Cosey dit adieu à Jonathan
Après quarante-six ans d’une proximité rare en bande dessinée, Cosey dit adieu à Jonathan, son double de papier. Un dix-septième et dernier opus formidable, libre et empreint de sagesse tibétaine, comme son héros et comme son auteur qui ne voulait pas faire l’album de trop. « Tout ce qui a un début a une fin. »
Il y a des fins de série qui restent mémorables, des finals de film qui font pleurer les plus insensibles et même des chutes de films d’animation qui vous enserrent la gorge: les ultimes minutes de Six Feet Under, la scène finale de La La Land, le dernier envol de Là-haut… Mais en BD, on a beau chercher, c’est plus rare. D’abord, parce que beaucoup d’auteurs n’en ont pas eu l’occasion, trimant jusqu’à leur dernier souffle. Ensuite parce que d’autres ont préféré tirer en longueur, soit leur série soit leur final ; on pense au géant Jean Giraud, qui avait mené son Blueberry jusqu’à La Dernière Carte puis au Bout de la piste avant de finalement remettre ça, presque jusqu’à sa mort. Enfin parce que ceux qui restent, les éditeurs s’en occupent, leur trouvant avec plaisir des successeurs, dignes ou indignes, pour reprendre les commandes de la machine à cash (suivez mon regard « par Toutatis », ou « by Jove! »).
Bref, un vrai beau final, émouvant parce que définitif, c’est rare et précieux, comme le furent à peu près tous les albums de Jonathan dans la petite histoire de la bande dessinée et la longue vie de son héros éponyme, entamée dans le journal Tintin, en 1975. Cet adieu à la fois déchirant et joyeux, on le retrouve dans le dernier tour de piste de Cosey, tant il y a mis le meilleur de lui-même et de son art: La Piste de Yéshé se décline en soixante planches aériennes, lumineuses, tendres et troubles, baignant plus que jamais les lecteurs dans les paysages tibétains et la philosophie bouddhiste.
« C’est, évidemment, presque comme un deuil. Là, à vous en parler, je ressens une certaine nostalgie, je m’inquiète même un peu! », lance en boutade l’auteur suisse depuis son domicile. Le regard tourné vers les Alpes, il se reprend: « En fait non, on évolue, toujours pour un mieux, et on quitte tout ça, cet attachement aux choses. En tant que lecteur, je râle moi-même sur les séries qui n’en finissent plus, qui vous mènent par le bout du nez ; je voulais éviter ça à mes lecteurs. C’est une séparation, mais c’est aussi une chance. Celle de pouvoir se dire au revoir joyeusement. Et je n’ai pas de doute: c’était la fin qu’il fallait faire. »
« L’impression qu’il existe »
Le dernier album de Jonathan, qui boucle effectivement la boucle, ressemble à ses premiers pas: ils étaient déjà, comme lui, complètement atypiques. Là où ses pairs et collègues multipliaient les récits de genre et de fiction sans guère dévier de l’archétype du héros « adulescent » (généralement beau, spectaculaire et fort en gueule), Cosey a choisi d’emblée d’autres voies, qui s’avéreraient révolutionnaires pour son art, l’ouvrant à une fiction plus adulte et plus « auteuriste » qui annonçait le roman graphique: un héros discret, taiseux et presque absent, plus baba cool que baroudeur ; des aventures certes exotiques, au Népal, en Inde, au Japon, mais surtout intérieures ; une narration qui tourne le dos au tempo court, aux rythmes endiablés, qui ose la contemplation et, surtout, une veine autobiographique parmi les plus troublantes, qui fera la marque et l’identité et du héros, et de son auteur.
