Avec Ouistreham, Emmanuel Carrère s’attache à « rendre visibles les invisibles »

Juliette Binoche entourée des comédiennes non-professionnelles de Ouistreham: "Le tout, ce n'était pas seulement son talent d'actrice, que l'on sait immense, mais sa capacité à jouer avec les autres." © Christine Tamalet
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Emmanuel Carrère adapte le livre-enquête Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, immersion au coeur de la précarité sociale qu’il emmène brillamment en terrain moral. Rencontre, à Cannes.

Entre Emmanuel Carrère et le cinéma, il y a une histoire écrite en pointillé: critique puis scénariste avant de réaliser coup sur coup, au milieu des années 2000, le documentaire Retour à Kotelnitch et l’adaptation de son roman La Moustache, l’écrivain semblait depuis s’être détourné du 7e art. Quinze ans plus tard, Ouistreham consacre donc des retrouvailles inattendues – « l’occasion fait le larron« , sourit-il au lendemain de la présentation du film en ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs, à Cannes: « Je ne pensais pas à revenir au cinéma, parce que ce que j’aurais pu y avoir comme projets était sans doute trop proche de moi. Et bizarrement, le fait qu’on me propose quelque chose de si différent m’a donné envie de retourner faire un film. »

À l’origine de ce troisième long métrage, on trouve donc Le Quai de Ouistreham, livre-enquête de Florence Aubenas paru en 2010. Un succès d’édition que la journaliste a longtemps refusé de voir porté à l’écran. C’était sans compter toutefois sur l’opiniâtreté de Juliette Binoche, séduite par le livre et enthousiasmée à la perspective de jouer le rôle principal. « Juliette est extrêmement tenace, quand on lui dit non, elle revient jusqu’à ce qu’on lui dise oui, relève Emmanuel Carrère. Année après année, elle a invité Florence Aubenas à dîner, en lui demandant: « Bon, maintenant, on le fait ce film? » Et un jour, il y a quatre ans, Florence Aubenas a lâché mon nom, pour des raisons qui m’échappent même si on se connaît. Nous avons de l’estime mutuelle, nous faisons des choses qui ne sont pas tout à fait éloignées, mais je ne suis pas un metteur en scène très expérimenté. Même si je le trouve formidable, je n’aurais jamais pensé spontanément à adapter ce livre: faire une chronique sociale, a priori, ce n’est pas tout à fait dans mes cordes. Mais avec cette proposition, j’allais sortir de ma zone de confort. Et je me suis dit « essaie ». Mais à une condition, qui est venue très tôt: que ce soient des acteurs et actrices non-professionnels autour de Juliette Binoche. Elle a dit oui, les producteurs aussi, et on est partis sur cette base. »

La vérité de la situation

Manière de coller au plus près au récit: l’histoire d’une journaliste en immersion ayant partagé incognito pendant six mois les conditions d’existence de plus démunis, galérant de petits boulots en emplois à temps partiel dans une économie de survie sur laquelle elle apportait un témoignage de l’intérieur. Une expérience que le film décale quelque peu -la journaliste devenant notamment écrivaine et changeant de nom pour s’appeler Marianne Winckler-, tout en respectant « la vérité de la situation »: « elle est une intruse, venant d’un monde qui, somme toute, est le mien, le monde intellectuel ou artiste bourgeois qui n’a qu’une connaissance assez lointaine ou abstraite du monde auquel appartiennent les autres personnages. Et en même temps, on ne parle pas de mineurs de fond: ce sont vraiment les gens qui nous entourent constamment, qui font le ménage autour de nous, et qui font qu’ici, c’est propre, que les chiottes sont propres. L’enjeu, c’est celui du livre et que résume l’héroïne du film: essayer de rendre visibles les invisibles. Cette visée sociale et politique avait vraiment de l’importance pour moi, et je pensais que ce serait plus intéressant et plus juste en faisant jouer des acteurs assez proches des rôles. »

Emmanuel Carrère et Juliette Binoche sur le tournage de Ouistreham.
Emmanuel Carrère et Juliette Binoche sur le tournage de Ouistreham.© Christine Tamalet

