Qui a dit que la comédie à la française était moribonde?

Moue faussement boudeuse mais vrai plaisir de comédie pour Adèle Haenel en veuve fort peu éplorée qui use de la fiction pour dire la vérité dans En liberté! de Pierre Salvadori. © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Intello mais pas trop, Adèle Haenel théorise l’humour mais finit surtout par l’incarner dans En liberté!, comédie policière où elle cherche d’abord un peu ses marques avant de faire des étincelles. Rencontre avec l’actrice et son réalisateur.

Qui a dit que la comédie à la française était moribonde? Une semaine à peine après Gilles Lellouche et son revigorant Grand Bain, c’est au tour de Pierre Salvadori, petit maître en la matière (Cible émouvante, Les Apprentis, …Comme elle respire), de nous gratifier d’un savoureux concentré d’humour inventif et malin. Fantaisie policière qui multiplie les situations délirantes et les personnages haut perchés, En liberté! met en scène une veuve découvrant que son flic de mari, véritable héros local tué pendant son service, n’était en fait qu’un vulgaire ripou. Elle-même inspectrice de police, elle va alors se fourrer dans d’inextricables embrouilles aux côtés d’un innocent tout juste sorti de prison, dans l’espoir de réparer les erreurs de celui dont elle décide d’endosser la culpabilité. Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs cannoise cette année, En liberté! offre -enfin, serait-on tenté d’écrire- à Adèle Haenel, 29 ans à peine, son tout premier rôle de pure comédie, même si un film comme Les Combattants de Thomas Cailley, par exemple, donnait déjà une bonne indication sur sa capacité à faire rire.

Se décapsuler la tête

Sa première fois à Cannes remonte à 2002, déjà, pour Les Diables de Christophe Ruggia. « C’était pour le Cannes Junior et j’y ai rien compris en fait« , résume-t-elle lapidairement en mai dernier alors qu’on la retrouve au coeur du festival sur la terrasse d’un hôtel un peu trop luxueux -ce qu’elle ne se fait évidemment faute de relever, légèrement indignée. Seize ans plus tard, on l’a vue chez la crème du cinéma d’auteur francophone, de Céline Sciamma (Naissance des pieuvres) à Pierre Schoeller (Un peuple et son roi) en passant par Bertrand Bonello (L’Apollonide), André Téchiné (L’Homme qu’on aimait trop), les frères Dardenne (La Fille inconnue) ou Robin Campillo (120 battements par minute)…

Qui a dit que la comédie à la française était moribonde?

Adèle Haenel a faim de cinéma. D’elle, son réalisateur Pierre Salvadori dit d’ailleurs que c’est avant tout une actrice désirante, qui brûle de l’envie de jouer. « C’est moi qui ai cherché à travailler avec Pierre, oui. Je savais que le projet était en train de s’écrire, et je voulais en être. Après, quand j’ai lu le scénario, je n’ai pas forcément senti tout le potentiel qu’il contenait, c’est une langue quand même assez complexe. Chez Salvadori, c’est la mise en scène qui fait éclater l’humour de l’écriture. J’étais hyperexcitée d’embarquer avec lui mais j’avais peur aussi, parce que la comédie c’est quelque chose de compliqué. Ça demande une réactivité, une agilité particulière. » Cette gymnastique comique, l’actrice confesse avoir d’abord éprouvé quelques difficultés à l’intégrer. « Les premiers jours de tournage, j’ai pas mal galéré. Parce que je n’arrivais pas à bien saisir le rapport à la réalité qu’entretenait le film. Je n’arrivais pas à me libérer, à lâcher prise, à trouver le ton. J’étais là à me regarder faire les trucs. Et puis, heureusement, ça s’est débloqué. J’ai commencé à faire plein de propositions, dix fois trop même, mais on s’en fout, je pense que cette énergie-là, d’une manière ou d’une autre, se transmet au spectateur à travers le film. Au bout d’un moment, on ne sait de toute façon même plus très bien qui propose quoi, c’est comme si on partageait tous un esprit commun sur le plateau. Je crois qu’il ne faut pas avoir honte d’en faire trop, de se rater. Il faut pouvoir se décapsuler un peu la tête. »

Se décapsuler la tête, donc. Pas toujours forcément gagné quand on s’appelle Adèle Haenel. Chassez le naturel cérébral et il revient au galop. Sur la spécificité à jouer dans une comédie, toujours: « Je pense qu’il faut avoir une espèce de boussole entre le texte et le sous-texte. C’est un peu comme un plan avec abscisse et ordonnée. Dans un drame, l’abscisse et l’ordonnée correspondent. Pas dans la comédie. On peut s’amuser à dissocier deux critères très spécifiques chaque fois. Ça peut être le texte et le sous-texte. Ou la vitesse et la colère. Une phrase, vous pouvez décider de la dire lentement tout en vous mettant en colère, par exemple. À ce moment-là, on n’est plus dans une improvisation dans l’étendue, sur le texte, mais bien dans une exploration des possibles liés à l’explosion des unités un peu clichés qu’on avait auparavant dans la tête. Le genre de cliché qui veut que quand on est en colère, on parle forcément vite. » Vous suivez toujours?

