« La culture contribue au projet sanitaire. Si les gens sont nourris intellectuellement, ils vivront mieux leur confinement »
Groggy, le secteur culturel? S’il est en effet touché de plein fouet par la crise actuelle, il fait également preuve d’une activité, d’une ouverture et d’une solidarité réjouissantes, insiste l’essayiste Frédéric Martel.
Écrivain, journaliste, sociologue, Frédéric Martel est un homme occupé. « À cet égard, le confinement est quelque chose que je connais bien. Ça sonne toujours un peu élitiste de dire ça, mais en tant qu’écrivain, ça fait au moins 20 ans que je m’enferme chaque été, durant les deux mois des vacances, pour écrire. Même si l’isolement actuel reste évidemment d’une tout autre nature, ça me donne au moins l’occasion d’avancer sur différents projets. » Auteur du remarqué Sodoma, enquête sur les coulisses du Vatican, sorti l’an dernier, il a également publié De la culture en Amérique (2006), Mainstream (2010) -sur la culture mondialisée- ou encore Smart (2014) -sur la diversité des Internets. Autant dire que celui qui est aussi animateur-producteur de Soft Power, « le magazine des industries culturelles et du numérique » sur France Culture, suit d’un oeil particulièrement attentif les effets de la crise du coronavirus.
Quels sont les premiers effets de la situation actuelle sur le secteur culturel?
Comme souvent, dans le cas d’un événement aussi brutal et radical, il y a des impacts négatifs mais aussi positifs. Dès qu’il y a forte disruption, toutes les cartes sont de toutes façons rebattues, pour le meilleur et pour le pire. Si l’on veut être positif, je constate qu’on assiste à un mouvement de solidarité assez inédit, unique même dans son ampleur, depuis au moins la Seconde Guerre mondiale. Tout à coup, la culture s’ouvre. Les musées mettent leurs collections sur le Net, les orchestres diffusent des concerts, etc. Comme si la question du modèle économique ou de la rentabilité ne se posait plus. À quelques exceptions près, tout est mis en ligne, rendu accessible, « offert ». Soixante-cinq millions de Français sont potentiellement chez eux, à ne « rien » faire, et il y a un élan pour leur fournir des contenus éducatifs, culturels, de divertissement, sans trop se poser de questions.
Cette mobilisation et cette solidarité sont assez magnifiques à observer. Ça peut sonner très « autocentré » comme discours. Mais on peut se dire qu’en mettant à disposition des contenus culturels et éducatifs, la culture contribue au projet sanitaire. Si les gens sont nourris intellectuellement, ils vivront mieux leur période de confinement. Ils resteront plus facilement chez eux, se protégeant et protégeant les autres. Ce n’est pas la culture qui se regarde le nombril. C’est la culture qui, avec ses moyens, participe à l’effort national.
D’un autre côté, elle paie le prix cher, avec la fermeture des salles de concert, de théâtre, de cinéma, etc.
On n’est évidemment qu’au début de la tempête et de l’analyse qu’on peut en faire. Il faudra des mois pour examiner ce qui constitue un problème économique considérable. Il y a d’abord simplement le manque à gagner des acteurs culturels, pour qui avril (et probablement mai à l’allure où vont les choses), représentait une période importante et qui voient leur économie basculer. En France, il faut prendre en compte le fonctionnement des intermittents du spectacle, qui doivent prester un certain nombre de jours sur scène ou derrière la caméra pour maintenir leurs droits, et qui risquent de se retrouver en grandes difficultés financières. Que deviendront également les costumes, les décors? Même pour les spectacles qui ne se joueront que cet été, en espérant que les mesures de confinement soient levées d’ici là, ça pose un souci. C’est en effet maintenant que les répétitions sont censées se dérouler. On s’apprête à faire face à d’immenses difficultés. Même si, je le répète, à ce stade, il est difficile de tirer des conclusions définitives. Ne serait-ce que parce que la durée du confinement n’est pas encore très claire. Que l’on parle de deux à trois semaines, ou d’une période d’au moins deux mois, ce n’est pas la même chose.
