Qu’est-ce qu’un héros?

Amir Jadidi, héros aussi ordinaire que magnifique du nouveau film d'Asghar Farhadi.

Avec son dernier film, Un héros, le cinéaste iranien aux moult récompenses Asghar Farhadi revient sur cette question complexe, non sans ironie, avec un regard profondément humain mais particulièrement acéré.

Après s’être posé en Espagne pour son précédent film Everybody Knows, Asghar Farhadi retourne en Iran avec Un héros (lire notre critique), présenté cet été à Cannes, où il a remporté le Grand Prix. Il nous entraîne à Shiraz. Dans les premiers plans du film, on découvre l’incroyable site pré-islamique de Naqsh-e Rostam, où sont représentés des personnages historiques héroïques. « Ce lieu découvert alors que j’écrivais le scénario m’a absolument bouleversé, explique le cinéaste. Quand on observe de près les bas-reliefs, c’est d’une finesse et d’une richesse incroyables. Ces vestiges de la Perse antique sont magnifiques. Et puis il y avait un lien thématique avec le concept de héros. » De fait, l’éclat de ce site chargé d’Histoire offre un cruel écho au héros des temps modernes qu’est censé incarner Rahim. Lui et Farkhondeh sont amoureux et voudraient se marier. Mais l’homme est emprisonné à cause d’une dette contractée suite à un investissement hasardeux. À l’occasion d’une brève permission de sortie, il essaie de renégocier le paiement de sa dette auprès de son créancier, grâce à un sac de pièces d’or trouvé miraculeusement par sa fiancée. L’usurier n’est pas spécialement de bonne composition, et le cours de l’or n’est pas à son meilleur niveau. Rahim décide alors de rendre l’or à sa propriétaire, ce qui fait de lui un héros aux yeux de la nation… Mais est-ce vraiment mérité?

L’origine du récit imaginé par Farhadi s’inscrit dans un temps long. « La source d’un film n’est jamais unique, ce sont des bribes, des choses différentes qui s’agglomèrent pour finalement vous donner le désir d’en faire un film. L’idée même du héros a commencé à m’intéresser lorsque j’ai vu une représentation de La Vie de Galilée de Bertolt Brecht lorsque j’étais étudiant en théâtre. C’était fascinant! La façon dont une personne peut être érigée en héros par la société. Comment, en ayant commis un acte considéré comme positif ou vertueux, elle se retrouve soudain sur le devant de la scène, muée en figure d’intérêt public. Il y a trois ans, je me suis finalement dit que ça pourrait bien être le sujet d’un film, d’autant que depuis, je n’avais eu de cesse de « collectionner » les petites histoires d’héroïsme dans les journaux. » C’est quoi, un héros? Un homme intègre, quelqu’un qui fait le bien? Un individu brave et courageux, qui se distingue par ses actions? Sûrement un peu de tout ça. Mais un héros, c’est aussi et peut-être avant tout un personnage, le protagoniste d’un récit populaire, érigé en exemple, un modèle à suivre, objectivement bon, incontestablement admirable. Mais est-ce qu’ils existent vraiment, ces héros, dans la vraie vie? Le titre du nouveau film d’Asghar Farhadi ne manque pas d’ironie. Une ironie qui se déploie au fil du récit, alors que Rahim, le héros du titre, voit son personnage public, celui créé de toutes pièces ou presque au début du film, s’effriter peu à peu sous l’oeil inquisiteur et omniscient des réseaux sociaux, qui relatent avec avidité et délectation son ascension aussi bien que sa chute.

Farkhondeh (Sahar Goldust), une des femmes par qui le récit avance.
Farkhondeh (Sahar Goldust), une des femmes par qui le récit avance.

