Woody Allen: mémoires d’un imperfectionniste

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Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Woody Allen partage les souvenirs d’une vie dans un livre qui a bien failli ne jamais sortir.

Soit dit en passant est un livre rescapé, une somme de souvenirs qui aurait pu ne jamais paraître, tant la pression sur les éditeurs fut et reste grande. Il devait sortir chez Grand Central Publishing, filiale du groupe Hachette. Ce dernier avait finalement cédé face au tollé organisé par le clan Farrow (lire Woody Allen revient sur ses accusations d’agression sexuelle) et renoncé à la publication. Deux semaines plus tard, Arcade Publishing récupérait l’objet du scandale, sa cofondatrice Jeannette Seaver expliquant: « En cette époque étrange où la vérité est trop souvent balayée comme fake news, nous préférons laisser un artiste respecté s’exprimer, plutôt que de céder à ceux qui veulent le faire taire« . Apropos of nothing (littéralement à propos de rien) put ainsi être proposé aux lecteurs de langue anglaise. En France, c’est Stock qui l’édite sous le titre moins marqué d’autodérision de Soit dit en passant.

Woody Allen s’y présente, en tant que cinéaste, comme un « imperfectionniste« . « Engager de grands acteurs et les laisser tranquilles, tel a toujours été mon grand secret pour la mise en scène« , déclare un réalisateur qui ne revoit jamais ses films et ne masque pas sa déception devant la plupart d’entre eux. « Je reconnais que mes talents d’acteur sont, dirons-nous, limités« , poursuit-il sur le même mode autocritique. Et d’insister sur le rôle qu’a pu jouer la chance dans sa trajectoire professionnelle: « Tout n’a souvent été dû qu’à un coup de dés et à rien de plus« . Rien d’étonnant dès lors à le voir concéder que Match Point (2005), film centré sur le hasard déterminant, soit « un des seuls (de mes films) qui ait dépassé mes ambitions« .

Avec Scarlett Johansson sur le tournage de Match Point:
Avec Scarlett Johansson sur le tournage de Match Point: « Un de mes seuls films qui ait dépassé mes ambitions ».© belgaimage

Passant de l’artiste à l’homme, Allen se juge « franchement misanthrope, solitaire, amer et incurablement pessimiste« . « Certaines personnes voient le verre à moitié vide; d’autres à moitié plein. Moi, j’ai toujours vu le cercueil à moitié plein« , ajoute-t-il sur ce mode humoristique décalé qui lui va si bien. Sarcastique, ironique, il l’est souvent dans son livre, par exemple à propos de la religion (« une gigantesque arnaque« ) quand il précise « J’adorais le porc, je détestais les barbes… » Ou au sujet de l’argent, quand il explique « Je travaillais toujours pour un salaire de misère, afin de ne pas faire exploser le budget. J’étais sans doute le cinéaste le moins bien payé de ma génération. C’est ainsi que j’amassais peu à peu une quantité d’argent non négligeable en faisant des films qui se révélèrent rentables. »

Humoriste ou escroc

« J’ai toujours détesté la réalité, mais c’est le seul endroit où on peut trouver des chicken wings dignes de ce nom. » Ce type d’aphorismes typiquement « alleniens » rythme de savoureuse manière une autobiographie qui ne saurait être dépourvue d’humour. Woody évolue sur le fil entre drôlerie et gravité. Est-il comme il se le demande lui-même « un tragédien enfermé dans le corps d’un humoriste« ? À chacun de répondre, à la lumière d’une filmographie où l’influence d’un Ingmar Bergman, d’un Anton Tchekhov, s’ajoute assez rapidement à une ligne burlesque évidemment très marquée par la grande tradition de l’humour juif new-yorkais. Une veine très présente déjà dans les pages évoquant ses origines (naissance dans un hôpital du Bronx, enfance dans le quartier de Brooklyn), sa famille (un père joueur, une mère sosie de… Groucho Marx). Succulentes sont les pages consacrées à ses parents: « (Ils étaient) aussi mal assortis que Hannah Arendt et Frank Sinatra, ils n’étaient d’accord sur absolument rien, à part Hitler et mes bulletins scolaires. » Ce qui n’allait pas les empêcher de vivre « 70 ans de mariage, pour laisser libre cours à leur ressentiment, je suppose« .

De son enfance, Allen souligne qu’elle vit naître une fascination durable pour le métier de magicien (il fut un prestidigitateur en herbe), une autre aussi pour les activités hors des sentiers de la loi. « Ayant hérité le gène paternel de la malhonnêteté« , il se mit à tricher aux cartes, et à songer à « l’unique autre occupation qui m’ait intéressé (en dehors des métiers d’humoriste et de cinéaste, NDLR), mener une vie criminelle, une vie de joueur, d’arnaqueur, d’escroc« . Un peu de provocation dans les mots sans doute, mais une sincérité de base, Woody soulignant à quel point le contact avec la culture fut tardif dans son développement (« J’exécrais l’école« ), et aussi qu’il ne fut jamais l’intellectuel auquel son look, ses lunettes et quelques personnages de fiction ont pu le faire identifier par un large public.

