Critique | Cinéma

Sandra Hüller crève l’écran dans Anatomie d’une chute: qui est cette mystérieuse actrice allemande?

4,5 / 5
Sandra Voyter (Sandra Hüller): une femme libre, faisant front dans la tourmente. © LESFILMSPELLEAS LESFILMSDEPIERRE
4,5 / 5

Titre - Anatomie d'une chute

Genre - Drame

Réalisateur-trice - Justine Triet

Casting - Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner

Sortie - En salles

Durée - 2h30

Critique - Jean-François Pluijgers

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Anatomie d’une chute, Palme d’or à Cannes, Justine Triet se livre à la dissection impitoyable d’un couple. Un film remarquable porté par la composition étincelante de Sandra Hüller, modèle de complexité et d’opacité…

À Cannes, cette année, il y avait les films avec Sandra Hüller et les autres, la comédienne allemande étant à l’affiche de The Zone of Interest de Jonathan Glazer et Anatomie d’une chute de Justine Triet, les deux œuvres les plus marquantes de la compétition. Si le règlement l’avait autorisé, nul doute d’ailleurs qu’elle serait retournée dans sa ville de Leipzig avec un prix d’interprétation, mais voilà, un même film ne peut plus désormais remporter qu’un seul prix… Hüller a fait ses débuts sur les écrans au mitan des années 2000, tenant le premier rôle dans Requiem, de Hans-Christian Schmid, un film qui devait secouer la Berlinale en 2006, et valoir à son interprète l’Ours d’argent de la meilleure actrice. Le public international ne la découvrira qu’une dizaine d’années plus tard avec Toni Erdmann, de Maren Ade, événement du festival de Cannes 2016 dont le film repartira cependant bredouille. Non qu’elle en ait conçu une quelconque amertume: “Le simple fait d’être invité constituait déjà un prix, et le film s’est vendu partout. Avec une telle exposition, le travail des cinéastes est respecté, et ils accèdent à des plateformes plus nombreuses pour s’exprimer. Cannes est vraiment un endroit où l’on sent que l’art est apprécié. Gagner un prix est subsidiaire…

Acting crisis

Nommé à l’Oscar et au César du meilleur film étranger, lauréat de cinq European Film Awards, Toni Erdmann la fait connaître dans le monde entier, avec toutefois un effet collatéral pernicieux: “Après ce film, je ne savais pas vraiment quoi faire, ni où aller. J’ai traversé une sorte d’“acting crisis” parce que, bien sûr, on n’arrêtait pas de me proposer la même chose et que je ne voyais pas de raison de me répéter. J’ai essayé diverses choses, ça n’a pas toujours collé, il m’a fallu retrouver le plaisir de jouer. Je savais faire mon travail, mais trouver un sujet qui corresponde aux questions que je me posais ou qui puisse m’apporter un certain développement m’a pris du temps.” On la retrouvera néanmoins chez Thomas Stuber (In den Gängen), Alice Winocour (Proxima) et Justine Triet déjà, pour Sibyl. Avant d’enchaîner avec un brelan magique: The Zone of Interest tourné à l’été 2021, Sisi & Ich, de Frauke Finsterwalder, tourné à l’automne suivant, et Anatomie d’une chute, bouclé au printemps 2022. “J’ai eu la chance que ces projets se présentent à la suite. Zone a été retardé d’un an à cause du Covid, et du coup, ils se sont enchaînés, tac-tac-tac, mais ce n’était absolument pas planifié”, relève-t-elle.

Séquence peu banale, assurément, qui l’aura vu aligner un film en prise sidérante sur la banalité du mal à travers le quotidien de la famille de gardiens du camp d’Auschwitz; s’immiscer, en toute innocence, dans l’entourage de Sissi l’impératrice; puis camper enfin Sandra Voyter, l’écrivain ne s’en laissant pas conter d’Anatomie. Une femme libre, jugée aussi à ce titre. Des rôles complètement différents, avec lesquels j’ai dû trouver une manière authentique de me colleter”. Le résultat est à la hauteur de l’audace de ses choix, qu’elle s’aventure en zones de total inconfort pour le film de Jonathan Glazer -“Il m’a paru important de dépeindre la perversité de cette façon de vivre, que nous partageons en fait tous au quotidien, quand nous fermons les yeux par commodité sur ce qui peut interférer ou perturber notre tranquillité”- ou de turbulences pour celui de Justine Triet.

Sandra Voyter, cette femme faisant front alors qu’elle est suspectée du meurtre de son mari, leur histoire étant jetée en pâture lors de son procès, Sandra Hüller l’incarne avec un mélange d’aplomb et de dureté, manière de conjurer le vertige de la chute. Un rôle ardu, que Justine Triet a écrit pour elle. Entre la comédienne et la réalisatrice, il y a une évidente complicité il est vrai (illustrée par le “Chouchou” lancé par la première à la seconde lorsqu’elles se croisent sur la terrasse d’Unifrance où sont organisées les interviews): “Justine et moi sommes amies, nous avions travaillé ensemble sur Sibyl et avions envie de recommencer. Elle m’a envoyé le scénario, et j’ai accepté parce que ce personnage représentait un grand défi, que les sujets abordés par le film me semblaient contemporains, exacts et difficiles. J’avais vraiment envie d’être impliquée dans ce projet.

Leur connivence, en tout état de cause, n’aura pas été un luxe inutile, s’agissant d’un rôle impliquant de naviguer dans une mer agitée, au risque, peut-être, de s’y noyer. “Justine, et c’est très bien, n’est pas du genre à exiger des choses mais bien à faire des suggestions. Sa manière de tourner est assez proche du travail au théâtre: on se réunit le matin, on prend un café, on discute de ce qui va se passer, on essaie de voir comment, et une fois qu’on tourne, elle nous laisse le temps d’évoluer, d’explorer, de faire des erreurs, quitte à tout recommencer. Au début, la scène d’ouverture, celle de l’interview, ne fonctionnait pas, parce qu’il y avait une immense pression pour moi, parce que je ne savais pas comment présenter le personnage. Et puis, le personnage de Sandra est devenu de plus en plus clair, à mesure que toutes ces choses lui arrivaient. Mais au début, je n’étais pas certaine de la façon dont elle pourrait donner cette interview. On a retourné la scène plusieurs jours après la prise initiale.” Méthode payante, ce moment imprégnant le film d’une tension et d’un trouble qui ne se démentiront plus par la suite. Sans même parler de ce mystère qui est pour elle comme une seconde nature: “Sandra incarne quelque chose d’authentique, observe Justine Triet. C’est compliqué à expliquer, mais elle joue avec son corps, comme si son esprit était dans son corps, c’est très étrange. J’avais du mal à imaginer quelqu’un qui pourrait emmener tellement de complexité et de mystère, sans jouer le mystère…” Touché.

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