Rencontre avec Denis Podalydès qui revisite Philip Roth dans Tromperie d’Arnaud Desplechin
Denis Podalydès interprète l’écrivain américain dans Tromperie, magistrale adaptation par Arnaud Desplechin du roman éponyme, où il campe le père de Nathan Zuckerman en homme qui écoutait les femmes.
Denis Podalydès est un boulimique de l’écran. Rien que pour l’heure, on peut voir le sociétaire de la Comédie-Française dans pas moins de quatre longs métrages: Oranges sanguines de Jean-Christophe Meurisse, En corps de Cédric Klapisch, Le Monde d’hier de Diastème, auxquels il convient aujourd’hui d’ajouter Tromperie, le nouveau film d’Arnaud Desplechin. Manière, suggère-t-on, de compenser une peur du vide étreignant celui qui est aussi metteur en scène de théâtre et écrivain? « J’ai beaucoup vécu comme ça, en essayant de remplir tous les vides et d’occuper le terrain, de jouer énormément. Il y a chez moi un plaisir de jeu. Comme des gens aiment le poker, moi j’aime follement le jeu, cinématographique et théâtral, je ne fais pas de différence. J’aime jouer, et c’est avant toute chose ce plaisir-là, une espèce de besoin extrême. Mais en même temps, je n’ai pas envie de me charger trop. Maintenant, en fait, j’ai envie de diminuer les engagements, d’en faire moins. Et de façon concentrée, comme ce film, une chose que j’adorerais refaire. »
La sensation d’être un autre
Ce film, c’est Tromperie, adapté par Arnaud Desplechin du roman éponyme de Philip Roth. Un projet léger qui s’est monté rapidement, précipité par le confinement. Et ayant consacré les retrouvailles au cinéma du comédien et du réalisateur un quart de siècle (!) après Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle). « Avec Arnaud, on s’est beaucoup croisés dans les dernières années, parce qu’il venait souvent à la Comédie-Française, où il a mis deux pièces en scène. On y a même fait un film ensemble d’après un ancien spectacle, La Forêt. De temps en temps, on s’envoie des messages, on s’écrit. Il m’a parfois écrit de très belles lettres après des pièces ou des films. On est tout à fait en relation. Et puis, il m’a appelé pendant le confinement, à un moment où j’étais un peu en désarroi, je ne savais pas vers où allait ce monde et ce que j’allais faire. Et il m’a fait cette proposition, qui m’a stupéfié: jouer le rôle de Philip Roth. J’étais très désarçonné, et immédiatement attiré. Je dirais oui aveuglément à Arnaud, et la proposition était magnifique, un mois de tournage, avec Léa Seydoux, Emmanuelle Devos, Anouk Grinberg, et jouer Philip Roth, un homme qui allait écouter ces femmes. C’était le verbe qui l’emportait: écouter, plus que regarder ou séduire. Et donc, ça m’allait très bien. Ça s’est fait très simplement, très vite, comme tout dans cette affaire d’ailleurs. »
Si Denis Podalydès évoque sa stupéfaction initiale, c’est parce qu’il ne se voyait pas plus sous les traits de l’écrivain qu’en partenaire amoureux de Léa Seydoux. Arnaud Desplechin saura toutefois rapidement balayer ses réserves: « Il m’a juste dit deux choses au début: « Attention, ce n’est pas un gentil , et il est sec« , ce qui supposait de ma part un petit régime. Je me suis un peu asséché, et ça m’a donné la sensation d’être un autre. On m’a ajouté un peu des sourcils, c’est la seule transformation physique, et avec ce petit régime et l’idée de ne pas être un gentil, ça m’a déplacé. »
Tromperie gravite autour d’un écrivain américain – Roth, forcément – en exil londonien provisoire et de son amante anglaise, magnifiquement incarnée par Léa Seydoux, et de leurs conversations avant et après l’amour, dans son bureau qui lui tient lieu de garçonnière ou ailleurs. D’une matière éminemment littéraire, Arnaud Desplechin a réussi à faire un objet purement cinématographique, le film dispensant un sentiment d’évidence que prolonge une souveraine harmonie. « Je pense que ça découle de la grande confiance qu’il avait envers les acteurs et l’équipe, Yorick Le Saux, le chef-opérateur, et Toma Baqueni, le décorateur. Et qu’Arnaud, pour ce film qu’il avait en tête depuis 20 ans si ce n’est plus, a trouvé avec le confinement les conditions pour le réaliser en toute évidence. Il a eu un déclic, en reprenant ce scénario qu’il avait: le fait d’être enfermé dans son bureau, condamné à écrire, lui a donné une sensation d’intimité absolue, là, maintenant, tout de suite. Et à partir de là, tout était évident: il y a une telle maturité dans son métier, une telle joie à le pratiquer, un tel pur plaisir, j’ai l’impression qu’il était débarrassé de quantité d’appréhensions qu’il avait concernant ce scénario, qui toutes étaient tombées. Et ce qui était communicatif, c’était sa joie profonde à mettre en scène, à filmer, à parler avec les acteurs, et à mettre en scène Philip Roth, un auteur qu’il adore et qui lui va très bien. Quand j’ai lu le script, je ne savais plus ce qui était à Roth et ce qui était à Arnaud. D’ailleurs, j’ai lu le livre après le scénario, et j’étais très étonné par le fait qu’il y avait des choses totalement de Roth que je croyais complètement écrites par Arnaud… »
