Pourquoi The Witcher III est une pierre angulaire du jeu vidéo
The Witcher III: Traque sauvage n’est pas qu’un monde ouvert miraculeux. Aussi doué que le Seigneur des Anneaux et Game of Thrones, l’action RPG aux airs de roman noir gratte également les zones grises d’une humanité aux abois, rongée par la culpabilité. Attention, fresque clé.
Des yeux de hibou, des doigts qui saignent. Et surtout, des souvenirs impérissables. On ne revient pas indemne d’un voyage sur les terres des Royaumes du Nord. Aux oubliettes Facebook et Twitter. A force de paysages grandioses et de milliers d’habitants plus vrais que nature, The Witcher III: traque sauvage tire un trait sur toute vie sociale, réelle comme numérique. L’open world médiéval fantastique d’une cohérence et d’une densité vertigineuses happe le gamer dans un paradis artificiel. Addictif. Plus que par sa superficie insensée (50% plus vaste que celle de GTA V!), le monde ouvert des Polonais de CD Projekt RED fascine par son exploration nuancée des recoins poisseux de la nature humaine. Une approche qui pousse à toujours aller de l’avant, à accepter sans relâche la mission suivante. Encore un petit épisode, juste pour voir. Les nuits blanches totalisent une centaine d’heures (le double pour tout voir). Un rouleau compresseur aussi irrésistible qu’un marathon de saisons sur Game of Thrones.
Galopant dans un Moyen Age parano qui peine à cohabiter avec des forces surnaturelles, The Witcher III glisse le joueur dans la peau de Geralt de Riv, « sorceleur » spécialisé dans la traque de créatures, spectres et autres disparus. Peu importe les jours, les mois ou les années passés, le mutant dandy et taciturne piste tout ce qui s’évanouit dans la nature, sans faillir. Le Loup Blanc déploie toutefois son talent de chercheur pour des raisons plus personnelles sur ce troisième et dernier volet de ses aventures.
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Disciple de son clan, Ciri, sa fille adoptive, a en effet disparu en laissant un minium d’indices pour ne pas être retrouvée par la Chasse Sauvage. Une armée de chevaliers squelettiques et apocalyptiques qui traîne la mort dans son sillage. Mais elle n’est pas la seule à noircir l’univers cabossé et chaotique d’Andrzej Sapkowski (voir encadré). Car la menace imminente d’une invasion armée fomentée par l’Empire de Nilfgaard pointe également. Un parfait prétexte pour flanquer une peur primale aux habitants de ce microcosme où dansent des flammes de bûchers et des corps de pendus.
La mort aux trousses
Littéralement palpable, la trouille que CD Projekt RED insuffle à son monde ouvert de 140 kilomètres carrés participe à l’immersion totale de ce jeu événement. Qu’on se le dise, The Witcher III est une pierre angulaire du gaming, au même titre que les cultissimes Final Fantasy VII, Skyrim et Fallout III. Au-delà de sa très riche grammaire ludique et de son aire de jeu infinie -sans temps de téléchargement-, son monde brille en effet par sa cohérence et sa diversité. Là où certains open worlds multiplient les fac-similés du même chêne ad vitam aeternam, le jeu subdivisé en six immenses régions contrastées plante des arbres, buissons et autres tapis de fleurs multicolores qui ne semblent pas avoir été créés par la main de l’homme.
Un choc donc. D’autant que cette végétation plus vivante que celle de Far Cry 3 se balance en temps réel selon les caprices du vent et de la météo -qui tourne vite à l’orage. Les couleurs changent elles radicalement en fonction du jour et de la nuit. Les ombres bougent et ce festin chromatique abreuve aussi le gameplay. Des dizaines de plantes peuvent ainsi être cueillies pour entre autres préparer diverses sortes d’huiles améliorant l’épée de Geralt. Actrice principale non citée du jeu, la nature seule pourrait servir de cadre en soi à un walking simulator(1). A dos de cheval (que l’on contrôle), englués dans des marais putrides et brumeux. Ou même à pied, à flanc de crête sur des sentiers torturés, entourés de cimes alpines caressées en temps réel par des nuages. The Witcher III ne maîtrise pas que l’art du détail macro et multiplie les paysages à couper le souffle. Les cultures aussi.
L’exploration de l’archipel édenté de Skellige que l’on effectue à la barre d’un frêle esquif (en évitant des nuées de sirènes volantes!) amène ainsi à croiser des personnalités fortes et indépendantes imbibées de mythologie nordique. Sur le continent, Novigrad s’effeuille comme une version médiévale d’Amsterdam aux détails hallucinants. Comme le cycle de romans dont il s’inspire, The Witcher III se gorge également de culture polonaise. De l’architecture de ses maisons campagnardes au toit de chaume à des comptines entendues au hasard d’une chasse aux sorcières mangeuses d’enfants, la direction artistique habitant la région de Velen se tache d’influences rouges et blanches fortes.
Tour de force: pour la première fois, un jeu vidéo revendique la qualité esthétique et narrative du Seigneur des anneaux de Peter Jackson. On en oublierait presque les spectaculaires reproductions de la Vallée de la Mort et du parc Yosemite que GTA V déployait l’année dernière. Quant à Skyrim, 3,5 fois plus petit et forcément moins beau (vu son âge), il sanglote dans son coin.
