Critique

[critique ciné] Ouistreham, d’une justesse remarquable

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

La libre adaptation du livre-enquête de Florence Aubenas Le Quai de Ouistreham est pour Emmanuel Carrère l’occasion de faire le lien entre ses deux premières incursions derrière la caméra: le documentaire Retour à Kotelnitch, tourné en 2003, et la fiction La Moustache, tirée de l’un de ses romans l’année suivante.

Cela commence dans une agence Pôle emploi à Caen, où vient s’inscrire Marianne Winckler (Juliette Binoche), en quête d’un poste et « disponible à toute heure, tous les jours même le dimanche« , comme elle ne se fait faute de le préciser à l’employée constatant que son CV des 23 dernières années est étrangement vierge. Disposée, aussi, à se brader, cela va presque sans dire: ce sera 7,96 euros nets de l’heure pour un travail d’agent d’entretien. Et de rejoindre une équipe de femmes de ménage, pour se retrouver bientôt en compagnie des Christèle (Hélène Lambert), Marilou (Léa Carne) et autre Justine (Émily Madeleine) à nettoyer de nuit les ferries reliant Ouistreham à Portsmouth, parmi la masse des invisibles, broyées par le capitalisme mais unies par une solidarité sans faille. Un monde qu’elle découvre, littéralement: Marianne est une écrivaine parisienne reconnue, débarquée en Normandie pour entreprendre un livre sur la réalité du travail précaire, et se gardant bien de dévoiler sa véritable identité à son nouvel entourage qui a tôt fait de l’adopter…

Lire notre entretien d’Emmanuel Carrère dès ce jeudi dans Focus.

La libre adaptation du livre-enquête de Florence Aubenas Le Quai de Ouistreham est pour Emmanuel Carrère l’occasion de faire le lien entre ses deux premières incursions derrière la caméra: le documentaire Retour à Kotelnitch, tourné en 2003, et la fiction La Moustache, tirée de l’un de ses romans l’année suivante. S’il s’appuie cette fois sur un matériau documentaire, le réalisateur y greffe en effet un enjeu fictionnel, au départ des questions morales que ne manque pas de soulever la démarche de son héroïne, intruse et voyeuse parmi ces travailleuses de l’ombre, fût-ce pour des raisons aussi nobles que « rendre visibles les invisibles » .

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Ouistreham puise dans cette double articulation une force assurément peu banale. S’il y a, en première lecture, une chronique sociale aiguisée prenant la forme d’une immersion dans une réalité précaire évoquant aussi bien le cinéma d’un Ken Loach que celui d’un Stéphane Brizé, le film y ajoute un ressort quasi hitchcockien, dès lors que se pose immanquablement la question de la révélation de l’imposture. Entre violence sociale et tension dramatique, la dynamique s’avère aussi efficace que fluide. D’autant plus peut-être que Juliette Binoche, que l’on n’avait plus vue autant à son affaire depuis longtemps, se prête au jeu avec une sincérité désarmante, non sans veiller à ne pas tirer la couverture à elle. « Undercover » parmi des non-professionnelles en qui elle trouve à qui parler -Hélène Lambert en particulier, rien moins que formidable dans le rôle de Christèle, l' »amie » de Marianne, et celle par qui ce film à l’urgence palpable atteint, en plus de sa justesse remarquable, à une vérité émotionnelle secouante.

D’Emmanuel Carrère. Avec Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne. 1 h 46. Sortie: 12/01. ****

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