Dickie, le chaînon manquant entre BD indé et populaire

Pieter De Poortere, père de Dickie: "J'aime bien lui trouver des thématiques, comme cette idée de l'emmener au musée." © DR
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Si Pieter De Poortere a accroché son Dickie sur les murs de Bozar dans le cadre de la Fête de la BD, il pourrait tout aussi bien figurer au casting de Cultures Maison: son Dickie navigue à lui seul entre l’indé et le populaire.

« Hey, ce serait super! Ça fait longtemps que j’avais envie de faire un dessin autour de Dickie à Bruxelles. » Notre compatriote Pieter De Poortere était enthousiaste au moment d’évoquer avec lui la possibilité de réaliser une double couverture inédite pour votre Focus Vif. Quelques semaines plus tard, on lui retourne son « super ». Sa fresque résume parfaitement à elle seule l’atmosphère de Bruxelles tout au long de ce mois de septembre, et surtout l’univers hilarant et sans tabous de son Dickie, le petit paysan muet toujours capable du pire, qu’il dessine depuis maintenant 17 ans: un trait faussement grossier qui fait rire à chaque dessin ou, dans le cas présent, à chaque clin d’oeil, du Derf Backderf dessiné dans la foule à la statue du parc rappelant l’album de Rebecca Rosen, en passant par le ballon Dinosaure directement inspiré par l’affiche de Cultures Maison (réalisée, elle, par Cyril Elophe, coordinateur du festival), lesquels côtoient des stars comme les Schtroumpfs, Titeuf, les Dupont ou Le Chat. Un mélange des genres qui convient parfaitement à l’auteur, lui qui est autant apprécié des petites structures pointues que par les éditeurs mainstream. Et qui vient donc de réussir à faire entrer son personnage apparemment inoffensif et pourtant volontiers trash et iconoclaste au Palais des Beaux-Arts, pour se rapprocher le temps de la Fête au plus près des artistes qui ont directement inspiré son dernier opus, lequel vient de paraître chez Glénat: le bien nommé et très à-propos Dickie au Musée.

En quatre albums parus sur le marché francophone plutôt qu’en français, car Dickie est muet, on l’avait côtoyé en tant que Fils d’Hitler, de Prince, de star d’Hollywood ou même en cosmonaute. Le voilà qui s’invite, pas gêné, dans les (grandes) oeuvres des autres, coupant l’oreille à Van Gogh, provoquant des cris devant Le Cri, décapitant Keith Haring ou pissant littéralement sur les modèles de Brueghel! Un humour ado-adulte décalé, con et féroce appréciant le muet mais emballé d’un trait bonhomme, devenu récurrent dans l’humour flamand (Cowboy Henk de Kamagurka et Herr Seel, Kinky et Cosy de Nix, Plunk de Croomheecke et Letzer), mais encore exotique ailleurs, avec lequel Pieter De Poortere et son Dickie comptent toujours envahir la planète.

Dickie, le chaînon manquant entre BD indé et populaire
© Pieter De Poortere

Dickie, c’est un surnom très flamand, et pourtant ce n’est le nom de ton personnage qu’à l’international. À l’origine, il s’appelle Boerke

Oui, « boerke », c’est le paysan, le plouc. À la base, ce personnage ne devait être que mon travail de fin d’études à l’institut Sint-Lukas de Gand. J’habitais à la campagne, et je connaissais un fermier qui s’était littéralement commandé une femme orientale par correspondance, et avec laquelle il a fait quatre enfants! Ce fut ma première histoire. Puis j’ai tout de suite eu la possibilité de publier des planches dans Humo, alors j’ai fait plein de gags sur la campagne, les vaches folles, tout ça. J’ai été viré après un mois, mais le Focus Knack (pendant en néerlandais du Focus Vif, NDLR) m’a repris, et n’a jamais arrêté. Boerke est alors devenu un personnage plus universel, un archétype qui peut aller dans tous les univers, à n’importe quel moment de l’histoire. Mais j’aime bien lui trouver des thématiques, comme cette idée de l’emmener au musée et de le confronter à de grands peintres ou de grandes oeuvres. Ça me facilite un peu la tâche quand je dois réaliser une planche par semaine! Puis il est devenu Dickie pour sa première parution côté francophone. C’était chez Ferraille et les Requins Marteaux.

