’ai jamais vraiment eu d’autre passion. A l’école, je ne pratiquais aucun sport. J’étais le petit gros qui faisait le clown en classe. J’étais aussi le seul Black dans mon école. Du coup, je pense que j’ai eu besoin d’un truc à moi. » Mais pourquoi la musique en particulier? « Je ne sais pas. Cela faisait simplement partie de mon quotidien. Comme la nourriture que l’on mangeait ou les vêtements que l’on portait, la musique était là partout, tout le temps. Ma mère écoutait pas mal de funk: Earth, Wind & Fire, Curtis Mayfield, Stevie Wonder… Mes grandes soeurs étaient plus dans le hip hop et le R’n’B: A Tribe Called Quest, De la Soul, Jodeci… Mais aussi des trucs plus rock, comme Nirvana. La musique me servait un peu de refuge. J’avais besoin de quelque chose dont je puisse être fier. Quand j’ai trouvé la batterie, cela a été un moment merveilleux. »

A 11 ans, Anderson .Paak veut en effet se lancer. Au cours de musique, il lorgne d’abord le saxophone –« Ça m’avait l’air d’être un instrument très mélodieux et très romantique, que j’aurais pu jouer seul au coin de la rue, pour séduire les filles » (rires). Mais toutes les places sont déjà prises. Reste la grosse caisse, très impressionnante, mais fort monotone. Un jour, son beau-père ramène une vraie batterie à la maison. « J’ai voulu essayer. Je me suis senti directement à l’aise. Cela me semblait la chose la plus naturelle au monde. Je me rappelle que ma mère est arrivée et a commencé à danser. Je ne l’avais jamais vue comme ça! Tout à coup, je réalisais que je pouvais faire réagir les gens avec la musique, que je pouvais les faire bouger. Plus tard, j’ai même compris que cela pouvait affecter leur humeur ou même les soigner… La musique est devenue une véritable obsession. Je ne voulais plus faire que ça. « 

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Sur les conseils d’une cousine, il se rend également à l’une des rares églises baptistes noires du coin, pour y rejoindre l’orchestre. Non pas qu’on soit spécialement religieux dans la famille: « Je n’avais jamais réellement assisté à une messe, par exemple, mais en me rendant là-bas, j’ai trouvé quelques-uns des musiciens et des chanteurs les plus incroyables que j’avais jamais pu entendre. » Par ailleurs, quand il s’agit de soul music, il n’y a probablement pas meilleure école, a dû également se dire l’intéressé. Pour apprendre la musicalité, le feeling. Et puis le reste aussi. « J’y allais tous les dimanches. Mais je ne pouvais pas juste me pointer pour jouer. Donc je suivais les cours, j’écoutais les sermons du pasteur, etc. C’était bon pour moi. Cela m’a permis de développer mon « corpus » moral, d’apprendre différentes choses. Je ne dis pas que la religion est devenue quelque chose d’énorme pour moi. Mais je crois en Dieu. Et au fait que… vous pouvez faire des choix, prendre votre vie en main, être le « capitaine » de votre propre destinée. En gros, aussi longtemps que la religion apporte quelque chose de positif à l’individu, qu’elle rassemble les gens plutôt qu’elle ne les divise, cela ne me pose pas de problème. Je suis même content d’avoir grandi là-dedans, cela m’a donné de bonnes fondations. » Autant musicales que spirituelles donc. Anderson .Paak en aura bien besoin.

Mise au point

Les voies du succès sont en effet rarement une autoroute à quatre bandes. Bien plus souvent, il est question de voies secondaires, d’impasses et de déviations à répétition. Schéma classique: à côté de la musique, Anderson .Paak commence par enchaîner les petits boulots: « Employé de bibliothèque, magasinier dans des épiceries, boutiques de chaussures… J’ai également travaillé dans un centre pour personnes handicapées: je changeais leurs draps, je leur donnais leurs médicaments, je les emmenais en promenade… »

