La colossale influence du jeu de rôle sur le jeu vidéo
Baldur’s Gate 3 et Wasteland 3 mettent en lumière la colossale influence créative des jeux de rôle papier sur la narration gaming. Ou comment les récits doués, empathiques et adultes du jeu vidéo leur doivent (presque) tout.
La trouille du game over et la nature interactive des jeux vidéo éveillent souvent chez le joueur un profond attachement envers son avatar. Dans certains blockbusters récents, cette affection glisse doucement du divertissement à la prise de conscience. Exit les chasses aux trésors simplistes de Lara Croft ou les sauvetages amoureux de Mario. Avec doigté, The Last of Us Part 2 impliquait ainsi, il y a peu, le joueur dans un deuil bloqué au stade de la colère. Peu avant le confinement, Death Stranding d’Hideo Kojima détaillait, lui, l’importance du lien social pour l’humanité. Autant d’intrigues d’une remarquable compassion qui n’auraient jamais vu le jour sans l’avènement des jeux de rôle papier (JdR) des années 70.
Mis en avant cet été par la série documentaire High Score sur Netflix, cet héritage a priori lointain reste d’actualité. Baldur’s Gate 3 et Wasteland 3, les sorties événements de cette rentrée tentent ainsi de reproduire, avec une étonnante méticulosité, les sensations d’un jeu de rôle papier. « Que ce soit le tatouage sur son petit doigt, sa chaîne en or ou encore son pantalon moulant en polyester, tout sur cet homme dégage l’impression qu’il est capable d’obtenir ce qu’il veut. Et c’est vous qu’il veut. » Sur les terres post-apocalyptiques gelées de Wasteland 3, ce genre de descriptions textuelles domine les rencontres et les découvertes importantes. On plonge dans ce RPG tactique comme dans un bon livre. Et ces textes en pagaille dopent l’imagination. Exactement comme le ferait, de vive voix, le maître de jeu d’un JdR, face à ses joueurs.
Proposant comme missin de corriger les (grands) enfants turbulents d’un chef de clan local baptisé « le Patriarche », Wasteland 3 déclare sa flamme aux JdR via une grammaire ludique à la complexité proche des épais livres de règles de classiques comme Dungeons & Dragons ou Call of Cthulhu. Les choix des joueurs y modèlent durablement son univers loufoque et barge. Laisser en vie un scientifique fou (dont on vient d’affronter les clones) permet par exemple de grossir les rangs de son équipe. Créer un personnage plus réfléchi que bagarreur permet de répondre avec tact à une situation tendue pour finalement éviter le bain de sang. Exactement comme dans des sagas -plus orientées action- comme Mass Effect, The Witcher ou Skyrim.
Un personnage, mille chemins
Plus modestement mais avec autant de passion, GreedFall des Français de Spiders empruntait lui aussi cette voie, l’an dernier. Planté dans un XVIIe siècle fantastique rongé par une infection incurable, cet action RPG déballait des quêtes insulaires et colonialistes à résoudre au choix par la corruption, la ruse, la persuasion et même la création d’objets (via de l’artisanat ou de la science). Soutenir certains groupes politiques au détriment d’autres orientait l’issue de son scénario.
« Mon expérience de maître de jeu et de scénariste sur des jeux de rôle de papier et grandeur nature m’a appris à construire ma narration de manière ouverte. Je ne parle pas de choix binaire demandant d’opter pour un chemin ou un autre mais bien de micro-choix perpétuels qui impacteront l’histoire, analyse Jehanne Rousseau, directrice de Spiders, studio qui compte une série de RPG consoles et PC remarqués comme The Technomancer. Crocheter une serrure, assommer un garde ou se faufiler par une fenêtre pour pénétrer une forteresse ne fera pas réagir le seigneur en place de la même manière. C’est un exercice très particulier que des auteurs issus de la télé ou du cinéma peinent à assimiler car ils ont l’habitude de concevoir des histoires linéaires où ils sont maîtres de la narration. »
Cette arborescence d’histoires possibles simule en fait, du mieux qu’elle peut, un des attraits majeurs des jeux de rôle sur table: l’ouverture infinie de ses scénarios improvisés. Car si le maître de jeu imagine bel et bien une trame principale à son intrigue, libre aux participants d’en dévier à tout moment. À la fois auteur, conteur et acteur, le maître de jeu (MJ) d’un jeu de rôle papier joue également aux juges appliquant les règles de son univers avec plus ou moins de sévérité.
