Rencontre avec Bong Joon-ho, Palme d’or au dernier festival de Cannes
Parasite, de Bong Joon-ho, passe notre époque, ses dérives et ses inégalités, au prisme jouissif du cinéma de genres. Rencontre avec le maître coréen qui signe là un film magistral, Palme d’or lors du dernier festival de Cannes.
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C’est l’événement incontestable de cette rentrée cinéma: la sortie, le 11 septembre prochain, de Parasite, le septième long métrage de Bong Joon-ho, Palme d’or unanime lors du dernier festival de Cannes, essai transformé depuis en succès populaire de l’Hexagone (un million et demi de spectateurs environ) à la Corée du Sud (plus de dix millions). Un plébiscite ne devant rien au hasard: de retour à Séoul dix ans après Mother, et suite aux fortunes diverses connues par Snowpiercer et Okja, Bong signe là un film magistral, brassant des genres multiples non sans porter un regard particulièrement acéré sur notre époque globale. Soit la marque des chefs-d’oeuvre, où le divertissement, bien réel, s’enrichit de lucidité et de critique sociale.
Bong Joon-ho appartient, au même titre qu’un Park Chan-wook ou encore Im Sang-soo, à cette génération de cinéastes coréens découverts au tournant des années 2000, et des oeuvres comme Memories of Murder et The Host l’ont imposé comme maître incontesté ès cinémas de genre(s), du thriller à la science-fiction, auxquels il aura toutefois veillé à apposer sa grammaire propre. Postulat valant encore aujourd’hui pour Parasite, un film que l’on serait bien en peine de circonscrire à un genre unique puisqu’y cohabitent des éléments de thriller, de comédie noire et de satire, notamment, sans même parler de cette spécialité coréenne qu’est le drame de la domesticité (dont le remarquable The Handmaiden, de Park Chan-wook, offrait récemment un exemple vénéneux). Je me considère comme un cinéaste de films de genre, opine l’auteur de Parasite, que l’on rencontre au lendemain d’une triomphale première cannoise. Parfois, je respecte les conventions, parfois je les malmène, mais je ne m’en éloigne jamais outre mesure. Je m’y sens bien, ce qui ne signifie pas que je recoure au genre dans le sens où le cinéma hollywoodien l’entend. Je pense que mes films traduisent une sensibilité toute coréenne, même si, au bout du compte, les émotions sont universelles. Quant à qualifier le genre de Parasite, comédie noire d’horreur et satire sociale me semblent appropriés. Le critique d’Indiewire a écrit « Bong Joon-ho constitue lui-même le genre du film », ça me convient. »
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Jobs, jobs, jobs sans lendemain
Manière, il est vrai, d’en signifier aussi la singularité, à la virtuosité stylistique du réalisateur répondant la largeur du spectre exploré. Ayant pour cadre une mégalopole anonyme, Parasite met en scène la famille de Ki-taek, les parents et leurs deux grands enfants, laissés-pour-compte de la société coréenne occupant un entresol glauque, et vivotant d’expédients divers et autres jobs (jobs, jobs) précaires, sans que la situation n’entame ni leur bonne humeur ni leur solidarité sans faille. Jusqu’au jour où Ki-woo, le garçon, se voit proposer par un ami d’entrer au service d’une famille huppée, les Park, afin de dispenser des cours particuliers d’anglais -un emploi aussi lucratif que providentiel. Et de mettre le doigt dans un engrenage bientôt incontrôlable, occasion pour Bong Joon-ho de revisiter la lutte des classes de façon éminemment jubilatoire, en quelque féroce crescendo de tension strié de violence mais aussi d’humour. Non sans toucher, l’air de rien, à une réalité bien présente, fût-elle souterraine. « Dans la société capitaliste d’aujourd’hui, il existe des rangs et des castes qui sont invisibles à l’oeil nu. Nous les tenons éloignés de notre regard en considérant les hiérarchies de classes comme des vestiges du passé, alors qu’il y a encore de nos jours des frontières infranchissables entre les classes sociales« , souligne le réalisateur. Le sujet irriguait du reste déjà peu ou prou Snowpiercer et Okja, ses deux expériences anglo-saxonnes.
