Tensions autour du retour de Gaston
Les éditions Dupuis ont prévu de l’annoncer en fanfare au festival d’Angoulême: Gaston Lagaffe va renaître de ses cendres. Un nouvel album de gaffes sortira en octobre sous la plume de Delaf, le dessinateur des Nombrils. Une reprise, avant un procès?
L’auteur et les équipes de Dupuis y travaillent depuis cinq ans, mais la fille de Franquin n’a été prévenue qu’il y a quatre mois: les gags de Gaston Lagaffe reviennent, vingt-cinq ans après la mort d’André Franquin, sous la plume de Marc Delafontaine, alias Delaf, le dessinateur québécois de la série (à l’arrêt) Les Nombrils. Les premières planches paraîtront dans le journal Spirou dès ce mois d’avril, un nouvel album est programmé en octobre. Un événement éditorial qui risque de faire les gros chiffres des librairies, mais aussi les gorges chaudes des adorateurs des créations de Franquin et de donner du boulot aux observateurs de la planète BD puisque cette reprise se fera sans l’accord d’Isabelle Franquin (lire notre interview en bas de l’article), l’ayant droit du dessinateur et détentrice de son droit moral, comme elle nous l’a confirmé dans un entretien exclusif.
Stéphane Beaujean, le directeur éditorial de Dupuis (lire son interview complète en fin d’article), dans le giron du groupe français Média Participations depuis quinze ans, nous a confirmé l’information par écrit, tout en en précisant la genèse: « En 2016, la rédaction de Spirou a demandé à plusieurs auteurs de la maison de réaliser une planche en hommage à Gaston pour un album intitulé La Galerie des gaffes. Marc Delaf a proposé une planche étonnante, réalisée avec une esthétique épousant tous les codes de Franquin. Lors de sa publication dans Spirou, cette planche-hommage lui a valu une pluie de louanges tant des professionnels que des fans, tous impressionnés par cette capacité inattendue à se glisser dans les chaussons de Franquin. C’est alors que les Editions Dupuis, qui détiennent les droits d’édition, ont commencé à réfléchir à la possibilité de réaliser un nouvel album complet de Gaston. » Et de préciser: « Il est de notre devoir moral d’éditeur de tout mettre en oeuvre pour empêcher la tombée en désuétude d’une oeuvre qui nous a été confiée, alors qu’elle reste éminemment moderne. C’est exclusivement de la vitalité de Gaston, de sa pertinence dans le monde d’aujourd’hui dont il est question pour nous. »
Mais qu’en est-il alors du souhait de l’auteur? Si Stéphane Beaujean admet qu’ Isabelle Franquin n’accepte pas l’idée d’une reprise », il réfute l’idée qu’André Franquin était contre: « Franquin, dans ses interviews, a montré qu’il n’était pas dogmatique. Bien au contraire, ses avis évoluaient en fonction du contexte et il changeait de position sur de nombreux sujets ayant trait à son oeuvre. Par exemple, il a considéré le Marsupilami comme son bébé et interdit à d’autres auteurs de le reprendre, pour mieux le confier à Batem des années plus tard. Le discours sur la reprise de Gaston n’y échappe pas et varie au cours du temps, à chaque fois pour de bonnes raisons. C’est finalement au début des années 1990 que Franquin a arrêté sa position sur la question. Il a décidé de vendre son personnage et ses droits sur Gaston en autorisant lui-même, dans les accords qu’il signe, que son personnage soit repris moyennant le respect du droit moral. »
Le droit moral, contrairement aux droits d’auteur et droits patrimoniaux que Franquin a cédés peu à peu vers la fin de sa vie sur tous ses personnages, et dans des circonstances qu’il reste à éclairer, est, lui, effectivement incessible, et permet à l’ayant droit, pendant une période de septante ans, d’avoir son mot à dire sur l’exploitation de l’oeuvre, et de s’assurer que les volontés de l’auteur soient respectées. Isabelle Franquin n’a, elle, aucun doute sur l’opinion de son père. Les quelques interviews données par André Franquin sur le sujet nous semblent effectivement toutes aller dans le même sens. On se contentera de citer un passage (p. 165) du livre de Hugues Dayez, Le Duel Tintin/Spirou, paru en 1997, année de la mort d’André Franquin: « S’il fallait, en vieillissant, préparer ses dernières volontés, je dirais vraiment « ne faites jamais dessiner Gaston par quelqu’un d’autre! » » Seule certitude aujourd’hui: la « saga des gaffes » est repartie pour un tour.
Stéphane Beaujean, directeur editorial Dupuis: « Franquin, le long de ses interviews, a surtout montré qu’il n’était pas dogmatique »
Pouvez-vous me confirmer la reprise de Gaston Lagaffe? Par Delaf ? Seul au scénario et dessin ? Avec un nouvel album prévu en fin d’année ?