Mario et la ligue d’impro
« Le jeu vidéo souffre toutefois de limites face à son homologue papier. Les gamers n’y ont pas la même liberté car toute action doit y être réfléchie et scriptée à l’avance par les développeurs, poursuit Jehanne Rousseau. Dans un jeu de rôle traditionnel, si un joueur a une idée d’action saugrenue, le maître de jeu peut toujours improviser et demander un jet de dés pour voir si elle réussit. La contrepartie de cette liberté amène parfois des joueurs à dévier totalement de l’histoire du MJ pendant des heures. »
Le maître de jeu donne donc de la voix aux personnages non joueurs du récit qu’il a imaginé. Incarnant des protagonistes (dont ils ont défini au préalable les points forts et faibles), les participants réunis autour de la table lui répondent et réagissent, oralement. De quoi donner à ces échanges un parfum de théâtre. D’aucuns relient d’ailleurs les jeux de rôle sur table aux improvisations théâtrales de la commedia dell’arte au XVIe siècle, peuplées de personnages archétypaux masqués (Arlequin, Pantalon…). Autre influence phare des JdR, le jeu de stratégie historique Diplomacy intégrait pour la première fois dans les années 60 des échanges sociaux dans ses règles…
« Dans le jeu vidéo, le rapport à la règle n’est pas le même. Les jeux de société demandent eux une phase d’assimilation des règles à la fois cérébrale et sociale, note Olivier Grégoire, chargé de projets et attaché ludothèques à la Cocof. On rentre donc dans un jeu de société par son apprentissage. Une intelligence collective se forme autour de la table de jeu, elle permet d’entrer en contact avec les participants à travers des gestes, un jet de dés, un mouvement de pion. Le jeu vidéo n’entretient pas ce rapport à la règle. »
Héros ou ordure?
Malgré ces différences, les jeux de rôle papier ont bel et bien élevé l’intellect du jeu vidéo. Dans les années 70, les récits et le gameplay de ces derniers se réduisaient souvent à des explosions spatiales (Space Invader, Defenders…). Mais à la fin de cette même décennie, plusieurs créateurs se sont inspirés des JdR (alors en pleine ascension) pour développer des jeux de rôle textuels puis graphiques séminaux. Fan de Donjon & Dragons, Richard Garriott est sans doute le plus connu d’entre eux. Carte du monde, héros à personnaliser, village tapissé de magasins… Sa série Ultima a posé les bases des RPG gaming. Le créateur s’est toutefois rendu compte qu’à force de laisser trop de liberté à ses joueurs, ces derniers se comportaient souvent de manière crapuleuse pour réussir. Et Garriott de punir les mauvais comportements des gamers sur Ultima IV en 1985…
« Je trace rarement une dualité entre le bien et mal comme dans un Star Wars. Faire la morale aux gens est tendancieux. Dans GreedFall, le joueur incarne un colon qui débarque dans un pays peuplé depuis longtemps. Libre à lui d’être humaniste ou de se comporter comme une crapule, insiste Jehanne Rousseau . Je ne le punis donc pas dans ce dernier cas. Mais des conséquences logiques émaneront de ce choix: la frange la plus extrémiste des natifs sera par exemple hostile envers lui. »
Parabole du fascisme rampant, de la peur du réfugié et de la répression policière, Wasteland 3 brasse lui aussi des thèmes contemporains, sans trop se prendre au sérieux. On y croise ainsi des factions vénérant Ronald Reagan et autres sectes de clowns tueurs. Un commentaire social très fréquent dans le monde des rolistes sur écrans. Y compris au Japon, comme en témoigne le récent Final Fantasy VII Remake, qui creusait la question des effets secondaires d’un terrorisme écolo pour la juste cause. « Avec GreedFall, je me suis amusée en reprenant des notions d’arguments nationalistes dans la bouche des natifs qui se demandent ce que viennent faire ces gens chez eux, note Jehanne Rousseau. Mon idée était de soulever des questions liées à l’actualité chez le joueur, notamment à propos du nationalisme et de la colonisation qui laisse encore aujourd’hui des cicatrices importantes. »
Cartes, stratégie, mode d’emploi
Action RPG à la Zelda, RPG au tour par tour à la Final Fantasy (période 90’s), monde ouvert sauce The Witcher… Notamment influencé par Colossal Cave Adventure en 1976 (jeu d’aventure textuel séminal de William Crowther), Richard Garriott a marqué une génération entière de game designers . Ces derniers se sont ramifiés vers des sous-genres piochant également leurs influences dans d’autres jeux de société. L’importance du terrain (pour se mettre à couvert notamment) et des déplacements sur damier des unités de Wasteland 3 descend ainsi des wargames sur plateau, simulations de guerre d’abord utilisées à des fins militaires au XIXe siècle (puis pour se divertir un siècle plus tard).