Le parti d’en rire

À 18 ans, celui qui avait changé son nom (Allan Konigsberg) pour écrire des gags pour des chroniqueurs puis pour des humoristes de Broadway gagnait « trois fois plus que mes parents à eux deux« . Son talent comique allait le porter vers le stand-up (mais à reculons) puis vers le cinéma, où il allait s’épanouir. Dans des farces (Prends l’oseille et tire-toi, Bananas) puis dans quelques comédies romantiques à succès (Annie Hall, Manhattan). Le livre refait le parcours sans apporter de frissons ni de révélations particulières. « Beaucoup de travail, un peu de talent, une veine inouïe, des contributions importantes de la part de tierces personnes. » Ainsi l’auteur résume-t-il lui-même une carrière qui ne l’aura pas vraiment passionné (« Ce que j’aime, c’est tourner une fois pour toutes, rentrer chez moi et regarder un match de basket à la télé« ). On retiendra tout de même que « la vitesse est la meilleure alliée du réalisateur de comédies« , et qu’Allen a pris l’habitude de faire de longs plans d’ensemble car il « hait les prises multiples« . Combien de comédiens nous ont raconté leur surprise et leur frustration de voir Woody se déclarer satisfait de la première prise et passer au plan suivant alors qu’ils pensaient pouvoir faire mieux ou simplement prolonger le plaisir! Seule l’écriture, qu’il s’astreint à pratiquer quotidiennement selon des horaires stricts, semble pouvoir vraiment le combler. Avec, dans un domaine différent, les… travers de porc. « Mais aujourd’hui si je m’autorise le moindre petit plaisir, une sonnette d’alarme retentit chez mon cardiologue et je suis interdit de sortie« , s’empresse-t-il d’ajouter.

Parmi les personnages féminins qui ont marqué les films de Woody Allen (Diane Keaton dans Annie Hall, à gauche), celui de Cecilia (Mia Farrow) dans La Rose pourpre du Caire est celui
Parmi les personnages féminins qui ont marqué les films de Woody Allen (Diane Keaton dans Annie Hall, à gauche), celui de Cecilia (Mia Farrow) dans La Rose pourpre du Caire est celui « qui me ressemble le plus ».© gettyimages

Cecilia, c’est moi

« Ce qui arrivera de mon travail quand j’aurai disparu n’a pas la moindre importance« , clame celui qui se décrit par ailleurs comme « totalement dépourvu d’intérêt, superficiel et décevant quand on apprend à me connaître« . Paradoxe que de consacrer 540 pages à se raconter, à revenir sur son oeuvre, quand on ne cesse de se diminuer au fil de ces mêmes pages! Alors simple posture ou authentique humilité? Le titre original, Apropos of nothing, ne relève pas de la feinte, pas plus qu’avoir fait inscrire sur sa pierre tombale le mot « mu » (« rien ») ne signale chez le grand cinéaste japonais Yasujiro Ozu quelque fausse modestie. Woody Allen n’est pas dupe de lui-même. Pessimiste profond, adversaire déclaré des Oscars, Palmes et autres récompenses, il assume ses névroses. « Les peurs, les conflits et les faiblesses auxquels j’étais confronté à 17 ans sont intacts« , précise-t-il. Les psys? Certes il en a beaucoup visités, mais il « continue de réussir à éviter soigneusement tout progrès notoire« .

Dans L’Espace du rêve (1), David Lynch écrit qu' »il est impossible de raconter la vie d’une personne. Le mieux qu’on puisse espérer, c’est de capturer le « Rosebud » -le mystère- de chacun. Au bout du compte, toute existence est une énigme, jusqu’à ce que nous en trouvions la clé.  » Peut-être Woody Allen soulève-t-il un coin du voile quand il dit: « Ma pire ennemie, c’est la réalité… Si vous voulez savoir lequel de mes personnages à l’écran me ressemble le plus, vous n’avez qu’à regarder Cecilia dans La Rose pourpre du Caire. » Une Cecilia (jouée par… Mia Farrow) qui s’évade d’une vie réelle décevante en allant au cinéma et qui voit l’acteur du film qu’elle adore sortir de l’écran pour la rejoindre.

(1) Paru chez JC Lattès en 2018.

Soit dit en passant, de Woody Allen, éditions Stock, 540 pages. ***(*)

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