Tout à fait, un nouvel album de Gaston Lagaffe, écrit et dessiné par Delaf, est prévue pour le mois d’octobre 2022.
Quel a été la genèse du projet : est-ce une proposition de l’auteur, ou un souhait de la maison (détentrice des droits patrimoniaux de Gaston) ? De Dupuis, voire de Médias Participations ?
En 2016, la rédaction de Spirou a demandé à plusieurs auteurs de la maison de réaliser une planche en hommage à Gaston pour un album intitulé « La Galerie des gaffes ». Marc Delaf, dans ce cadre, a proposé une planche tout à fait étonnante, réalisée avec une esthétique épousant tous les codes de Franquin. Lors de la publication dans Spirou, cette planche hommage lui a valu une pluie de louanges venant tout autant des professionnels que des fans, tous impressionnés de cette capacité inattendue à se glisser dans les chaussons de Franquin.
C’est alors que les Éditions Dupuis, qui détiennent en effet les droits d’édition, ont commencé à réfléchir à la possibilité de réaliser un nouvel album complet de Gaston. Alors que dans nombre d’esprits, confier Gaston à un autre dessinateur capable de le dessiner à l’identique ne semblait pas possible, Marc Delaf venait de prouver le contraire avec maestria. Delaf, après quelques hésitations face au challenge que notre demande représentait, finit par accepter. En tant que franquinophile, une longue période de maturation commençait pour lui. Quel Gaston Faire ? Comment le reprendre sans le dénaturer ou le trahir ? L’important, c’était de garder en tête que Gaston était une oeuvre complexe et extrêmement personnelle. Ce nouveau Gaston est le fruit de 5 ans de recherches et de labeur.
L’arrêt des « Nombrils » est-il directement lié à cette reprise ?
Pour nous, il s’agit plus d’une « pause » que d’un arrêt. Mais oui, cette pause est bien liée au temps de création de ce nouvel album de Gaston.
Le projet est-il né en parallèle aux cent ans de la maison Dupuis ? D’autres nouveaux développements sont-ils à attendre ? Film, série, animation ?
Le projet n’est pas né dans le sillage des évènements liés à notre centenaire. C’est un heureux hasard de calendrier. Et si de nombreux développements sont à attendre autour des personnages de la maison pour l’année à venir, il n’y a en revanche aucun autre projet en développement autour de Gaston pour le moment.
Où en est, aujourd’hui, le « fond » Gaston Lagaffe ? Les ventes sont-elles à la hauteur du monument que sont Franquin et Gaston ? Quels sont les attentes ou perspectives avec cette reprise ?
Absolument tous les classiques de la bande dessinée franco-belge qui n’ont pas de reprise sont en perte de vitesse croissante depuis l’an 2000, à mesure que l’époque change, que les nouveautés se démultiplient (X7 en dix ans, passant de 700 à 5000 entre 1995 et 2005). Gaston n’y échappe pas. Les ayants-droits et les maisons d’édition n’ont, à ce jour, réellement trouvé qu’une seule et unique solution pour résister à cette entropie liée à ce changement d’époque brutal : créer une suite aux aventures de leurs héros et raviver leurs visages dans les mémoires avec des rendez-vous réguliers. Toutes les autres initiatives – créer de nombreuses lignes de produits dérivés, des films, des nouvelles éditions avec de nouvelles couleurs… n’ont qu’un effet rebond temporaire et relativement bref.
Ainsi en 2013, un sondage IFOP montre que 77% sondés connaissaient Gaston mais que ça chute très rapidement puisqu’ils ne sont déjà plus que 57%, quatre ans plus tard, en 2017. A titre de comparaison, la notoriété des personnages historiques qui continuent de vivre grâce au travail de repreneurs est éloquente : la notoriété d’Astérix est ainsi de 96%, celle des Schtroumpfs de 96%, Boule & Bill 89%, le Marsupilami 86% et Lucky Luke 83%… alors que pour certains, ils n’ont jamais eu le succès de Gaston.
La question des ventes ne peut donc pas être envisagée uniquement selon sa dimension financière. La croissance de Media Participation ne dépend évidemment pas d’une relance de Gaston Lagaffe. En revanche, il est de notre devoir moral d’éditeur de tout mettre en oeuvre pour empêcher la tombée en désuétude d’une oeuvre qui nous a été confiée, alors qu’elle reste éminemment moderne. C’est exclusivement de la vitalité de Gaston, de sa pertinence dans le monde d’aujourd’hui dont il est question pour nous.
Quid du souhait de l’auteur ? J’ai retrouvé plusieurs interviews dans laquelle Franquin se disait farouchement contre l’idée d’une reprise de Gaston… A-t-il exprimé d’autres souhaits ?