S’inspirant également de ce dernier genre, les Liégeois d’Abrakam y ont ajouté le phénomène des jeux de carte de Magic sur Faëria. L’ADN de ce jeu (qui vient d’être adapté sur consoles de salon) mélange donc des déplacements stratégiques sur un plateau et des duels de cartes savantes. « Le rôle des jeux de société fut fondamental dans la création de Faëria. Non seulement pour notre inspiration de base mais aussi lors de la création de son gameplay hybride. Avant de nous lancer dans le développement, nous avons sillonné des clubs de jeux de rôle et des événements avec des prototypes en carton et en pions du jeu sous le bras. Ça permettait notamment de voir si les gens comprenaient nos règles« , se souvient Jean-Michel Vilain, le cofondateur d’Abrakam qui travaille actuellement avec Richard Garfield (le créateur de Magic) sur Rogue Book, un nouveau jeu de cartes digital et offline.
« On s’est finalement retrouvés avec une démo digitale de Faëria au salon Spiel d’Essen, le plus grand événement d’Europe dédié aux jeux de société. Même si Faëria est ancré dans ces derniers, l’absence de pions et de cartes rebutait une partie des visiteurs. Cela dit, gaming et jeux de société ne sont pas des silos isolés. Des fans de Faëria l’ont ainsi transformé en jeu de plateau physique« , conclut Jean-Michel Vilain. Cette dynamique du digital au papier n’est pas anodine. Depuis quelques années déjà StarCraft, Dark Souls, le reboot de Doom et même le jeu indé This War of Mine ont en effet été adaptés en jeux de société. De quoi nourrir, un peu plus, la renaissance récente de ces derniers. Et ainsi refermer une vertigineuse et vertueuse boucle.
Wasteland 3: édité par Deep Silver et développé par inXile Entertainment, âge: 18+, disponible sur Linux, Mac, PlayStation 4, Windows et Xbox One. ****
Considérés comme les meilleures adaptations gaming officielles des jeux de rôle sur table de Dungeons & Dragons, Baldur’s Gate 1 et 2 ont marqué une génération de joueurs en 1998 et 2000. La sortie en Early Access de son troisième volet, 20 ans plus tard, s’affiche donc comme un événement. 600 personnages non joueurs, 46 000 lignes de dialogues, 146 sorts… Sur ce premier acte, les Gantois de Larian Studio rendent un hommage à la hauteur de BioWare (Mass Effect, Neverwinter Nights…), le créateur du jeu. Grimper, soulever, jeter, éviter un combat… La large palette d’actions voit sa réussite dictée par des lancers de dés à 20 faces. Fidèle à la cinquième édition du livre de jeu de D&D, Baldur’s Gate 3 brandit également des lancers de dés multiface pour voir si on réussit à mentir pendant une conversation ou à accomplir un coup critique en combat. Attaché au monde des JdR papier, le titre qui se parcourt jusqu’à quatre joueurs offre en outre une création de personnages basée sur seize races et six classes. Si la série des Divinity de Larian peinait à démarrer en termes de récit, ici, le joueur est pris à la gorge dès le départ. On s’y retrouve en effet enfermé dans un mystérieux vaisseau peuplé de cerveaux vivants et… conscients. Un point de départ haletant qui a fait mouliner les serveurs de Steam pendant 20 minutes à son lancement, la semaine dernière.
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