[Le film de la semaine] Toni Erdmann, mon père, ce barjo

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Toni Erdmann, son troisième long métrage, la cinéaste allemande Maren Ade a dynamité la compétition cannoise, signant, au départ de la relation problématique entre un père et sa fille, une comédie à large spectre. De quoi dérider le public et la critique, à défaut du jury de George Miller.

A chaque compétition cannoise sa révélation. Après László Nemes et Le Fils de Saul l’année précédente, le Toni Erdmann de Maren Ade aura constitué l’exquise surprise du millésime 2016, et il ne se sera trouvé, en fin de compte, que le jury de George Miller pour bouder son plaisir devant un film venu avantageusement bousculer les habitudes des festivaliers -une comédie souvent hilarante mais non moins troublante, pensez-vous. A défaut de s’être frayé une place au palmarès, le nouvel opus de la cinéaste allemande, par ailleurs productrice du réalisateur portugais Miguel Gomes, aura durablement marqué les esprits: présenté en début de festival, Toni Erdmann ne cessera d’alimenter les conversations dix jours durant, suscitant enthousiasmes et passions. C’est, du reste, une Maren Ade visiblement épuisée que l’on rencontre au surlendemain de la projection officielle, la conjugaison de stress -elle n’a livré la copie du film que le mercredi, pour une présentation le vendredi- et de sollicitations incessantes résultant en un mince filet de voix orné d’un sourire fatigué: « J’ai eu l’impression d’atterrir à Cannes en direct de la postproduction du film, mais ça va. »

Jeu de rôles

Maren Ade, la réalisatrice.
Maren Ade, la réalisatrice.© DR

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Avec ce film, son troisième après Der Wald vor lauter Bäumen en 2003et Alle Anderen en 2009 (tous deux inédits en Belgique), la réalisatrice explore la relation conflictuelle entre Winfried, un professeur de musique, et sa fille, Ines, business-woman carnassière qu’il s’en va retrouver à Bucarest, où elle évolue dans la filière du pétrole. Un monument de froideur en apparence, mais qu’une simple question, « Es-tu heureuse?« , va suffire à déstabiliser. La suite, qui verra l’importun repartir pour mieux réapparaître sous les traits de Toni Erdmann, alter ego fort envahissant, si elle révèle la jeune femme à elle-même, ressemblera aussi à un court-circuitage en règle de ses plans, de carrière et autres. « Le sujet de la famille, avec les rôles que chacun y joue, m’intéressait depuis longtemps, relève Maren Ade. Parfois, tout y a l’air statique, avec des rituels et des situations qui se répètent. Mais dans le même temps, j’ai le sentiment que les gens restent assis à penser: « en fait, je suis différent, mais je n’ai pas la possibilité de le montrer », et aimeraient voir les choses prendre une autre tournure, ne serait-ce qu’une fois. J’ai alors eu l’idée d’un père et sa fille entamant un duo, une sorte de jeu de rôles, où le père apparaîtrait comme un étranger afin de pouvoir mieux connaître sa fille, laquelle le laisserait s’immiscer dans son existence sous les traits de ce personnage. »

D’où la naissance de l’extravagant Toni Erdmann, double facétieux imaginé par ce père désorienté mais aussi attentionné pour aider sa fille à retrouver un sens à sa vie, par-delà les postiches grotesques et costumes divers, sans oublier ses fausses dents dont il fait un usage immodéré -une création dont la cinéaste concède qu’elle doit pas mal à son propre paternel. « Il adore faire des blagues et son sens de l’humour m’a accompagnée. Pour l’anecdote, je lui ai vraiment offert des dents en plastique et il lui arrive de les utiliser -c’est un détail que je lui ai emprunté. Mais il n’a jamais été un personnage comme Toni. »

Critique sociale et chronique intime

Maren Ade affirme sa conviction que l’humour est souvent le meilleur moyen pour transcender la réalité -précepte parfaitement assimilé par Winfried qui va y trouver le moyen de rétablir la communication, un temps suspendue, avec sa fille. Il a également la faculté de fédérer, l’accueil réservé au film à Cannes étant là pour témoigner de son caractère universel. Non sans avoir le don de comprimer le temps, et les 2 heures 42 que dure Toni Erdmann en paraissent bien moins. Une question de rythme, esquissé dès la scène d’ouverture. « Je ne pensais pas tourner un film aussi long. J’ai consacré énormément de temps au montage, parce que, avec une telle durée, il faut s’assurer qu’il n’existe pas d’autres options. J’aurais peut-être pu couper dix minutes supplémentaires (la cinéaste avait accumulé plus de 100 heures de matériel, NDLR), mais avec dix minutes de moins, j’avais l’impression que le film en faisait dix de plus. C’est un phénomène qui se produit parfois lorsqu’on raccourcit: un film plus court peut sembler plus long, il faut trouver le rythme adéquat. Chaque fois que j’ai voulu couper dans la scène du coursier, au tout début, l’ensemble ne fonctionnait plus, parce que c’est elle qui impose le rythme…« Sans même parler du ton du film, iconoclaste et à nul autre pareil…