A 20 ans, il se marie. Divorce quelques mois à peine plus tard. Au music college, il se lie avec une autre musicienne, étrangère, venue de… Corée. « En fait, plus que ma mère, c’est elle qui m’a un peu appris la culture, la langue. » lls emménagent ensemble, font un enfant. Mais ils sont loin de rouler sur l’or. D’autant que le dossier à constituer pour pouvoir rester aux Etats-Unis coûte cher. Au même moment, .Paak se fait virer de son boulot (dans une plantation de marijuana). Les dettes commencent alors à s’accumuler. La petite famille se retrouve bientôt à la rue, squattant chez les uns et les autres. « I was sleeping on the floor, newborn baby boy/Tryna get my money pot, so wifey wouldn’t get deported », chante-t-il ainsi sur The Season/Carry Me. Titre pivot de Malibu, il raconte encore comment, fauché, .Paak n’avait même plus d’argent pour payer son permis de conduire, et sera dès lors empêché de voir sa mère en prison (« They wouldn’t let me in because my license suspended/Now I’m scraping the pennies just to kiss you on your cheek »).

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Malgré tout, le musicien s’accroche. « De toute façon, je n’ai jamais eu de plan B. » Sous le nom de Breezy Lovejoy, il collabore à plusieurs projets et sort deux premiers albums. Deux coups dans l’eau. « En 2012, je suis rentré de tournée. Et rien ne s’était passé. J’en étais toujours au même point. On m’a fait comprendre que je m’étais peut-être trop dispersé. Brian Lee (manager du rappeur Dumbfoundead, NDLR) m’a conseillé de simplifier ma vie, de me concentrer sur une seule chose à la fois. » Pendant six mois, il s’impose une routine, bosse tous les jours sur de nouveaux morceaux. « Avant cela, je n’avais pas de vision claire, pas d’éthique de travail. J’ai voulu changer ça. »

Au bout d’une telle trajectoire, la musique d’Anderson .Paak aurait pu ruminer ses frustrations. A la place, Malibu propose une soul vulnérable, toujours positive, incapable de s’apitoyer ou se plaindre. Sur The Bird, .Paak raconte: « I choose to follow what the greatest do ». « Des personnes comme ma mère. Ou des artistes comme Jimi Hendrix, D’Angelo, Prince, The Beatles, Stevie Wonder, David Bowie (il reprend l’intro de Let’s Dance en concert, NDLR), etc. » Le point commun? « Ce sont des gens qui n’ont pas peur, même quand ils choisissent d’aller à contre-courant. » A cet égard, la sérénité de Malibu paraît en effet souvent nager à contre-sens de l’époque anxiogène. « En même temps, j’avais l’impression qu’avec des disques comme le dernier de D’Angelo, celui de Kendrick Lamar ou même le Compton de Dre, il arrivait au bon moment », partageant la même volonté de commenter l’expérience noire aux Etats-Unis avec obstination, mais sans acrimonie -comme Stevie Wonder a pu le faire dans ses albums majeurs des seventies.

Le disque n’abandonne pas pour autant l’idée de varier les plaisirs, se baladant entre instantanéité pop, sucrerie funky (Am I Wrong), rengaine (néo)soul (The Waters, Celebrate), ou attitude hip hop (Room in Here)… Mais le propos, lui, ne varie pas. Où il s’agit de tirer le plus honnêtement possible les leçons des épreuves, de transcender les difficultés en quelque chose de constructif. Aussi simple que ça.

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Symbole de ce changement d’état d’esprit, Anderson .Paak a décidé ainsi de reprendre son vrai nom. Avec toutefois une particularité en plus: le point placé avant son nom de famille. « Il est là pour me rappeler de toujours porter attention aux détails. De ne jamais en faire moins. Que je dois au contraire continuer à bosser dur et à apprendre. Aujourd’hui, j’ai l’impression que les choses bougent. Mais j’ai dû énormément travailler pour cela. Ce point est une manière de ne pas l’oublier. Pour moi et pour les autres. D’ailleurs, quand les gens ne le mettent pas, cela en dit tout de suite beaucoup sur eux. C’est une sorte de test (rires). »

ANDERSON .PAAK, MALIBU, DISTR. STEEL WOOL.

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