Un fétichiste du verbe
Philip Roth, Denis Podalydès l’a abondamment pratiqué. Pour les besoins du film, mais auparavant également, lisant systématiquement chaque nouveau livre à sa parution. Et s’il connaissait moins l’oeuvre des débuts, Tromperie lui a, en quelque sorte, servi de session de rattrapage: « Pendant le tournage, il y avait dans le décor du bureau un exemplaire de Goodbye, Columbus , quasiment le premier livre publié de Roth, et cet ouvrage m’a mis en joie. La lecture m’accompagnait entre les prises, la vivacité des caractères, le caractère tranchant des dialogues, l’humour constant, le côté juif, puisque c’est un écrivain juif qui a des tas de problèmes avec la communauté juive et qui transcende toutes les catégories. Donc, je pouvais me sentir parfaitement juif. Au début, je me demandais « comment on incarne un écrivain juif? », mais j’ai très vite cessé de me poser ces questions. De toute façon, Arnaud me disait: « C’est toi, et puis voilà, là-dessus, tu n’as rien à faire.«
Dans l’une des nombreuses scènes marquantes du film – il faut voir celle, extraordinaire, l’opposant à son père -, Philip déclare être « un fétichiste du verbe« , un propos dans lequel le comédien confesse s’être retrouvé totalement. « J’ai une fascination pour le statut d’écrivain. Le bureau de l’écrivain, j’ai adoré ce décor, je me sentais absolument chez moi, rien ne m’y était étranger dès l’instant où j’y suis entré. J’ai tout aimé, à tel point que j’en ai racheté certains éléments. J’écris beaucoup, je publie des livres et les plans où j’écrivais, ce n’était pas du tout une situation inconnue. Les mots de Roth sont des mots d’écrivain. Aussi étrangers me soient-ils, ils me devenaient très intimes par le fait que je n’avais aucune peine à me dire que c’était les miens, que c’était mon travail. »
Un naturel angoissé
L’écrivain évoque aussi la perspective de ses 59 ans et l’angoisse liée à la fuite inexorable du temps qui le travaille – un sentiment qui n’est pas étranger, lui non plus, à l’acteur. « Une autre dimension quasi permanente de l’histoire, c’est la présence de la mort, le fait que Philip dise qu’il va mourir, et moi, j’ai ce sentiment depuis très peu de temps, parce que mon frère a été malade, vraiment, et j’ai eu très peur pour lui. Et donc ça m’a donné le sentiment du vieillissement, très grand. J’ai des enfants en bas âge, et je sais que je ne verrai pas leur vie d’adulte au-delà d’un certain âge, je ne verrai sans doute pas leur maturité. Donc, je vis de manière quotidienne avec ça, à guetter le moment où quelque chose va s’infléchir. Je suis beaucoup plus attentif à ma santé que je ne l’étais, j’ai ce sentiment que la mort n’est pas loin, qu’on retrouve tout à fait dans le texte. Avec Arnaud, on se l’était dit une fois pour toutes, que ça puisse traverser toutes les scènes. C’est ça aussi qui donne au personnage de Philip une telle acuité, une telle attention à l’autre, ça sort un peu de lui-même. Il sent que tout est absolument périssable, que tout instant qu’il vit, notamment avec cette femme, est un instant arraché à un devenir sombre. Et ça permet une attention au présent très grande. Et peut-être même, alors que ça pourrait amener une mélancolie et de la pesanteur, de la légèreté. C’est un sentiment de la mort très léger, parce que tout devient précieux. »
Lui, donc, en aurait fini de cette peur du vide qui le tenaillait, mais pas totalement d’une angoisse qui est sa compagne persistante, confiant encore, au sujet du désarroi évoqué plus tôt: « Ça va beaucoup mieux, mais je peux tomber dans de grandes angoisses. Le dérèglement climatique, l’extrême droite, toutes ces choses me font très peur. Avec le sentiment, parfois, que le théâtre et le cinéma ne sont plus vraiment une chose du présent, mais bien du passé. J’avais peur que les gens ne reviennent plus au théâtre et au cinéma. Que le jeu, au sens jeux vidéo, culte du sport, de l’adrénaline, remplace l’art. Et que tout ce qui m’avait fait vivre intéresse moins les gens, et bascule en très peu de temps dans quelque chose d’un peu périmé. Ce film m’a permis de lutter contre ça… Je suis plus ou moins apaisé, mais ça reste là, quand même. » Chassez le naturel (angoissé), et il revient au galop…
L’oeuvre de Philip Roth, voilà longtemps déjà qu’elle infusait le cinéma d’Arnaud Desplechin, qui nous confiait, à l’époque de la sortie des Fantômes d’Ismaël, en 2017, combien la découverte du romancier américain à l’âge de 25, 27 ans, avait constitué pour lui un choc qui continuait à le nourrir trois décennies plus tard. Leur rencontre à l’écran était programmée, elle nous vaut de découvrir aujourd’hui Tromperie, adapté de l’ouvrage éponyme paru en 1990. Un film tourné en équipe réduite pendant le confinement, avec Denis Podalydès et Léa Seydoux dans les deux rôles principaux, un écrivain américain et son amante anglaise réunis à Londres en 1987.