Franquin, le long de ses interviews, a surtout montré qu’il n’était pas dogmatique. Bien au contraire, ses avis évoluaient en fonction du contexte et il changeait de position sur de nombreux sujets ayant trait à son oeuvre. Il a par exemple considéré le Marsupilami comme son bébé et interdit à d’autres auteurs de le reprendre, pour mieux le confier à Batem des années plus tard.
Le discours sur la reprise de Gaston n’y échappe pas et varie au cours du temps, à chaque fois pour de bonnes raisons. Dans un premier temps, à la création de Gaston, Franquin n’envisage d’ailleurs pas de dessiner le personnage car il est débordé par son travail sur d’autres séries.
Dans la seconde moitié des années 1990, alors qu’il a déjà vendu les droits de son personnage et que son rythme de production décroit, Franquin sous-entend en interview qu’il pourrait éventuellement accepter qu’on reprenne Gaston avec un dessinateur qui partirait de son style pour faire mieux. Enfin, à cette époque, Franquin se laisse à déléguer son personnage quand le projet ne l’intéresse pas ou qu’il manque de temps, comme lorsqu’il confie à Roger Brunel le dessin d’une campagne publicitaire mettant en scène Gaston.
Ce ne sont que quelques-uns des exemples des changements de points de vue de Franquin sur la question. Franquin était tiraillé, cherchait des auteurs libres mais capables de s’inscrire, du moins dans un premier temps, dans ses pas, comme l’avait fait Jean Giraud avec Jijé sur la série Jerry Spring, et que Franquin considérait comme exemplaire.
C’est finalement au début des années 90 que Franquin a arrêté lui-même sa position sur la question. Il décide de vendre son personnage et ses droits sur Gaston en autorisant lui-même, dans les accords qu’il signe, que son personnage soit repris moyennant le respect du droit moral. C’est très rare, surtout à cette époque, qu’un auteur prenne des dispositions aussi claires de son vivant.
Le cas échéant, les ayants droits et détenteurs du droit moral de Franquin pourraient être opposé à une telle reprise. Quelle est la position de Dupuis à ce sujet ?
Nous avons bien évidemment présenté les planches à Isabelle Franquin et expliqué les raisons pour lesquelles nous pensions indispensable d’offrir aujourd’hui une nouvelle vie à Gaston et pour lesquelles nous étions confiants sur la cohérence et la qualité de cette nouvelle création. Pour sa part Isabelle Franquin n’accepte pas l’idée d’une reprise. Nous ne connaissons pas son avis sur le fond : nous n’avons jamais reçu de réponse au dossier complet que nous lui avons remis en main propre. Elle avait pu découvrir le talent de Delaf dans un gag paru dans un album hommage il y a plusieurs années.
Nous pouvons comprendre qu’émotionnellement cette idée soit difficile à accepter. Et nous ne le dirons jamais assez : personne ne pourra égaler le talent du créateur originel. C’est ainsi que l’album de Delaf est conçu comme un véritable hommage, au plus près de l’esprit et de l’esthétique canoniques de ce grand maître du 9eme Art. Ces choix, adoptés également sur les suites de Blake et Mortimer, Lucky Luke, Astérix et Corto Maltèse, ont pourtant prouvé leur capacité à défendre avec respect la mémoire des créateurs originels, avec une réception unanime sur le plan critique et commercial. Surtout, c’est André Franquin lui-même qui, au début des années 90, a décidé de vendre son personnage Gaston et ses droits en exprimant clairement sa volonté sur les conditions d’une suite de Gaston : oui, mais moyennant le respect du droit moral.
Isabelle Franquin: « Ce n’est pas possible »
Contactée par nos soins, la fille d’André Franquin ne partage pas l’enthousiasme de Dupuis autour de cette reprise. Et entend bien s’y opposer en usant de son droit moral.
Quand vous a-t-on parlé de cette reprise pour la première fois?
Très récemment, le 7 décembre. J’ai accepté une réunion avec Stéphane Beaujean, le directeur éditorial de Dupuis. Il y avait des problèmes concernant la charte graphique du merchandising de Gaston et dans la rédaction de textes prévus dans des publications spéciales, je pensais qu’on pourrait parler de cela. Dans son e-mail, il disait vouloir me présenter un projet autour de l’univers de Gaston. Je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait être. A ce rendez-vous, j’ai été très surprise de la présence de la juriste de Dupuis. Ils m’ont lâché: « On va faire la reprise de Gaston. » J’ai reçu, à titre d’exemple, du moins je le pensais, ce qui avait déjà été fait par le dessinateur, un échantillonnage de gags de Gaston et une sorte d’histoire complète. Ma première réaction a été: ce n’est pas possible. Je ne peux que refuser puisque l’auteur a manifesté sa volonté que son personnage ne lui survive pas. Je suis donc forcée d’avoir cette opinion-là. C’est l’auteur que je représente et l’auteur que j’essaie de faire respecter. Et je l’ai dit clairement tout de suite.
