Les obsessions d’Albert Dupontel

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Dans Adieu les cons, le réalisateur met en scène un trio de personnages largués par un monde allant trop vite, et signe un régal de tragi-comédie burlesque portant un regard lucide et décalé sur une société en cours de déshumanisation. Rencontre.

Trois ans après s’être colleté avec un incontestable bonheur au film d’époque pour l’adaptation d’Au revoir là-haut, le roman de Pierre Lemaitre, Albert Dupontel renoue avec son univers éminemment singulier, le temps d’une fable sociale au style foisonnant, Adieu les cons, confrontant ses personnages à l’absurdité du monde qui les entoure. Soit, sous ses dehors de tragédie burlesque, un film s’inscrivant dans la lignée de l’oeuvre, cet ensemble cohérent que le cinéaste s’emploie à peaufiner depuis Bernie, le film qui l’a révélé en 1996. « Comme auteur, je me trouve à la fois limité et redondant« , sourit-il derrière son masque, alors qu’on le rencontre en marge de la présentation de son film au festival de Namur. Trop modeste surtout, et ce nouvel opus vient à point nommé pour souligner l’acuité d’un regard qu’il se garde toutefois d’appuyer à l’excès, préférant le trait poétique.

La difficulté de s’aimer

À l’origine d’Adieu les cons, on trouve la rencontre de deux « combles » que tout oppose a priori: « Le film est parti de deux concepts, explique-t-il: que se passerait-il si quelqu’un qui voudrait vivre mais ne peut plus, rencontrait quelqu’un qui peut vivre mais ne veut plus. Une femme qui déborde d’enthousiasme et d’amour mais l’a un peu oublié pour s’inscrire dans l’insertion professionnelle sous la pression sociétale rencontre un dépressif croyant maîtriser son destin mais qui est une victime sans le savoir. Je leur ai rajouté le personnage « brazilien » par excellence de l’archiviste aveugle, et l’absurdité, l’aberration administrative qui est à peine exagérée. »

Et ce trio improbable d’embarquer pour une équipée haute en couleur, à la recherche de l’enfant dont elle avait dû accoucher sous X 28 ans plus tôt. Pour découvrir un monde kafkaïen qui, s’il est frappé du sceau de la fantaisie et de l’imaginaire les plus débridés, n’en reste pas moins le miroir, à peine déformant, de celui dans lequel nous évoluons. « Je ne fais que commenter l’époque que je traverse depuis 30 ans, opine Dupontel. Je n’invente rien. La grande bêtise de l’Histoire, c’est qu’elle se répète. Les violences policières, il se trouve que c’est en coïncidence avec l’époque actuelle. Les archétypes sociaux que l’on met face à face, ils existent et se répètent à l’infini, c’est ce qui est en train de faire fondre la planète en ce moment. Mais je ne pointe pas du doigt, la seule chose qui m’intéresse, c’est le parcours des personnages. Et il se trouve qu’ils traversent un monde que vous et moi, on connaît très bien, et dans lequel on trouve ses repères: la technologie informatique, l’absurdité d’une institution comme la police qui peut aussi parfois être géniale, ce sont des mondes qui s’entrechoquent. Mais je n’ai pas de message, ou si j’en ai un, c’est la difficulté de s’aimer dans un monde répressif et anxiogène. »

Les obsessions d'Albert Dupontel

Lucide, sans aucun doute, mais pas dénonciateur, et encore moins militant: « Ce qui ressort de l’époque que nous traversons, c’est que nous sommes en guerre contre nous-mêmes, poursuit-il. Donc, ce n’est pas bon de s’en prendre les uns aux autres. Le film a été écrit il y a deux ans, avant les violences. Les flashballs, je savais que ça existait, mais je ne pensais pas que l’on en ferait usage à ce point, j’ai été un peu dépassé par les événements. On peut dire que c’est tristement prophétique ou prémonitoire. Mais on ne dénonce pas avec une fable, et un film, c’est bien bénin comme outil pour dénoncer. Aujourd’hui, le cinéma français ou francophone n’est plus l’endroit qui cristallise les passions et les tensions… »

Brazil, le film fondateur

Ce monde en cours de déshumanisation croissante, il trouve, devant sa caméra, des contours qui, s’ils peuvent évoquer le cinéma d’un Jean-Pierre Jeunet, renvoient surtout à l’univers de Brazil, de Terry Gilliam. Un héritage mieux qu’assumé, revendiqué, à tel point que le cinéaste américain y va d’un nouveau caméo chez son complice français après ceux de Enfermés dehors et de 9 mois ferme. Et qu’une partie des personnages, les Lint, Tuttle et autre Kurtzmann empruntent leur patronyme à ceux d’un film auquel Albert Dupontel attribue son désir de cinéma: « Brazil est un film fondateur, je l’ai vu à 20 ans, encore étudiant. Il y en a eu d’autres aussi, je comprenais mieux la réalité dans les cinémas qu’en la subissant: Requiem pour un massacre d’Elem Klimov, La Folle Journée de Ferris Bueller de John Hughes, Vivre et mourir à Los Angeles de William Friedkin. Brazil, j’y ai vu tous mes cauchemars et mes rêves, et on y retrouve une vision assez prophétique du monde que l’on est en train de traverser aujourd’hui. Les pneumatiques qui circulent, c’est un monde qui communique beaucoup mais est totalement sourd, il y a des bulles administratives, la folie décrite par Terry Gilliam est celle qu’on est en train de vivre en ce moment. C’est un peu flippant. »

