L’effet coronavirus: l’édition dans le brouillard, les scènes à l’arrêt
Pour les éditeurs aussi, tout ou presque s’est arrêté le 17 mars. Les reports de sorties se comptent désormais par centaines et plus personne ne parie sur de nouvelles parutions avant mai.
Deux mois, au moins, sans sorties, sans réassorts et sans nouveautés: il faut sans doute retourner loin, très loin en arrière -la guerre?- pour retrouver pareil cas de figure dans le monde de l’édition. Un monde qui craint autant la pénurie que la saturation qui, immanquablement, suivra: pour rappel, 68.000 nouveaux livres sont lancés chaque année sur le marché et placés en librairies. Une simple règle de trois permet donc de mesurer l’ampleur des conséquences: si le confinement et la fermeture des points de vente dure deux mois, environ 10.000 titres devront être reportés et surtout reprogrammés… Un casse-tête éditorial, en plus d’un séisme économique, qui impacte évidemment tous les maillons de la chaîne du livre, de l’auteur au libraire, et pour lequel il faudra de longs mois, voire des années, pour lisser les effets. Car plus que le désert actuel, c’est l’embouteillage de la reprise qui inquiète d’ores et déjà les maisons d’édition: ni leurs représentants ni les libraires ne seront en mesure de défendre et présenter « normalement » un arrivage massif de nouveautés, pour la plupart déjà prêtes, imprimées et stockées. D’où ce besoin de d’ores et déjà reporter à l’année prochaine des titres qui devaient sortir maintenant, avec des effets en cascade sur l’ensemble des programmes éditoriaux, bien au-delà de ces quelques semaines de confinement.
2021 déjà impacté
« À partir du 17 mars, date du confinement, nos stocks sont restés ouverts jusqu’au vendredi 27 mars« , nous a d’abord expliqué Sophie Dumont, attachée de presse des éditions Dupuis. « Les réassorts ont été effectués auprès des libraires-points presse, des grandes surfaces et des plateformes de livres en ligne traditionnelles. » Mais depuis ce vendredi, plus aucun réassort n’est effectué: « Nous travaillons sur plusieurs scénarios possibles quant à la date de reprise, car nous n’avons aucune certitude. La seule est évidemment que le planning des nouveautés sera fortement bousculé et des glissements dans le planning en 2020 auront nécessairement un impact en 2021. Une vingtaine de titres seront vraisemblablement reportés en 2021, en accord avec leurs auteurs. D’autres titres seront repoussés au cours de l’année 2020 de façon à accorder à chacun d’eux la visibilité maximale. »
Même branle-bas de combat malgré le télétravail du côté de Dargaud: « Tous les titres à partir du 20 mars jusqu’à la mi-mai sont reportés, soit une trentaine de titres, rééditions et intégrales comprises », énumère Coraline Walravens, porte-parole de la maison . « Mais dans les faits, ça aura une incidence sur toute l’année car c’est le programme global des parutions qui va être revu afin de pouvoir insérer au mieux les titres qui ne seraient pas encore parus dans le programme à venir. L’idée est de ne saturer ni les librairies ni notre diffusion afin qu’aucun titre, et donc aucun auteur, n’en pâtisse. C’est donc un savant calcul qui est en cours, de concert avec les éditeurs, le marketing et la diffusion. On réfléchit à plusieurs scénarios et nous verrons en fonction de la fin de la quarantaine. Le tout est d’être prêts quand elle sera levée, et que les librairies rouvriront. Dans tous les cas, les titres qui devaient paraître le 20 mars sont prêts et en stock, nous ne serons pas sans rien. Nous essayons de ne pas tout reporter au second semestre sinon ce sera impossible à gérer pour les libraires. »
Même constat chez les Français de Futuropolis: « Nous avons réfléchi à un nouveau plan éditorial pour dispatcher les titres sur juin et les mois suivants et nous avons déjà modifié de nombreuses fois notre planning, précise Anne-Gaëlle Fontaine, responsable de la communication. Peut-être allons-nous demander la création d’offices supplémentaires, c’est à l’étude. Nous savons déjà que nous reporterons en 2021 certains de nos titres programmés d’abord au second semestre 2020, car nous craignons l’engorgement sur les tables des libraires. Nous avons pris un peu le pouls auprès d’eux, qu’ils soient en librairie générale ou librairie spécialisée mais l’heure est à l’incertitude. À la réouverture des librairies, il y aura sur la table les titres de mars. Se pose la question de leur retour en masse chez les éditeurs pour la mise en place des nouveautés de ce moment-là. Mais à quelle date serons-nous? Mai, début ou fin du mois… de juin? »
Partout, on adapte donc les programmes quasiment au jour le jour, en attendant de savoir quand ces « lockdowns » prendront fin, et ce peu importe la taille de l’éditeur. Chez l’indépendant Cornelius, qui ne sort pourtant qu’un titre par mois, on a ainsi d’ores et déjà prévu de reporter les sorties de mai et juin à l’année prochaine.
Comment un art qui repose entièrement sur la rencontre, le rassemblement, pourrait-il se poursuivre au temps du coronavirus? Certaines salles l’ont annoncé avant même les décisions gouvernementales; d’autres ont joué jusqu’à la dernière minute, mais dès le 14 mars, c’était une obligation: tous les spectacles ont été annulés. Pour les institutions, c’est un coup dur, mais ceux qui en sortiront les plus blessés, ce sont les créateurs, les compagnies, qui pour la plupart ne bénéficient pas de contrats-programmes les finançant structurellement mais reçoivent des « aides aux projets », ponctuelles.
« Nous sommes les plus fragiles dans le système et cette situation nous fragilise encore plus dans le rapport de force« , témoigne Cathy Min Jung, autrice, comédienne et metteuse en scène qui a vu son dernier spectacle, La Cour des grands, coupé en plein envol, après quelques représentations seulement. Le résultats de trois ans et demi de travail, avec désormais un budget en déséquilibre et les perspectives de tournées compromises. Pour l’équipe, comme pour des dizaines d’autres compagnies, l’annulation des dates de spectacles signifie tout simplement l’annulation des contrats. Ceux qui ont la chance de bénéficier du statut d’artiste toucheront le chômage, mais ce n’est pas le cas de tous. « Pour l’instant, on est en train de voir avec l’Atelier 210 si un report est possible, mais leur saison prochaine est déjà bouclée. Donc ce sera plutôt pour la saison 21-22« , estime Cathy Min Jung, qui a par ailleurs fait inutilement un aller-retour vers Bangkok, ses jours de tournage sur place pour la série Netflix The Serpent, avec Tahar Rahim, étant annulés en dernière minute.
Au sein de la profession, personne ne croit à une reprise en avril. Certains s’accrochent à une réouverture en mai. Prévu du 8 au 30 mai, le Kunstenfestivaldesarts, climax de la saison artistique bruxelloise, a dévoilé son programme comme prévu, ce 24 mars, tout en annonçant que « l’édition de cette année n’aura pas lieu comme prévu initialement ». Un euphémisme.
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