Non content de livrer un écosystème criant de vérité, The Witcher III déborde également de sa trame principale avec maestria. Certes, la fin du monde et la fille adoptive perdue de Geralt préoccupent. Mais le jeu fascine aussi pour sa longue galerie de destins brisés et de personnalités borderline qui la lézardent. Le tout, sans jamais forcer le trait, ni verser dans le manichéisme. Sur la piste de Ciri, le limier aux cheveux d’argent croisera ainsi le Baron Sanglant, alcoolique notoire désemparé par la disparition de son épouse et de sa fille. Connu pour battre ses vassaux, le personnage a priori ignoble accumule néanmoins les signes d’une vaine rédemption. Avec à la clé une cérémonie où ce dernier devra déterrer un mort-né qu’il avait caché.
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Roman noir coupable
Tragiques et sanglants comme dans une pièce de Shakespeare, les destins familiaux se multiplient d’ailleurs au cours d’enquêtes presque policières où l’on aide ainsi des vivants à faire la paix avec des proches disparus qui les torturent d’outre-tombe. La culpabilité est un mot-clé sur The Witcher III. Un chaman honteux d’un parricide, une mariée assassinée hantant le puits d’un village, une princesse dévorée par les rats et oubliée par son amant… Secondaire ou non, chaque mission abrite en outre une foule de rebondissements et de révélations qui à force de dialogues tendus donnent des airs de roman noir à cette quête médiévale. Ce mariage aussi inattendu qu’efficace se traduit dans les faits par un gameplay en jeu de piste et une quête d’indices s’effectuant via un pouvoir capable de mettre en surbrillance des empruntes et autres objets dissimulés dans le décor. De quoi dépoussiérer habilement l’univers des actions RPG.
Au-delà de destins familiaux brisés, The Witcher III évoque également avec talent 1001 autres thématiques. L’évacuation in extremis d’une trentaine de mages des murs inquisiteurs de Novigrad et tous les événements de chasse aux sorcières qui le précèdent font planer l’ombre de la Shoah. Une poignée de gamers s’indignent sur le Web de ne pas y voir de Blacks. Xénophobe, Witcher III? Difficile à croire, vu que Geralt ne cesse de faire l’objet de moqueries racistes liées à sa couleur de cheveux et à ses yeux reptiles.
Loin de se limiter à des enquêtes en armures et cotte de maille, le gameplay de ce très (très) long périple fantastique mise aussi sur des combats en prise avec un bestiaire hyper imaginatif. Des spectres à piéger dans un cercle magique, un lézard plumé à tête de coq, un troll de pierre idiot mais émouvant, un trio de sorcières avaleuses d’enfants (vraiment flippantes). Mais aussi des petits dragons, des revenants aquatiques et des loups-garous maudits. L’animalerie est tellement large que les développeurs ont classé les espèces dans un lexique in game, indispensable pour cerner leurs points faibles.
Dommage toutefois que les joutes, alourdies par une caméra peu ergonomique, se résument souvent à marteler le pad. Roulades d’esquive, frappes d’épée et sorts magiques (demandant généralement de cracher du feu), on est loin des duels tactiques finauds d’un Fallout III. L’intelligence artificielle des bad guys ne répond en outre pas présente. Le constat est d’autant plus regrettable qu’un nombre infini d’items utiles pour crafter toute sortes d’objets (potion, armure, grenades, huile…) veine les paysages de Witcher III, planqués dans des coffres en pagaille (entre autres dans des fonds marins à explorer). Et par exemple des pierres runiques, que l’on glisse dans l’épée du héros pour améliorer ses pouvoirs: les fans de Final Fantasy VII apprécieront.
Autres griefs, les baisses de frame rate et la gestion proprement chaotique de l’énorme inventaire en place ne parviennent pourtant pas à assombrir le miraculeux tableau moyenâgeux. Car on reste envouté par la multitude de doubleurs français (ou, au choix, polonais!) hauts de gamme de la centaine de personnages croisés. L’expression des visages se montre, elle, vraiment crédible. Autant que sur L.A. Noire. Si bien que l’on s’étonne de lire le regret dans le regard du Baron Sanglant ou encore de sentir des flammes de colère dans celui de Yennefer, amourette comptant parmi trois sorcières séductrices que Geralt convoite distraitement. Malgré son propos lourd et sombre, The Witcher III s’accorde ainsi une poignée de parenthèses légères sur certaines missions. Et le triple A d’aborder le pouvoir qu’exercent les femmes sur les hommes à coup de décolletés à priori vendeurs, faciles et machos. Le coup classique de l’arroseur arrosé. Ou plutôt du sorcier ensorcelé.
(1) GENRE DE JEU D’EXPLORATION ET DE CONTEMPLATION DONT LE PLUS CONNU EST PROTEUS.
Couronné par une foule de prix littéraires, Andrzej Sapkowski est un pape de la littérature médiévale fantastique dans son pays. L’écrivain polonais de 66 ans, qui dépasse les ventes de Stephen King sur ses terres, a ainsi vu Geralt de Riv, son personnage fétiche, adapté en BD, au cinéma et à la télévision. Ce sorcelleur au profil moral ambigu crépite chez les amateurs polonais d’heroic fantasy pour son mix savant entre Moyen Age sombre et mythologie slave. A tel point qu’une foule de groupes rock lui rendent hommage en Pologne et en Russie. Parmi ceux-ci, Percival Schuttenbach, formation metal folk dont le nom rend hommage à un gnome des écrits de Sapkowski.
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