Qui sont les « gagnants » de cette manière de consommer la culture en confinement? Spontanément, on a tendance à pointer des acteurs comme Netflix, Canal + ou les autres plateformes de streaming ou de VOD. Vous confirmez?
Ce qui est le plus important, me semble-t-il, ce n’est pas tant de désigner les gagnants ou les perdants à court terme. Après tout, pendant les deux mois d’été, on peut aussi observer des variations dans la consommation culturelle. Ce qui m’interpelle davantage, ce sont les conséquences que la période que l’on vit pour le moment aura sur le long terme. Notamment dans les nouveaux comportements que l’on adopte pendant le confinement, et que l’on pourrait conserver par la suite. Aujourd’hui, par exemple, si vous voulez acheter un livre, la seule solution, c’est de le commander en ligne. Que ce soit sur le site de la Fnac, Amazon -le nombre d’acteurs en ligne n’est finalement pas si grand que ça… Pendant cinq, six, sept semaines, a fortiori dans un moment où vous bénéficierez de plus de temps pour lire, vous allez prendre l’habitude de passer par ces outils-là. Est-ce que ces nouveaux réflexes vont perdurer après la période de confinement? Jusqu’à quel point cela risque-t-il de peser sur les librairies indépendantes?
De la même manière, mais de façon peut-être moins « négative », pour la première fois sans doute dans l’Histoire, on met en pratique un travail à domicile, à distance. Les gens se retrouvent sur Skype, ou davantage encore sur Zoom, qui est une plateforme plus adaptée au télétravail. Est-ce que ces nouveaux comportements vont perdurer? Après tout, on se rend compte que c’est assez facile. Vous êtes chez vous, les réunions ne se passent pas plus mal, vous gagnez même du temps. Si ça marche, peut-être aura-t-on envie de prolonger l’expérience, de la généraliser, en la réservant peut-être à un ou deux jours par semaine? Ça me semble en tout cas être une piste intéressante à creuser.
Étrangement, on observe une baisse des chiffres de streaming sur les plateformes musicales. Le nombre d’écoutes du Top 200 des titres les plus streamés sur Spotify a diminué de 11 % dans le monde, lors de la deuxième semaine de mars.
Il faut rester prudent, ça reste des données qui devront être confirmées sur une durée plus longue. Cela étant dit, je peux imaginer que le confinement a en effet un impact sur l’écoute. La plupart des gens streament la musique dans les transports, en se rendant au boulot, ou même sur leur lieu de travail -un phénomène qui a été favorisé par la multiplication des open spaces, où écouter de la musique au casque est devenu une manière de s’isoler. Du coup, le fait de se retrouver en confinement chez soi et de ne plus bouger peut en effet éventuellement faire baisser les chiffres d’écoute. On peut aussi penser qu’écouter la musique chez soi est quelque chose que l’on fait en plus d’une autre activité. Vous vous asseyez rarement pour écouter un album, en ne faisant rien d’autre. Ce qui n’est pas le cas quand vous allumez la télé. Quand vous regardez une série sur Netflix, Spotify ne tourne pas…
Une plateforme de jeux vidéo en ligne comme Twitch semble également avoir gagné en popularité. Et pas seulement auprès du public de gamers, à qui elle est destinée à la base.
