Rencontre avec la réalisatrice de Babyteeth: « Il faut encourager plus de femmes à donner de la voix »

Eliza Scanlen créve l'écran sous les traits de la jeune Milla. © LISA TOMASETTI
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

La réalisatrice australienne Shannon Murphy trace le portrait inspiré de Milla, une adolescente souffrant d’une maladie incurable et se jetant à corps perdu dans son premier amour.

Septembre 2019. Lorsque l’on rencontre Shannon Murphy, réalisatrice avec Babyteeth d’un premier film exceptionnel, une question agite plus particulièrement la Mostra de Venise, celle de la représentation des femmes. Elles ne sont que deux, en effet, à concourir au Lion d’or de cette 76e édition, la cinéaste australienne et la Saoudienne Haifaa Al-Mansour, avec The Perfect Candidate. Et c’est tout naturellement que Murphy en appelle à une nécessaire parité: « D’une façon générale, dans l’Histoire de la narration, les films ont été le fait d’auteurs et de réalisateurs masculins, et il est important désormais de normaliser les voix féminines. La seule manière d’y arriver, c’est d’avoir plus de films portés et joués par des femmes, parce qu’on n’a pas tellement l’habitude d’en voir. Ça ne signifie pas qu’il n’y a pas d’excellents réalisateurs ayant un discours féministe, mais il faut encourager plus de femmes à donner de la voix. » Message reçu cinq sur cinq par les organisateurs de la Mostra, dont la compétition affichait, douze mois plus tard, une quasi-parité, couronnant un récit au féminin avec Nomadland, de Chloé Zhao.

Quant à Babyteeth, si son envol a pu sembler un temps compromis par l’épidémie de Covid-19, il débarque enfin sur nos écrans après avoir notamment remporté le Grand Prix du récent Brussels International Film Festival. À l’origine du film -l’histoire d’une adolescente atteinte d’un cancer en phase terminale et se jetant à corps perdu dans son premier amour avec des répercussions diverses sur son entourage-, on trouve une pièce de théâtre, créée au Belvoir Street Theatre de Sydney en 2012. « Dès qu’ils l’ont vue, Jan Chapman, la productrice exécutive, et Alex White, la productrice, y ont décelé un potentiel cinématographique. Elles ont donc demandé à l’autrice de la pièce, Rita Kalnejais, si elle pouvait l’adapter pour l’écran. Une tâche que d’autres auraient trouvée difficile, mais qui ne lui a pas posé de problème: Rita a une formation de comédienne, et elle a une compréhension profonde des différences entre le langage et la mise en scène au théâtre et un style plus naturaliste propre au cinéma. » Le film en apporte la démonstration éloquente, les racines théâtrales du projet ne transpirant aucunement d’un drame travaillant les relations entre les personnages dans une approche et une esthétique purement cinématographiques.

Le chaos de l’existence

Si Shannon Murphy y a, de toute évidence, apposé sa griffe, la réalisatrice, issue du monde du théâtre elle aussi, n’est cependant arrivée sur le projet que plus tard. « J’ai passé un entretien pour le poste de réalisatrice il y a deux ans, et j’ai obtenu le job, se souvient-elle. Avec Rita, nous avons travaillé de façon minimaliste sur le scénario, le texte de départ étant déjà excellent, avant de nous mettre en quête de décors. » Ainsi, en particulier, de la maison familiale, située dans le quartier de St Ives, à Sydney, dont la configuration, avec « son atrium de verre » devait traduire le sentiment de suffocation étreignant en dépit de l’amour de ses proches une Milla aspirant à s’envoler. Un cadre tout sauf indifférent, donc, dont la production a su faire bon usage. « Nous savions qu’une fois le financement réuni, il nous faudrait tourner rapidement, en raison du planning de Ben (Mendelsohn, dans le rôle du père de Milla, NDLR). Nous voulions rester dans une dynamique de film à petit budget, ce qui suppose également de ne pas traîner. Je n’avais jamais procédé de la sorte, mais sachant que le tournage serait court, j’ai demandé à quatre acteurs de mes amis de venir répéter les scènes de la maison en amont. Nous les avons bloquées avec eux, afin d’alléger le processus par la suite. Et nous avons un peu travaillé sur les dialogues afin que le rythme des personnages s’adapte au mieux à l’espace. Andrew Commis, le directeur de la photographie, était également présent, de sorte que nous savions aussi comment éclairer ces scènes. »