Hi! It’s Philip Roth Speaking
« L’oeuvre de Philip Roth m’est tellement familière que j’ai pu me l’approprier sans problème, explique le cinéaste, rencontré à l’occasion de la présentation du film à Cannes Premières. J’avais lu le roman lors de sa parution, et même déjà commencé à travailler dessus. Quelque chose d’étrange s’est alors produit: avant Rois et reine, j’ai fait une sorte de test avec Emmanuelle Devos, où elle jouait l’amante anglaise dans l’épilogue, quand ils se retrouvent à l’hôtel. Nous avions répété la scène ensemble, même si je suis un piètre acteur, comme une sorte d’exercice pour le rôle de Nora. Il se trouve que Philip Roth a vu cette scène en bonus DVD aux États-Unis, et un jour, il m’a téléphoné: « Hi, It’s Philip Roth speaking! « C’était mon anniversaire, je devais avoir 45 ans, et j’étais tétanisé, répétant à ma compagne: « C’est Philip Roth, c’est Philip Roth ».«
S’ensuit un dialogue où le romancier suggère au cinéaste de tirer un film de Tromperie, balayant les réticences de ce dernier – un film d’époque, en anglais encore bien – d’une remarque: » Vous avez fait du super boulot avec cette actrice, Emmanuelle Devos, faites le film comme ça. » » Je ne l’ai pas compris, se souvient Desplechin. Stupidement, j’ai pensé: c’est un écrivain, et pas un cinéaste, et il ne comprend pas combien faire un film est difficile. Mais en fait, il avait entièrement raison, ce que je n’ai compris qu’après sa mort. Pendant le confinement, j’ai réalisé que si je voulais adapter ce livre, il fallait que je le fasse de façon très simple, comme ce test que j’avais tourné avec Emmanuelle Devos…«
Lorsque la pandémie éclate, Arnaud Desplechin est attelé à un autre projet. Le confinement bouscule ses plans, et l’idée d’adapter Tromperie refait surface. « J’ai appelé mon amie Julie Peyr à Los Angeles, et elle m’a dit: « Faisons-le simplement. » C’est un personnage enfermé dans son bureau, je suis confiné à Paris à cause du confinement, nous vivons la même situation, faisons-le comme ça. » Le choix des comédiens, lui, s’impose avec la force d’une évidence: Léa Seydoux, avec qui le réalisateur venait de tourner Roubaix, une lumière, pour le rôle de l’amante, et Denis Podalydès, qu’il avait un jour envisagé dans une adaptation théâtrale du livre, pour celui de l’écrivain. « Après coup, j’ai été terrifié, sourit-il. Denis est issu de la Comédie-Française, Léa vient de James Bond. Mais dans l’intrigue, elle vient d’Angleterre et lui de New York, elle est chrétienne et il est juif, c’est un auteur célèbre et elle est une femme humble mais fortunée. Tout les sépare, mais ils peuvent néanmoins se rencontrer. C’était un pari, je me suis demandé si leur couple allait fonctionner à l’écran, mais le premier jour de tournage, la performance de Léa a été tellement stupéfiante qu’elle nous a portés, Denis et moi. Elle nous a tirés plus loin que nous ne pensions en être capables.«
La rencontre de leurs deux univers fait, du reste, écho à ce qui, au départ, avait porté Arnaud Desplechin vers un roman ne comptant pas parmi les plus célèbres de son auteur: » Je ne vais pas me mentir ni vous mentir, je ne pense pas que Tromperie soit un ouvrage majeur de Philip Roth. C’est un opus mineur et c’est ce qui en fait la beauté. Ce n’est pas un chef-d’oeuvre comme La Contrevie ou Le Théâtre de Sabbath , ce n’est pas ce type de livre, mais il recèle un motif qui me tient à coeur, c’est le dialogue entre un Juif et un non-Juif, le Juif se trouvant être un homme, et le non-Juif une femme. Et donc, est-ce possible, par-delà les différences de confession, de genre, de culture, d’origines, de rencontrer et aimer quelqu’un, de discuter, dire des choses importantes ou non? J’ai fait deux films -l’autre, Jimmy P. , étant plus maladroit que celui-ci-, autour du dialogue entre un Juif et un non-Juif. Ils ne sont pas les mêmes, donc ils ont des choses à partager. Est-ce que je suis Philip, parce que je suis cinéaste et qu’on pourrait me comparer à un écrivain? Ou est-ce que je suis Léa? Je ne sais pas, mais je ne suis pas juif, donc je pourrais être l’amante anglaise, ça me convient. C’est ce dialogue tellement important pour moi entre les religions et les genres qui m’a attiré dans le livre. »
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