On a en effet des chiffres assez précis qui montrent une augmentation spectaculaire de tout ce qui concerne l’entertainment en ligne, quel qu’il soit. C’est valable pour les jeux vidéos, mais aussi pour les applications d’apprentissage de langue, les cours à distance, ou même les coachings sportifs à domicile. Dans ce cadre-là, Twitch est une plateforme intéressante. Ça peut paraître anecdotique, mais on peut voir par exemple certains profs passer par là pour donner cours. Ce n’est pas idiot, ils cherchent leurs élèves, et c’est souvent là qu’ils les trouvent. Comme Twitch a été pensé pour rassembler parfois des centaines de joueurs en même temps, elle est assez bien adaptée pour « faire classe » -plus que Skype ou même Zoom qui, au-delà de 20 personnes, devient moins pratique. Des profs qui jusqu’ici détestaient tout ce qui était ordinateurs, smartphone, jeux vidéo, se retrouvent à utiliser Twitch. Ça montre une vraie volonté de rester en contact avec les étudiants. J’ai discuté avec plusieurs proviseurs qui étaient vraiment épatés par la motivation de leurs profs. Ils envoient des mails, font des photocopies de cours, se mettent sur des plateformes qui ne sont pas vraiment faites pour eux, etc. La situation créée par la pandémie est évidemment terrible, mais de ce point de vue-là, la mobilisation est assez spectaculaire…
La culture se mobilise en temps de crise. Mais l’implication de certains est parfois mal perçue. Il suffit de voir les retours de flamme qu’ont subis les journaux de confinement tenus par une série d’écrivains (avec Leïla Slimani dans Le Monde et Marie Darrieussecq dans le Point, comme principales « cibles »)…
C’est assez facile de critiquer, en deux tweets, ce que celui qui tient ce genre de journal a mis du temps à écrire. Évidemment, certains sont bons, d’autres plus mauvais, ou représentent une certaine classe sociale. Mais, ma foi, ce n’est pas tellement nouveau par rapport à ce qu’on lit dans les romans en général. Donc j’aurais tendance à saluer ceux qui tentent l’exercice. Je ne suis pas obligé de les lire, encore moins de les aimer. Mais au moins, ils font quelque chose de cette période, et ils le partagent.
La culture s’ouvre, se rend plus accessible. Mais, malgré ce fourmillement, réussit-elle à toucher les publics les plus précarisés?
On ne va pas se mentir: ce n’est pas cette accessibilité culturelle et éducative qui va changer la donne. Au contraire, on sait bien que l’éducation à domicile est encore plus inégalitaire que celle qui est dispensée par l’école. Parce que ça dépend des moyens techniques de chacun, de l’accès à Internet, de la disponibilité et de l’implication des parents, notamment pour les plus petits, qui ne peuvent se débrouiller tout seuls, etc. Donc ce ne sont pas toutes ces propositions en temps de confinement, aussi nombreuses soient-elles, qui vont réduire la fracture sociale. Mais ce n’est pas pour autant une raison pour ne pas le faire. Je suis un « Bourdieusien », mais une fois que l’on a pris acte, par exemple, des inégalités scolaires, on n’a d’autre choix que d’essayer de trouver des solutions pour les diminuer.
Je fais partie de ceux qui pensent que chacun reste malgré tout maître de sa vie, de ce qu’il veut en faire. Par ailleurs, je ne suis pas non plus dans le jugement. Si vous voulez passer votre mois à regarder l’intégralité de Game of Thrones, pourquoi pas? Une série peut être innovante, expérimentale, pleine de richesses. Pour le dire autrement, on n’est pas obligé d’être dans une culture élitiste.
Le 22 mars dernier, vous présentiez sur France Culture une émission spéciale, la seule diffusée encore en direct, où vous avez présenté pendant deux heures une série d’initiatives et de propositions culturelle et éducatives. « Ce qui se passe en France, depuis une semaine, est stupéfiant. Des dizaines de milliers de projets, d’initiatives, sont apparus partout, comme un véritable printemps », disiez-vous en introduction, avec une énergie tranchant avec la sinistrose ambiante.
Oui, nous avions envie de proposer une émission résolument positive. Nous ne sommes pas une chaîne info, qui doit s’inscrire dans la boucle de l’actualité circulaire. Nous sommes plutôt dans le Temps retrouvé de Proust. Aujourd’hui, on se retrouve dans une situation que l’on n’a pas choisie, mais qui est là, et qui tout à coup met de nombreuses personnes face à un temps immense, considérable. Ça n’arrive normalement jamais dans une vie! Même les vacances sont rarement aussi longues, et ne se vivent de toutes façons que rarement enfermé chez soi. D’où l’envie de donner des idées de projets à accomplir, ou des manières d’investir ce temps pour ne pas le perdre. C’est aussi une sorte de pied de nez au virus que de tenter de faire de ce moment quelque chose de positif. À chacun de trouver ses solutions, ses projets. Ça peut être apprendre la cuisine, une langue étrangère, se plonger dans la musique classique, enchaîner les séries télé ou… lire À la recherche du temps perdu...
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