Philippe Marczewski

Mon obsolescence programmée: la carte blanche de Philippe Marczewski

Philippe Marczewski Fondateur du Livre aux Trésors (Liège)

« Depuis peu, quelque chose me tracasse. Mettons cela sur le compte d’une grande tension dans la société. Il faut sans cesse se situer, avoir un avis sur tout (si possible tranché) et le faire savoir sur les réseaux sociaux (si possible de manière radicale). Il y a en ce moment tant d’occasions de se fâcher avec ses amis! »

Philippe Marczewski

Successivement chercheur en neuropsychologie et libraire à Liège, Philippe Marczewski est aujourd’hui écrivain, remarqué pour son Blues pour trois tombes et un fantôme (Inculte, 2019), déambulation jazzy liégeoise. Son dernier ouvrage Un corps tropical (Inculte) a reçu le prix Rossel 2021.

Je ne dis pas ça pour attirer l’attention mais c’est bientôt mon anniversaire. D’habitude, je ne suis pas très inquiet du temps qui passe -disons, pas encore- mais depuis peu, quelque chose me tracasse. Mettons cela sur le compte d’une grande tension dans la société. Il faut sans cesse se situer, avoir un avis sur tout (si possible tranché) et le faire savoir sur les réseaux sociaux (si possible de manière radicale). Il y a en ce moment tant d’occasions de se fâcher avec ses amis! Chaque nuance exprimée après de longues et tortueuses précautions oratoires, chaque bémol timidement mis à une opinion sont considérés comme la preuve irréfutable d’un ralliement à l’autre camp. Chacun des bords revendique pour soi la complexité (dont il nie toute trace de l’autre côté) et la plus élémentaire démarche dialectique est jugée comme un manquement à des principes plus raides que les barreaux d’une prison.

Bref, plus ça va, moins je parviens à me faire un avis, ou plutôt: moins j’ai envie d’en avoir un. Je suis constamment enlisé dans les hésitations. Je m’efforce de penser contre moi-même et, conséquence logique, je ne cesse de me contredire. Si encore cela se limitait à de grandes questions d’actualité ou à des débats de société fondamentaux, je ne m’en inquiéterais pas. Mais la confusion gagne jusqu’à ma sphère la plus intime. J’y ai perdu toute forme de rigueur doctrinale et c’est avec peine que je reconnais en moi le jeune homme intransigeant que je fus et qui traînait une solide réputation de snobisme. Auparavant (je veux dire, quand j’avais moins de graisse abdominale et plus de temps devant moi), les choses étaient simples: on se fâchait avec des amis pour de bonnes raisons. Le souvenir de longues années de camaraderie pouvait se ternir pour une cassette de Toto découverte par hasard sous le siège d’une voiture. Désormais je ne sais plus quoi penser. Je me surprends à reconsidérer des Vérités de ma jeunesse que je croyais intangibles, du genre « Supertramp, c’est de la merde ». Et si je ne vais pas jusqu’à réhabiliter tout à fait mes répugnances anciennes, je n’éprouve plus d’hostilité. Tout juste de l’indifférence. Parfois de la nostalgie.

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Mais il y a plus grave. Cet amollissement ne serait rien s’il ne s’accompagnait d’un constat bien plus cruel: je suis complètement largué, culturellement parlant. Je mets à part la littérature -après tout, c’est ma partie- à propos de laquelle je me targue d’avoir encore un peu de nez pour distinguer ce qui nourrit l’époque de ce qui la gave de sucre et de gras. Mais pour le reste, c’est la déchéance. Certes, en prenant de l’âge, j’ai accepté d’être complètement passé à côté de mon temps en bien des domaines: je n’ai jamais rien compris aux jeux vidéo et pas grand-chose à la danse contemporaine, par exemple. Et les trois quarts des réseaux sociaux me semblent un archipel plus lointain que la Papouasie. Mais prenons la musique. Longtemps je me suis tenu au courant. Je lisais la presse, je suivais la nouveauté avec avidité. J’écoutais des centaines d’albums, j’allais à des concerts. Et ma main ne tremblait pas pour trier le bon grain de l’ivraie! Aujourd’hui, voyant passer çà et là les listes que d’autres plus musicalement conscients dressent en fin d’année, je réalise que sur, disons, une centaine de disques cités, je n’en ai écouté AUCUN, et l’aurais-je fait que je ne parviendrais pas davantage à me forger un avis. Tous mes repères se sont émoussés comme une épée qui aurait trop longtemps servi. Il y a deux ans à peine, je faisais encore illusion auprès de ma fille aînée en passant du rap US des années 2000, mais c’est terminé: je ne connais plus le dixième des artistes qu’elle écoute et je vois bien son sourire plein de compassion quand je me hasarde à un conseil musical. Mes disques et mes playlists ressemblent à une collection de mycoses.

J’espère que ça ne va pas s’aggraver.

Et tout ça à cause de la pandémie!

Par chance, le temps n’a aucune prise sur la mauvaise foi.

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