Ancré au coeur de la société coréenne, Parasite en déborde donc allègrement, dès lors que les inégalités sociales en sont le nerf narratif. Si l’on peut par exemple s’étonner que la famille de Ki-taek, pourtant composée de gens talentueux, se trouve marginalisée de la sorte, Bong Joon-ho rétorque n’avoir jamais fait qu’emprunter à l’actualité. « Il s’agit d’une question sensible: ce sont des gens qualifiés, ayant des compétences et du talent, et pourtant, ils ne peuvent trouver un emploi. C’est la réalité économique du monde dans lequel nous vivons. À un moment, le père raconte que 500 candidats ont postulé à un poste de gardien de sécurité. Ce n’est même pas exagéré, le sujet a été abordé aux informations coréennes. Même si la situation s’est un peu améliorée avec la nouvelle administration, ça reste fort lent, c’est donc pour moi tout à fait réaliste. » Signe, d’ailleurs, que l’épineux problème n’est pas propre à la seule péninsule coréenne, le récent La Femme de mon frère, de la Québécoise Monia Chokri, s’en faisait lui aussi l’écho décalé. Quant à la polarisation croissante de la société? « Sans même utiliser ce terme, le fossé entre riches et pauvres est manifeste. Un constat assorti de la question criante de comprendre pourquoi il ne cesse de croître en dépit de nos efforts et des aménagements que nous apportons au système. Ça m’angoisse, d’autant plus que ce trou ne semble pas devoir être comblé à l’avenir, pour la génération de mes enfants. Mon film est toutefois plus nourri par un sentiment de tristesse que par la colère. » Et de confier éprouver une profonde anxiété à l’égard de la société et du système, la famille apparaissant dès lors comme valeur refuge: « Mes films gravitent souvent autour de gens incapables de vraiment s’adapter au système qu’on leur propose, ni de s’y épanouir. Dans ces circonstances, la famille devient la seule chose sur laquelle s’appuyer, au risque parfois de l’obsession. »
Une question de timing
Cas de figure que le film illustre éloquemment, à travers ces deux familles dont on peut, en fin de compte, se demander à laquelle le terme « parasites » s’appliquerait le mieux, l’auteur, pour sa part, se montrant plutôt enclin à les renvoyer dos à dos: « De mon point de vue, les plus dangereux ne sont pas ceux que l’on met dans un coin et qui deviennent des parasites, mais ceux qui, intentionnellement, essaient de siphonner le sang des autres. De qui cela pourrait-il s’agir dans ce film? Je ne pense pas que l’on y trouve de « méchants » au sens strict. » Touché, à la précarité des uns répondant la naïveté des autres, en quelque précipité propice aux débordements les plus divers -violence incluse. Pour autant, si celle-ci est bien présente, paroxystique même par endroits, elle trouve devant la caméra de Bong Joon-ho une expression aussi habile que personnelle, qu’explique sa théorie sur le sujet. « Personnellement, je ne suis friand ni du hardcore, ni du gore, et je n’aime pas plus voir des gens poignardés que des flots d’hémoglobine. Pour moi, plus un film est gore, plus le spectateur s’en sent éloigné, et moins le résultat lui apparaît crédible. Il aura plutôt tendance à se dire: quels super effets spéciaux, ou quel incroyable maquillage! Mais si l’on pense aux films de Hitchcock, on n’y voit paradoxalement guère de sang, et c’est un style pour lequel j’ai un immense respect. Je n’ai pas le sentiment que mon film soit excessivement sanglant, ce qui importe avec la violence, c’est le moment où elle sera amenée à exploser. Il faut qu’elle surgisse juste avant ou juste après ce à quoi s’attend le spectateur, afin de susciter des émotions complexes. Le rythme et le tempo sur lesquels on recourt à la violence sont de première importance, de façon à prendre le public par surprise. » Efficacité et impact surmultiplié, comme le film en apporte la brillante démonstration.
Du reste, la violence physique s’exprimant à l’écran pourrait fort bien n’être que le prolongement imagé de celle, sociale, ne cessant de repousser les limites du tolérable. Une réalité mondialisée dont des cinéastes aussi différents que Hirokazu Kore-eda (Shoplifters) ou Jordan Peele (Us) par exemple, se sont fait l’écho, chacun avec ses instruments propres. « Comme cinéaste et comme artiste, je crois que nous n’avons d’autre choix que de refléter l’époque dans laquelle nous vivons. Je ne connais personnellement ni Hirokazu ni Jordan Peele, mais nous sommes inspirés par ce qui se passe autour de nous. » Dont acte, et ce film n’ayant de Parasite que le nom n’en apparaît que plus essentiel.
Parasite, de Bong Joon-ho, sortie le 11/09. Lire également notre portrait du réalisateur et notre critique du film.
Palme d’or lors du dernier festival de Cannes, Bong Joon-ho s’y était trouvé, bien malgré lui, au coeur d’une vive polémique deux ans plus tôt, avec la présentation d’Okja, son précédent opus, sous pavillon Netflix. Une conclusion houleuse pour une expérience que le réalisateur qualifie toutefois d’heureuse. « Netflix m’a laissé le contrôle créatif complet, et j’ai bénéficié du final cut. Le seul problème a concerné la distribution en salles. J’espérais qu’ils se montrent plus généreux, mais trouver un compromis s’est avéré malaisé. Néanmoins, le film est sorti en salles sur 150 écrans en Corée, et il a été présenté à Cannes, ce qui m’a procuré une certaine satisfaction. Regarder des films en streaming est fort bien, et ce mode de diffusion est appelé à continuer à se développer. Mais au bout du compte, rien ne vaut l’expérience d’une salle de cinéma pour découvrir un film. » Snowpiercer, son autre expérience anglo-saxonne, adaptée en 2013 de la bande dessinée Transperceneige, de Jacques Lob, Jean-Pierre Rochette et Benjamin Legrand, s’apprête pour sa part à faire l’objet d’une minisérie, dont la diffusion est prévue en 2020 aux États-Unis sur le réseau TNT. Un projet sur lequel Bong Joon-ho est crédité au titre de producteur exécutif. « Mais je n’y ai guère été impliqué, explique-t-il. Tout au plus si je me suis rendu un jour sur le plateau. Revisiter ce décor de train m’a procuré une sensation fort étrange, des émotions très bizarres. Vous avez un service militaire en Belgique? Non? Pour ma part, j’ai eu le sentiment de le faire pour une seconde fois… » (rires)
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