Toni Erdmann ne doit cependant pas sa réussite qu’à un humour particulièrement décoiffant. Il s’appuie aussi sur un magistral duo d’interprètes, Sandra Hüller, vue notamment dans Requiem de Hans-Christian Schmid et, plus récemment, dans Amour fou de Jessica Hausner, et Peter Simonischek, un comédien ayant fait l’essentiel de sa carrière au théâtre, à qui la réalisatrice confie « avoir laissé un maximum de liberté dans leur façon de jouer, afin de préserver leur originalité« .Le résultat, où le naturel relâché le dispute à la précision, se révèle aussi bluffant que jubilatoire. Maren Ade ajoute par ailleurs à la maîtrise de la mise en scène un regard aiguisé, scannant, au-delà du conflit familial, une société livrée au capitalisme débridé dont Ines, consultante sans états d’âme apparents, serait en quelque sorte le produit formaté. « J’ai fait de longues recherches sur son travail, j’ai rencontré des femmes d’affaires. Je n’étais pas certaine de son job, jusqu’au moment où j’ai découvert ce poste de consultante, qui m’a intéressée pour plusieurs raisons. On y joue un rôle, en ce sens qu’on ne peut montrer trop de sentiments, et cela fonctionnait idéalement avec Toni, qui en joue un également. Elle n’arrête d’ailleurs pas d’endosser des rôles, et c’est l’une des raisons de la confusion du père, pour qui il est malaisé d’admettre que les rôles qu’elle joue dans sa vie professionnelle déteignent sur sa vie privée. Un autre aspect intéressant tenait à la responsabilité qu’elle exerce, qui la plaçait en porte-à-faux par rapport à l’éducation reçue, un conflit qui me semblait intéressant lui aussi. » Et le film de manier la critique avec une verve régulièrement dévastatrice. Jusqu’à son cadre qui n’a rien d’innocent, puisque l’action se situe en Roumanie, terrain de jeu privilégié d’un libéralisme triomphant: « La Roumanie et l’Allemagne entretiennent des liens très forts, observe Maren Ade. Après la fin du communisme, on a assisté à une grande entreprise de liquidation en Roumanie, et des entreprises allemandes et autrichiennes ont voulu leur part du gâteau. Beaucoup d’Allemands y vivent donc. J’y ai par ailleurs trouvé des conditions de tournage idéales, même dans les champs pétroliers où je craignais qu’on ne me laisse pas travailler…« 

L’éloignement géographique cristallise aussi celui entre le père et sa fille, et Toni Erdmann conjugue avec bonheur critique sociale et chronique intime. « Le conflit entre Ines et son père pourrait être beaucoup plus exacerbé, poursuit la réalisatrice. Je suis convaincue qu’elle a eu une belle enfance, et c’est un privilège. On dit que quand on a eu une bonne enfance, cela va produire ses effets la moitié de votre existence. Peut-être Ines en est-elle à ce stade où il faut le lui rappeler.« Quant à la morale de cette drôle d’histoire? « Mon film est une injonction à s’assumer pleinement« , considère Maren Ade. Tout un programme, justifiant allègrement le très long métrage d’un film définitivement hors-norme…

Rencontre – Jean-François Pluijgers, À Cannes

L’École de Berlin

Troisième long métrage de Maren Ade, Toni Erdmann restera aussi comme celui de la reconnaissance internationale définitive pour la réalisatrice et productrice allemande, dont Alle Anderen, le précédent opus, était reparti doublement primé de la Berlinale 2009. Originaire de Karlsruhe, Ade a entamé son parcours de cinéaste avec le siècle, pour bientôt se trouver rattachée à l' »Ecole de Berlin », expression choisie par la critique au début des années 2000 pour désigner la « nouvelle nouvelle vague allemande ». Un courant dont les figures de proue sont, à ses côtés, Christian Petzold (auteur notamment de Contrôle d’identité, Barbara, lauréat d’un Ours d’argent à Berlin, et Phoenix), Christoph Hochhäusler (sélectionné à Un Certain Regard, à Cannes, avec Falscher Bekenner puis Unter dir die Stadt), Ulrich Köhler (Ours d’argent à Berlin pour Schlafkrankheit), Benjamin Heisenberg (Der Räuber), ou encore Valeska Grisebach, dont le Sehnsucht avait connu une distribution confidentielle sur les écrans belges.

Particularité de ce mouvement: il ne s’est pas revendiqué comme tel, même si l’appellation « Ecole de Berlin » regroupe des cinéastes aux affinités évidentes. Soit un groupe d’auteurs évoluant à rebours des productions commerciales, pour passer l’Allemagne au crible d’un réalisme intransigeant, parti pris esthétique au coeur d’un cinéma du quotidien et de l’intime. Si elle adhère sans réserve à ce courant informel -« L’Ecole de Berlin représente ce que j’apprécie le plus dans le cinéma allemand, et je m’y retrouve »-, Maren Ade le tire aussi, avec Toni Erdmann, en terrain vierge, osant jouer la carte de la comédie: « J’ai fait un film plus drôle, en effet. Le réalisme peut devenir lassant, et chacun essaie de trouver quelque chose. Christian Petzold travaille bien à un film d’époque… » Logique, après tout, dès lors qu’il s’agissait aussi, pour les jeunes auteurs réunis sous ce label, de sortir le cinéma allemand d’un modèle trop sclérosé et, partant, stérile…

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