Débute alors un patient travail de casting dans la région de Caen, là où est situé le livre. Six mois pendant lesquels Emmanuel Carrère et Elsa Pharaon, la directrice de casting, rencontrent des gens, les filment, suivis de six autres mois faits d’ateliers à raison de deux ou trois fois par mois, où l’équipe passe une journée à travailler les scènes, à improviser, l’idée étant que les non-professionnels prennent confiance, apprennent à se connaître, ce que l’auteur de Limonov résume d’une formule: « créer un effet de troupe« . Un travail payant, Ouistreham dégageant un intense sentiment de vérité grâce au naturel de ses interprètes. Et révélant au passage une actrice épatante, Hélène Lambert -Christèle à l’écran-, pas le genre à s’en laisser conter, pas même par Juliette Binoche. « Hélène, j’étais à la fois assez fasciné par ce qui émanait d’elle, cette espèce de colère, et en même temps, c’était celle qui me faisait le plus peur, parce que je me disais que si quelque chose la mettait en colère, elle pouvait très bien nous dire: « Salut, je vous laisse, démerdez-vous « . À la moitié du tournage, ç’aurait été très embarrassant… » (rires). Il n’en sera rien, une autre clé de la réussite du film tenant à la capacité de Juliette Binoche de se fondre dans un ensemble, ce qu’elle fera avec une aisance forçant le respect. « Quelque chose s’est joué grâce à elle, apprécie Carrère. Le tout, ce n’était pas seulement son talent d’actrice, que l’on sait immense, mais sa capacité à jouer avec les autres. ç’aurait été terrible s’il y avait eu elle au premier plan et les autres plus ou moins en figuration. Il fallait vraiment jouer ensemble, et elle a été d’une intelligence et d’une gentillesse incroyables. Tout le monde a aimé jouer avec elle, parce qu’elle est généreuse, elle tend des perches. Elle a autant dirigé les autres actrices que moi, non pas en donnant des indications, mais en jouant avec elles. Il y a vraiment un truc qui s’est passé. »

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La fin justifie les moyens

Inscrit dans un quotidien précaire, Ouistreham opère à deux niveaux, à la chronique sociale réaliste venant se greffer des enjeux moraux qu’Emmanuel Carrère et Hélène Devynck, la coscénariste, ont voulu aborder, la question de la légitimité se posant bien évidemment. Le film diffère ainsi sensiblement de l’ouvrage, où Florence Aubenas ne s’appesantit pas sur ses états d’âme, n’étant pas le sujet du livre -ce qui ne signifie pas qu’elle n’a pas été travaillée par les mêmes interrogations. « La fin justifie les moyens, d’une certaine manière. Il y a vraiment quelque chose à montrer, et le livre de Florence Aubenas le montrait avec une éloquence et une autorité qui font qu’il s’agit non seulement d’un ouvrage excellent, mais aussi utile. On fait davantage attention après avoir lu, et nous avons voulu retrouver cette dimension-là. » Au-delà de l’intérêt intrinsèque de la question, emmener le sujet en terrain moral permettait au cinéaste de doter le récit d’un puissant moteur dramatique, l’arc de Marianne Winckler, avec sa naïveté relative, s’écartant sensiblement de celui de la journaliste aguerrie dotée de garde-fous déontologiques et au fait des limites à ne pas franchir. « Si j’avais adapté le livre tel quel, c’était presque un documentaire. J’avais envie d’un enjeu dramatique, et quand il y a un intrus ou une intruse dans un groupe qui prétend être ce qu’elle n’est pas, ça pose des problèmes moraux tout en constituant un ressort dramatique hitchcockien: quand va-t-elle se faire attraper? ça permet aussi de faire sortir un personnage du groupe, Christèle, qui, dans un film choral, devient la protagoniste à égalité avec Juliette. Cette situation d’une amitié dans laquelle l’une, avec les meilleures intentions du monde mais tout de même, ment à l’autre, est passionnante à raconter. »

Non sans rejoindre, pas du tout incidemment, les préoccupations de l’autrice, questionnant, au-delà du mensonge, la position de témoin -« la façon dont on se trouve face à son sujet, face aux personnes, la place à laquelle on se met« . Et instruisant le rapport fécond entre réalité et fiction: « Dans un projet comme celui-là, même si la fiction n’était pas dans le livre, c’est comme si elle sourdait de la réalité, de la situation. À partir du moment où on raconte cette histoire, je vois mal, honnêtement, comment ne pas se retrouver à raconter une fiction de cet ordre. J’ai l’impression que les quitter serait très difficile. J’écris ce qu’on appelle de la non-fiction, mais ce n’était pas faire le contraire, même si c’était un drôle de truc. Comme si j’étais parti d’un matériau documentaire sur lequel se greffait une fiction. Et qu’ensuite, ça prenait forme à travers quelque chose qui devient documentaire, parce que ce qui se passait entre Juliette Binoche et les actrices, c’était presque un documentaire que j’avais l’impression de filmer. On jouait l’histoire et les situations, mais ce qui se passait dans la réalité entre elles, c’était à mon avis le sujet du film. »

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