Un auteur récompensé dès 1983 par le Prix du meilleur album au festival d’Angoulême (Kate, un chef-d’oeuvre!) jusqu’en 2017, année où il fut élu Grand prix par ses pairs. Une reconnaissance qui a enfin mis sous l’étau cet étonnant syndrome de l’imposteur qui ressurgit de temps en temps: « Je ne sais pas si Jonathan a été une série importante. Différente, oui. Honnêtement, mon dessin n’était pas époustouflant, je savais que si je faisais un western, je n’arriverais pas à la cheville des autres. Je savais aussi une chose: je me devais d’être original, d’apporter une note plus personnelle. Je l’ai trouvée dans ce personnage, dans le rapport d’emblée très flou que j’ai nourri avec lui: Jonathan est un miroir, un double de papier, mon meilleur ami, mon ami imaginaire. Il est parfois moi-même également, mais ce trouble, cette partie de moi, les parties observées, vécues, que je mets dans mes fictions, n’ont toujours eu qu’un seul but: m’aider à évoquer un univers, et donner l’impression qu’il existe. »
Ainsi, dès les premières planches de Souviens-toi, Jonathan…, Cosey alimentait-il le trouble: son héros de papier lui ressemble plus qu’étrangement (le même physique, le même goût pour les montagnes, le Tibet, la lecture de Jung ou encore la moto) et pourtant, l’auteur précisait avant même d’entamer son récit, dans une « lettre » ouvrant ses aventures: « A l’époque où je fréquentais Jonathan, nous approchions tous deux de la vingtaine, et s’il est vrai qu’il n’avait rien d’un héros de BD, je ne ressemblais guère à l’idée qu’on se fait d’un dessinateur […] On peut dès lors douter de la véracité de ce récit, mais… peut-être faut-il ajouter que, d’une certaine manière, je n’ai jamais quitté Jonathan. » Jonathan, double de Cosey, d’un autre, ou pur produit de fiction? Si La Piste de Yéshé creuse encore la question et qu’il faudra attendre l’ultime case de ce dernier album pour en avoir un aperçu de réponse, Cosey insiste: « Le flou est une nourriture qui enrichit l’impression de réalité. J’ai moi aussi passé du temps, beaucoup, dans le Ladakh (NDLR: le pays des hauts cols, au nord de l’Inde) ; j’ai logé dans le même monastère que lui, j’ai dormi dans sa cellule, j’ai rencontré le moine qui l’accueille là. Et ce que je raconte sur la « sinisation » du Tibet, pays occupé, phagocyté, est évidemment authentique. Tout ce vécu nourrit aussi la fiction, dans le seul but que le lecteur puisse y croire. Et donc ressentir de vraies émotions. »
Alors que paraît ce dernier Jonathan, l’auteur suisse publie également une imposante monographie (1) reprenant pour l’essentiel ses nombreux carnets de route et des dessins pris sur le vif, véritables journaux intimes donnant cette fois à voir les méandres de sa création et de son travail autour de Jonathan, de l’Inde, du Népal et du Tibet. Est-ce à dire que Cosey, 71 ans, est arrivé à l’heure de la synthèse et du bilan? « Je n’ai pas envie de retraite, je vous rassure, mais je n’ai pas de plan non plus. J’ai juste envie de prendre un peu de temps. Comme Jonathan. »
La Piste de Yéshé
« Commençons par le passé… », nous dit d’emblée Jonathan, de cette habituelle voix off qui a accompagné de plus en plus souvent ses albums et ses aventures intérieures, fussent-elles au bout du monde. C’est une lettre, reçue poste restante à Delhi, qui l’a ramené dans les montagnes de l’Himalaya, alors qu’il s’apprêtait enfin à revenir en Europe. Un monastère au coeur du Ladakh, au bout de la piste de Yéshé, où Jonathan va attendre. Et attendre longtemps, sans que jamais le temps ne paraisse long. Car le monastère est un condensé de chaleur humaine, et que la lettre est de Drolma, la petite Tibétaine devenue à moitié sauvage depuis l’assassinat de ses parents, que Jonathan avait rencontrée puis presque adoptée dans Pieds nus sous les rhododendrons, son troisième album. Et Drolma a bien grandi, elle est elle-même devenue mère, et a parlé de Jonathan a ses enfants: « Mes deux filles prétendent qu’un homme tel que toi n’existe pas, ou que tu es tout au plus un personnage de fiction. Je ne serais pas étonnée que tu leur donnes raison. […] Je serai à Yéshé Gompa (région de Ngari) à la mi-juin. Ce serait une joie de t’y voir, que tu existes ou non. »
Jonathan va donc l’attendre, tout en se fondant dans le quotidien des Tibétains. Une expérience qui l’amènera à se pencher sur son passé et ses rencontres, invoquant dans sa retraite bouddhiste tous ses meilleurs souvenirs, de Saïcha à Kate, l’inoubliable Kate… En 2013, Celle qui fut devait déjà être le dernier album de Jonathan dans l’esprit de Cosey. Mais cette fin-là ne l’avait que « moyennement satisfait ». Il attendait donc l’énergie de la bonne idée pour tirer définitivement le rideau, cette fois en beauté et, vraiment, en toute liberté. Une liberté tant graphique que narrative, qui fait plaisir à voir à chaque case. Pour une bonne idée qui prend la forme d’une ultime mise en abyme, plus contemplative et philosophique que jamais: de toutes les quêtes, seule celle de soi compte réellement, semble nous susurrer ce grand auteur et bel humain qu’est Cosey.
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