Pour autant, Adieu les cons n’appartient qu’à Albert Dupontel, qui lui imprime, dès la scène initiale -un rendez-vous médical où l’héroïne du film apprend souffrir d’une maladie incurable-, son tempo à deux notes, le drame y étant amené d’une façon poético-comique. Et d’établir le principe de bipolarité présidant à l’ensemble d’un film oscillant harmonieusement entre enchantement et noirceur. Un équilibre délicat, obtenu en recourant à une géométrie précise -« J’ai tout un coffre à jouets mental d’un cinéma que j’aime beaucoup, et qui est volontiers extraverti et très sensuel » -, comme pour mieux libérer les émotions. « Ce dont je suis incertain, c’est ce que va donner l’association de cette géométrie avec le jeu des acteurs. Je suis très prudent avec la caméra quand on commence à jouer la comédie. Je suis très discret, je n’impose aucun parcours aux acteurs, il faut que ça vienne d’eux. Virginie, si elle n’est pas là à la fin, cela ne fonctionne plus. Mais elle est là, c’est un petit miracle. Et ça, je sais très bien à quel point c’est irrationnel. L’indécision, l’errance, c’est là où ça se passe. »

Pour Albert Dupontel, la caméra pointait Virginie Efira avec évidence:
Pour Albert Dupontel, la caméra pointait Virginie Efira avec évidence: « Elle a colorisé le film. »

Virginie Efira, une évidence

Virginie, c’est Efira bien sûr. Et la comédienne épate, une fois encore, par sa capacité à incarner avec un naturel désarmant un large spectre d’émotions. « Elle faisait partie d’un groupe d’actrices avec qui j’avais envie de travailler et qui ont eu l’humilité d’accepter de faire des essais. Je trouve ça fondamental: la meilleure façon de parler, c’est autour du personnage et de la caméra. On peut se raconter tout ce qu’on veut autour d’un café ou d’un coca light, on est tous d’accord pour dire qu’on veut faire des films. Par contre, il faut voir ce que ça va donner, la note qui va en sortir. Et la caméra pointait Virginie du doigt avec évidence, avec ce côté sexy, populaire dans le bon sens du terme, et surtout très émouvante. Je me suis contenté de filmer comme un gros voyeur des larmes, dont j’ignore les origines avec beaucoup de lâcheté. Et forcément, elle a colorisé le film; elle était parfaite par rapport à ça, avec l’apparence extérieure mais aussi une émotion n’appartenant qu’à elle, même si on a beaucoup répété et que je l’ai mise sur les rails. Mais si j’ai proposé, c’est elle qui a disposé. »

Concentré de bienveillance et d’humanité au-delà de sa détresse apparente, Suze Trappet, son personnage, a le don de révéler à eux-mêmes ceux dont elle croise la route. Rebelle malgré elle aussi, qui introduit ce faisant un grain de sable venu gripper la mécanique d’une société dont la pression l’avait contrainte à abandonner son bébé, le thème de la maternité s’invitant à nouveau dans la filmographie de Dupontel. « C’est une vraie névrose (rires), ça vire à l’obsession, mais encore une fois, j’assume mes redondances d’auteur. J’aime bien ce thème, sans raison aucune d’ailleurs d’être concerné à titre personnel. J’ai été aimé, éduqué. Mon père, quand il a vu Bernie, m’a dit « Qu’est-ce que je t’ai fait?« , c’est vous dire le quiproquo. Ces personnages me touchent, et je pense que mes déviances d’adulte viennent beaucoup de carences pédagogiques et affectives. Même quand on essaie de bien élever ses enfants, et c’est le cas de l’immense majorité des gens, on le fait avec des préceptes datant d’il y a 30 ans. Et le monde d’il y a 30 ans n’a rien à voir avec celui d’aujourd’hui, nos valeurs, nos références ont laissé la place à d’autres, le conflit de générations en découle. Mes carences d’adulte viennent de là, mais je me pardonne en me disant que j’ai été à l’école, et que celle-ci nous apprend à participer à un système collectif largement déviant, et ne nous intéresse pas à ce qui se passe en nous, aux émotions intérieures essentielles qui nous accompagnent toute notre vie. Se rencontrer est quelque chose d’assez difficile, tout est fait pour nous distraire de nous-mêmes. Les dominants n’aiment pas que l’on se rencontre, parce que l’on devient alors critique et lucide. Voilà pourquoi il y a la religion, les marchands, la politique, les matchs de foot, pour nous distraire de nous-mêmes. Moi, quand je fais le guignol, j’essaie de me rencontrer. Ce n’est pas toujours facile, je n’ai pas été formé pour… »

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