L’histoire d’une histoire

Moue faussement boudeuse et jambes ramassées en tailleur, l’actrice marque systématiquement un temps de réflexion avant de répondre à nos questions, semblant peser chacun de ses mots sans pour autant jamais se départir du franc-parler qui lui est propre. « Pierre m’avait suggéré de regarder des comédies de Jonathan Demme pour avoir une idée du ton à donner. Des films comme Dangereuse sous tous rapports ou Veuve mais pas trop . Personnellement, j’ai toujours adoré la comédie, je n’ai jamais rien eu contre. C’est plutôt la comédie qui jusque-là semblait avoir un truc contre moi. À l’arrivée, de toute façon, ce qui compte c’est ce que le film nous dit. Que ce soit un drame ou une comédie, il n’y a pas à faire de hiérarchie. Et puis la comédie, c’est une tellement grande famille… Il y a des girafes et des hérissons là-dedans. Ce serait hasardeux de généraliser. Moi je trouve quand même que c’est l’un des genres cinématographiques les plus généreux. Et en même temps, c’est l’un des trucs les plus galvaudés, parce que quand on se met à faire des comédies pour rire des autres, c’est vraiment dramatique. Ça devient un outil qui peut entretenir les clichés raciaux, sexistes. L’humour peut être dangereux parfois. Alors que c’est important de rire, de ne pas se faire enlever sa joie. Chez Salvadori, on rit beaucoup de soi. Il y a de la bienveillance pour les protagonistes et pour les humains. Il ne pointe jamais du doigt en stigmatisant. D’autres l’auraient fait dans le film. Par exemple, quand il va sur le terrain des sadomasos, il reste hyper doux, il ne moque pas, il n’exclut pas. »

Qui a dit que la comédie à la française était moribonde?

Peut-être parce que chez lui, l’art est toujours là pour consoler, la fiction toujours convoquée pour réenchanter la vie ou simplement la rendre plus acceptable. Dans En liberté!, la veuve jouée par Adèle Haenel raconte ainsi d’abord à son fils des histoires aux accents héroïques sur son père disparu puis, une fois la réalité peu ragoûtante sur son compte mise à jour, use du prisme échevelé de la fiction pour mieux lui faire entendre la vérité. « L’enjeu des films de Pierre, c’est de raconter des films. J’adore ça. Dans sa dimension à essayer toujours de concilier le rêve et la réalité, de ne pas y parvenir vraiment mais d’accepter que c’est comme ça, qu’il n’y a pas de réponse définitive au fond, En liberté! lui ressemble beaucoup. Ce film, c’est l’histoire d’une histoire. C’est ça qui est jubilatoire. Et d’ailleurs tout était fait sur le tournage pour qu’on prenne un maximum de plaisir. À tel point que nous, les acteurs, on a à un moment carrément eu l’impression que c’était notre propre jubilation qui en était la finalité (sourire) . Mais le langage de Pierre n’est pas non plus qu’un métalangage. Il y a également beaucoup de poésie chez lui, un onirisme très affirmé, quelque chose de très chatoyant. Pierre a le chic pour inonder ses films de plein de trucs qui le font concrètement marrer. Des costumes improbables, des accessoires bizarres… »

Mais si elle se frotte au cuir noir d’une combi SM et roule en minimoto -parmi bien d’autres excentricités- dans En liberté!, son truc à elle, à vrai dire, ce serait plutôt la cotte de mailles et la perspective d’enfourcher un fier destrier. « J’ai toujours dit que j’aimerais jouer un chevalier, oui, avec une épée et tout. Et le pire c’est que je vais bientôt le faire, donc je suis hypercontente (sourire) . Il n’y aura pas de cheval, par contre. Mais il y aura des armures. C’est cool, non?« 

3 questions à Pierre Salvadori

Réalisateur d’En liberté!

Qui a dit que la comédie à la française était moribonde?

Comment est né ce projet?

C’est parti d’une discussion avec ma mère qui me parlait de mon père. Elle me disait des choses très jolies sur lui et puis tout à coup elle s’est mise à nuancer ce qu’elle venait de raconter, en soulignant certains de ses défauts. C’était assez inattendu: les parents ne dévoilent jamais totalement la vérité aux enfants. Et là elle me dit: « Les mères font les pères. » Ça m’a touché qu’elle entretienne un souvenir glorieux de mon père mais qu’en même temps elle ne puisse pas s’empêcher de préciser que la réalité était un peu plus complexe que ça. Or, moi, je ne veux pas entendre la vérité. Comme John Ford dans L’Homme qui tua Liberty Valance, ce que je veux c’est la légende (sourire).

Vous parlez du film comme d’un faux polar dont l’intrigue n’a aucune importance…

Oui, je suis de plus en plus convaincu qu’on se fout de l’intrigue des films et que d’ailleurs, bien souvent, on ne s’en souvient pas -à part dans le cas de The Usual Suspects, peut-être (sourire). Ce qu’on se rappelle, par contre, c’est l’émotion que l’on a eue en le voyant. Je me souviens beaucoup plus de la beauté de certains plans ou de certains personnages de films de Lubitsch, par exemple, que de leurs intrigues. Se foutre de l’intrigue, c’est aussi une espèce de réponse aux séries télé, qui sont très riches fictionnellement, avec une multitude de sous-récits, de retournements de situation… Ce que l’on peut opposer de mieux à ça aujourd’hui au cinéma, selon moi, c’est l’abstraction. C’est être davantage dans l’idée des choses que dans les choses. Être davantage dans une démarche de forme que dans une démarche de fond. Les cinéastes qui me touchent le plus sont des cinéastes qui ont un langage, pas forcément des sujets.

Chez vous, on ne rit pas aux dépens des personnages. C’est important que le film reste tendre?

J’ai vraiment du mal avec un cinéma qui va inventer des personnages pour les punir ou pour les juger. Voire, pis, pour faire aimer un autre personnage. C’est une façon vraiment médiocre de procéder. C’est très facile de fabriquer des cons pour dire: regardez comme je suis intelligent. Mais on ne s’élève jamais très haut si on s’appuie très bas. Il faut aimer ses personnages et puis c’est tout.

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