Son potentiel international et grand public est évident, et pourtant il a d’abord intéressé les éditeurs indépendants et alternatifs. Étonnant, non?

En France, pas vraiment! Mon humour est assez trash, plutôt proche de Charlie, et dans la tradition d’un Kamagurka ou un Herr Seel avec leur Cowboy Henk. Dickie a été publié dans Fluide, dans Ferraille, dans L’Écho des Savanes, même dans Le Monde, mais ça m’a quand même étonné quand Glénat m’a contacté pour publier des albums (Dickie au musée est le cinquième, NDLR). En Flandre, on est habitué à ce contraste entre un style graphique plutôt enfantin et un humour beaucoup plus adulte, mais en France, je crois que je leur fais encore un peu peur, ils sont encore très premier degré, ils trouvent ça bizarre ou « pas normal »! C’est une forme d’humour que les auteurs français ou francophones n’osent pas encore beaucoup. Tant mieux pour nous! Et puis je me considère moi aussi comme un indépendant un peu alternatif: j’essaie de faire tout moi-même et de développer l’univers de Dickie, mais en essayant toujours et d’abord de me faire rire moi-même. J’ai essayé d’écrire des histoires mignonnes, mais elles tournent toujours mal! C’est ça l’humour que j’aime: pour Dickie, je commence souvent par la dernière case, celle où je peux imaginer le pire du pire, et le réaliser. Quand ça part bien mais que ça se passe mal, c’est un gag pour Boerke.

En Flandre aussi, tu es apprécié des structures alternatives et pointues: des albums de Boerke ont été publiés à Amsterdam chez Oog & Blik, la maison d’éditions fondée par Joost Swarte…

C’est vrai et ce fut un honneur, mais c’est aussi parce qu’il y a très peu de structures éditoriales en Flandre et désormais en Hollande, où le marché ne va pas très bien et où beaucoup de librairies ferment. Je me suis beaucoup auto-édité, j’ai été édité aussi par De Bezige Bij, aujourd’hui par la petite structure hollandaise Nanuq qui a un bureau à Anvers. Parfois, on me trouve trop commercial, et parfois, pas assez commercial! Mais je crois vraiment à l’universalité de Dickie, j’essaye actuellement de le faire publier aux États-Unis, je prépare une exposition à Moscou, j’espère même l’éditer en Chine! Mais pour ça, je sais que je dois bien trier les 600 planches déjà réalisées, je dois enlever tous les gags trop politiques ou trop sexuels. Je ne sais pas combien il va m’en rester!

Le muet offre évidemment des perspectives à l’international. C’est la raison pour laquelle tu ne t’essayes jamais au texte?

Une BD avec du texte, j’aurais vraiment plus difficile. Je me suis habitué à cette expérimentation permanente à laquelle t’oblige le récit sans paroles, et puis je trouve qu’il n’y a pas beaucoup de BD avec des bulles qui sont crédibles. J’ai toujours trouvé ça très artificiel, et souvent mal utilisé. Le gag muet, c’est un genre qui a plu à quelques auteurs de ma génération, mais on n’a pas fait école ni dans le graphisme ni dans l’humour: aujourd’hui, tous les jeunes dessinateurs flamands veulent devenir Brecht Evens! Or, même lui a de l’humour, mais ça ne se voit peut-être pas assez.

Dickie, le chaînon manquant entre BD indé et populaire

Tu sembles également convaincu par l’intérêt des nouvelles technologies: tu uses beaucoup d’Internet et des réseaux sociaux comme Instagram avec ta plateforme Dickie Comics…

Comme il n’existe pas beaucoup de relais, il faut se les créer. J’essaye de développer des webtoons et du dessin animé avec une boîte de production, ce sont aussi de nouvelles manières de faire de la distribution. Mais je reste d’abord un auteur de BD, où j’ai plus de projets que de temps. Je prépare des livres jeunesse Dickie à la manière de « Où est Charlie? », une série d’animation autour d’un Esquimau et pas mal de projets pour enfants parce qu’avec eux, on peut se permettre le pire! J’ai même déposé un projet pour faire un one-shot Mickey comme ils ont commencé à en faire chez Glénat, mais j’attends. Mickey n’est peut-être pas fait pour être un loser comme Dickie…

Dickie au musée, de Pieter De Poortere, Éditions Glénat, 56 pages.

Dickie à Bozar, exposition pendant la Fête de la BD, salle Le Fumoir au sous-sol.

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