Quel est le champ d’application de votre droit moral?
Le droit moral, c’est un très beau droit, pas très connu, pas achetable ni vendable, il est incessible, on ne peut pas s’en débarrasser: il est à l’auteur, puis échoit aux ayants droit. Il doit s’utiliser pendant septante ans après la disparition de l’auteur et il veille au respect de l’éthique et de l’esthétique de l’oeuvre: malgré parfois ses propres goûts, on veille à ce que la volonté de l’auteur soit respectée au mieux. En effaçant ses propres aspirations. Mais c’est un droit intéressant dans la mesure où il bétonne pendant septante ans l’intégrité de l’oeuvre. Même si on n’en possède plus les droits patrimoniaux, comme c’est le cas ici, on peut empêcher de faire n’importe quoi.
Vous exercez ce droit moral presque quotidiennement, mais il y a un fameux précédent: Gastoon, un projet de série qui n’a connu que deux albums en 2011 et 2012, pilonnés depuis.
Oui, c’était à l’époque de Marsu Productions. Mes avocates en avaient obtenu l’interdiction, en faisant valoir le droit moral, à savoir que mon père ne voulait pas que Gaston soit ressuscité, d’une manière ou d’une autre. Ça s’est réglé à l’amiable. L’édition des deux tomes a cessé et le troisième n’a pas été édité. Plus récemment, j’ai obtenu que Gaston soit le seul personnage à ne pas faire l’objet d’un re-design complet dans le cadre du Parc Spirou, qui a ouvert dans le sud de la France. Même pour l’adaptation en film, dont je n’ai pas à me prononcer sur la qualité, on m’avait soumis le scénario. Un moment, Gaston est chassé du bureau, il partait sans la mouette, le chat, le poisson rouge… Là, j’ai dit: « Ce n’est pas Gaston. » Mais mes arguments doivent toujours être censés et basés sur une réflexion, d’après la convention pour ma défense du droit moral que j’ai passée avec Média Participations, après leur rachat de Marsu. L’usage que je fais de mon droit moral doit être structuré et raisonné ; mes observations doivent être écrites et motivées.
Vous n’avez donc aucun doute sur la volonté de votre père de ne pas voir Gaston repris par d’autres?
Aucun, dès le moment où il y a des interviews, où il a déclaré devant des collègues et moi-même qu’il ne désirait pas que quelqu’un d’autre reprenne Gaston, qu’il voulait qu’il s’éteigne avec lui, je n’ai pas le choix. On me proposerait un Gaston dessiné par Picasso, je dirais non aussi, évidemment.
Reste que votre père a vendu l’exploitation de tous ses personnages, que certains, comme le Marsupilami, ont déjà fait l’objet de reprises… Comment expliquez-vous cet attachement si particulier, au-delà du cliché que Gaston était un double de papier?
Je dirais que Gaston est né de manière presque biologique. C’est d’abord une idée d’animation assez ténue, un type qui fait les choses de travers, mais au fur et à mesure, le personnage a pris forme. Pour la première fois, on a laissé à mon père le temps d’appréhender ce personnage et de le faire évoluer avec les années. Spirou & Fantasio, c’était une reprise, Modeste et Pompon, ce fut une création presque instantanée, calibrée pour Tintin, sortie toute faite, même si le personnage, scénarisé surtout par Greg, et sur mesure, était assez proche de mon père. Mais Gaston, il a eu le temps de se l’approprier, de le peaufiner et d’y mettre des choses plus personnelles. Gaston véhicule beaucoup des idées de l’auteur. Il a aussi souvent dit « Gaston me reposait », c’était pour lui comme une parenthèse de dessiner ce type mou, comme une réponse à trop d’efficience dans son travail, à cette générosité pour le lecteur qu’il a toujours eue, qui était son mot d’ordre, mais qui le laissait épuisé.
Comment envisagez-vous la suite? La reprise va être annoncée, l’album est prévu. Ils passent outre votre avis?
Oui. Mais je vais continuer ma besogne de droit moral. Je ne suis pas juriste, je ne peux pas vous expliquer les arcanes de la procédure, mais je n’ai pas le choix, il faut que j’aille jusqu’au bout de mon refus de cette « résurrection » de Gaston. Si j’acceptais, je trahirais la volonté de mon père, je galvauderais le droit moral qui, je le répète, est un droit beau et utile. Au final, je perdrais également toute ma cohérence et mon intégrité dans l’exercice du droit moral.
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