Dans les bras de Moses, Milla cherche toute étincelle de vie.
Dans les bras de Moses, Milla cherche toute étincelle de vie.© LISA TOMASETTI

Une approche qui se ressent à la découverte de Babyteeth, le film s’immisçant de manière quasi organique au coeur de la dynamique relationnelle unissant, à rebours des clichés, les personnages, jusqu’à dispenser un intense sentiment de vérité. « Venant de l’univers du théâtre, j’ai voulu, en me lançant dans ce film, faire quelque chose de différent, poursuit Shannon Murphy. Plutôt que de m’en tenir à un plan large, proche en quelque sorte de ce à quoi ressemble le théâtre, j’ai préféré jouer avec des moments intimes, et des détails délicats. Même au théâtre, j’essaie d’obtenir des performances les plus authentiques possibles, et j’aime qu’une histoire reproduise le chaos de l’existence. Il y a là un côté dysfonctionnel, mais aussi, à mes yeux, bien plus vrai que beaucoup de choses que j’ai pu lire par le passé. Et c’est ce que j’ai voulu capturer dans la mesure du possible. » Le film se démarque ainsi habilement des mélodrames adolescents larmoyants, osant convoquer des sentiments en apparence contraires pour libérer une émotion profonde, douleur et humour allant ici de pair, aussi sûrement que l’issue inéluctable de la maladie stimule l’appétit de vivre de Milla.

Étincelles de vie

Une disposition qui trouve une traduction phosphorescente à l’écran, Babyteeth multipliant les audaces au gré de sa narration éclatée. « Il est toujours essentiel, quand on traite de sujets aussi lourds, d’y injecter de l’humour, parce que ça se passe souvent comme cela dans la vie. Rita y parvient par son écriture qui, non contente de ne pas être sentimentale ou respectueuse à l’excès, réussit à capturer le fait que bien souvent, lorsque l’on est en présence de quelqu’un qui va mal, on commence à sortir des vannes, histoire de ne pas se concentrer exclusivement sur le malheur. C’est d’ailleurs quelque chose dont ne veut pas Milla: elle souhaite donner un coup d’accélérateur à son existence, avancer, expérimenter des choses qu’elle n’a pas eu l’occasion de faire, plutôt que de se complaire dans ce qui lui arrive de négatif. C’est une réaliste. » En quête de la moindre étincelle de vie donc, de quoi balayer les réticences et préjugés de ses parents, et se jouer des attentes des spectateurs. S’il n’est sans doute pas sans présenter un petit air de famille avec les premières oeuvres de Jane Campion, Sweetie en particulier -« c’est une comparaison extrêmement flatteuse, j’adore son travail, et Sweetie présente un même type de dualité« -, ce premier long métrage est aussi l’expression d’un regard éminemment singulier. « Je tenais à éviter qu’il ressemble à d’autres films vus auparavant. Quel que soit le travail que l’on fait, on aspire toujours à produire quelque chose de différent. Sur le papier, on pourrait comparer Babyteeth à d’autres films adolescents, mais il ne s’agit pas d’un film ado, et nous avons veillé à ne pas glorifier ou sursentimentaliser le personnage en raison de sa maladie. Nous voulions qu’il soit plus ancré et plus honnête. »

Si la réussite est éclatante, le film le doit enfin à son épatante distribution. Aux côtés de Ben Mendelsohn, Essie Davis et Toby Wallace, tous impeccables dans des rôles complexes, Eliza Scanlen, vue précédemment dans la série Sharp Objects, crève pour sa part l’écran sous les traits de Milla. « C’est le dernier rôle pour lequel on a fait le casting, et c’était objectivement stressant. Le casting est une étape que j’apprécie, et je me décide en général assez rapidement, mais Milla me rendait dingue, parce que c’est un personnage très inhabituel: à partir du moment où on la découvre sur le quai de la gare, elle ne cesse de changer, elle est dans un état de transition permanente même si elle est aussi ancrée. Il y avait un large éventail d’actrices, mais il était très difficile d’en identifier une qui pourrait incarner toutes les facettes requises. Eliza est incroyable, mais c’est un tel caméléon que l’idée de travailler avec elle avait un côté presque effrayant au départ, parce qu’il fallait s’assurer que le personnage garde sa consistance. Je me demandais comment procéder, nous avons travaillé très dur, et elle est tout simplement stupéfiante. » On ne saurait mieux dire.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content