Décryptage: Kanye West, cette géniale tête à claques que l’on adore détester

Kanye West © DR
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Plus que jamais, Kanye West divise. Rappeur génial qui, mieux que les autres, a su capter l’esprit pop contemporain? Ou troll mégalo de plus en plus déconnecté de la réalité? The Life of Pablo, son 7e album, relance le débat…

Le jour où Kanye West décida qu’il deviendrait rappeur, il comprit très vite une chose. Avec son parcours familial plutôt classe moyenne, il ne pouvait pas espérer jouer les gros bras sortis de la rue ou les ex-dealers reconvertis dans le rap game (pour rappel, à l’époque où sort son premier album, The College Dropout, en 2004, c’est 50 Cent, et ses neuf impacts de balle dans le buffet, qui décolle avec Get Rich or Die Tryin’…).

Alors Kanye West misa sur une autre carte: plutôt que de jouer la petite frappe qu’il n’était pas, il deviendrait le rappeur à l’ego le plus surdimensionné. Certes, il y avait là aussi de la concurrence. Mais sur ce terrain-là, il savait qu’il pouvait mettre tout le monde à terre. Et c’est en effet ce qu’il fit. A défaut d’être le meilleur, il deviendra le plus grand.

Cette ambition, il l’a travaillée à coups d’albums aventureux (808s & Heartbreak), voire carrément brillants (My Beautiful Dark Twisted Fantasy). Mais pas seulement. Ainsi, pour chaque audace artistique, Kanye West ira également de son dérapage médiatique plus ou moins contrôlé. De déclarations tonitruantes (son coup de gueule en direct contre Bush Jr au moment de Katrina, en 2005) en statements extravagants (West montant sur scène pour interrompre Taylor Swift, lors des MTV Awards 2009), le rappeur a en effet passé son temps à multiplier les sorties matadoresques. Avec de l’humour -parfois-, un goût de la provoc -assurément- et une bonne dose d’inconscience -surtout. Au point d’en faire l’un des personnages centraux de la culture pop: Kanye West, cette géniale tête à claques que l’on adore détester.

Scary monster

S’il en fallait encore une illustration, la manière dont a été gérée la sortie de son nouvel album, The Life of Pablo, est exemplaire. Rarement un disque aura connu d’atterrissage plus chaotique. Annoncé puis repoussé à maintes reprises, l’objet a changé plusieurs fois de titre: de So Help Me Go à SWISH en passant par Waves pour finalement s’arrêter, la veille de la date officielle (!), sur son titre final. Agendé au 12 février, The Life of Pablo verra sa tracklist régulièrement modifiée, apparemment jusqu’au tout dernier moment, pour finalement atterrir le 14 février sur la plateforme de streaming Tidal

Trois jours auparavant, le maestro donnait un premier aperçu du disque, à New York, lors d’un grand barnum dont il a le secret (retransmis notamment sur les écrans de plusieurs Kinepolis belges). Pour l’occasion, Mr. West avait loué le Madison Square Garden. En y organisant à la fois une écoute de The Life of Pablo, et la présentation de sa nouvelle collection de mode, Mr. West n’a pas seulement donné une nouvelle preuve de sa mégalomanie: il a aussi offert l’un des momentum pop les plus étranges de ces dernières années. Il fallait le voir débarquer, se frayant un chemin dans les travées de la salle, pour venir simplement brancher son laptop sur la table de mixage; ou assister à l’improbable lever de rideau, dévoilant des dizaines de mannequins, exclusivement noirs, debout, immobiles, statues vivantes alignées sur trois promontoires en pente. Un « spectacle » à la fois fascinant, mais aussi absolument grotesque: dans les tribunes, les Kardashian en famille royale, tout de blanc vêtus; lui se lançant dans l’un de ses longs speechs, terminant la soirée en annonçant la sortie prochaine d’un jeu vidéo, Only One, ayant pour personnage principal, sa « mère, galopant sur un cheval, jusqu’aux portes du paradis »

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Du pur Kanye, pour le meilleur et pour le pire, avec cette capacité insensée à tendre le bâton pour se faire battre. Aujourd’hui peut-être plus que jamais. Au point d’ailleurs que même ses plus grands fans commencent à s’inquiéter. Comme quand Yeezy relance la bisbrouille avec Taylor Swift (« I feel like me and Taylor might still have sex/Why, I made that bitch famous », sur le nouveau morceau Famous). D’aucuns ont également critiqué la mise en scène du show fashion: responsable du « happening », l’artiste Vanessa Beecroft s’est notamment inspirée pour son dispositif d’une photo d’un camp de réfugiés rwandais, lors du génocide de 1995. Une référence de mauvais goût? L’une des modèles, présentes au Madison Square Garden, a témoigné, anonymement, sur le webzine Jezebel. Visiblement, elle ne s’attendait pas à ça: « Quand je suis montée dans le bus, j’ai commencé à remarquer qu’il n’y avait que des Noirs à bord. Quand on est arrivés dans le hangar, j’en ai eu la confirmation. Il n’y avait pas un seul Blanc ni même d’Asiatique ou d’Hispanique. […] Il s’est avéré que l’une des instructions était de figurer un camp de réfugiés rwandais. A ce moment-là, mon esprit était en train d’imploser. J’étais épuisée. J’étais debout depuis des heures. Je n’en pouvais honnêtement plus. Je me disais: « Je ne peux pas croire que Kanye nous a habillés en réfugiés, que l’on soit censés arborer un air triste, rempli de colère. » »

Après avoir longtemps collaboré avec Kanye West, le rappeur Rhymefest a préféré prendre ses distances récemment. Dans une série de tweets, il explique notamment que son « frère a besoin d’aide », « de conseils à la fois sur le plan mental et spirituel ». West le serait-il définitivement? Commencerait-il à payer le prix de son agitation permanente cette dernière décennie?

Le mois dernier, Kanye a été l’un des premiers à réagir à la disparition de David Bowie. Tout sauf étonnant, ont soulevé plusieurs médias, tant West semble être l’artiste le plus à même de chambouler aujourd’hui la pop, comme le Thin White Duke l’avait fait avant lui. Contestable? Largement. Il n’empêche: avec Bowie, West partage au moins cette capacité à se confronter à « l’hénaurme », à ne pas avoir peur du ridicule.

Pour l’icône anglaise, issue d’une famille ballottée en partie par les troubles mentaux, c’était en plus une manière d’affronter, et défier même la folie. Peut-être, après tout, cela vaut-il également pour le rappeur américain. A la fin de son témoignage, la participante au happening du Madison Square Garden expliquait ainsi: « Au bout du compte, je me suis dit qu’il était dingue. Je crois d’ailleurs qu’il raconte à un moment dans l’un de ses morceaux: « Citez-moi un génie qui n’était pas fou ». Je me souviens avoir entendu ces mots quand j’étais sur la scène. Et à ce moment-là, j’ai compris. OK. Citez-moi un génie qui ne soit pas fou… »

KANYE WEST, THE LIFE OF PABLO, DISTR. UNIVERSAL. LIRE LA CRITIQUE.

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