L’époque raffole de ces histoires d’idoles glorifiées un jour, brûlées aussi vite le lendemain. Farhadi y voit aussi un trait spécifique à son pays: « Oui, je pense qu’il doit y avoir une intensité particulière, une ferveur propre à l’Iran d’aujourd’hui, dans cette tendance à faire de quelqu’un un modèle, un sujet de conversation dès qu’il fait une bonne action. Le peuple, comme le système, aime à présenter ces personnes comme des exemples à suivre. Ce qui est complètement absurde, puisqu’un acte ne suffit pas à faire d’une personne un modèle absolu. En dehors de cet acte, dans son passé comme dans son futur, cette personne peut avoir des failles, et ne peut être réduite à ce geste. » Effectivement, le héros Rahim est bien plus complexe que ne le laisse entendre sa bonne action. Oui, ce prisonnier en permission devenu modèle a rendu le sac de pièces d’or. Mais était-ce bien sa première intention? N’a-t-il pas un instant hésité? Et qui nous dit qu’il l’a rendu à la bonne personne? Après avoir porté aux nues le héros au costume trop grand, le doute s’insinue. La belle carapace de héros se fissure.

La nature humaine, par essence faillible, n’est peut-être pas faite pour l’héroïsme, en tous cas pas pour cet héroïsme à l’aura divine, franche et indiscutable. Tout au long de son film, Farhadi prend soin de dépeindre son personnage dans sa bonté comme dans ses faiblesses. Un homme qui n’est pas à l’abri de l’erreur, marionnette parfois d’une situation dont il ne tire pas toutes les ficelles. « J’avais choisi le titre du film avant même d’en avoir fini avec le scénario, j’étais intéressé par le cliché auquel il renvoyait. Les spectateurs qui iront voir le film s’attendent peut-être à voir un héros de cinéma, une personne douée d’un sens de l’initiative, qui va au-devant des obstacles, qui prend des décisions et en paie le prix. Mais en réalité, Rahim est un antihéros, un homme plutôt passif, qui a ses faiblesses, et les assume d’ailleurs. C’était important pour moi de le placer dans une quotidienneté, d’en faire un homme tout à fait ordinaire, qui n’a rien demandé. Il ne souhaite pas être montré comme un modèle. Il se laisse porter par les événements et les décisions que les autres prennent pour lui, jusqu’à la fin, quand il s’oppose et prend une décision par laquelle il n’est peut-être plus un héros de tous. Il l’est alors au moins aux yeux de son fils. »

Cette propension à ériger des quidams en héros est passée au filtre des réseaux sociaux, « lieu absolu du malentendu » où règne l’immédiateté, et où le récit est présenté dans son plus simple appareil, délesté de toutes nuances, condensé, simplifié. « Les réseaux sociaux ont pu avoir et ont encore beaucoup de vertus, en Iran ou ailleurs. Mais les choses y sont présentées de façon tellement minimale, c’est une telle façon d’encapsuler le réel et le discours que ça ne peut créer que malentendu et approximation. » Une façon de restreindre l’interprétation du réel pour le faire entrer dans des cases facilement identifiables, le faire tendre vers le manichéisme. Les bons. Les méchants. Le contraire du cinéma, qui prend le temps de s’écrire et se réfléchir, d’explorer les zones grises? « Du bon cinéma en tous cas. Le bon cinéma est un contre-pied exact de ça, c’est vrai. Il permet d’ouvrir la capsule, d’explorer son contenu, de le mettre en lumière en lui donnant une épaisseur. »

Asghar Farhadi
Asghar Farhadi© Getty Images for Deadline

Incarner les failles

Face à Rahim, le « héros », il fallait un méchant ou, à tout le moins, un antagoniste. C’est le rôle de Bahram, le créancier, qui pourrait par sa clémence faire lever la peine de prison de Rahim et rendre possible son histoire d’amour avec Farkhondeh. Il suffirait qu’il retire sa plainte… Seulement voilà, si Rahim a ses raisons, Bahram aussi a les siennes. Cet argent qu’il a perdu était celui destiné à la dot de sa fille, condamnée à rester célibataire.

Comme Rahim, Bahram est un personnage complexe, dont on saisit les ambiguïtés pas tant sur le plan des émotions, comme c’est le cas avec Rahim, que sur celui de la raison. « Je pense que c’est une caractéristique qui s’applique à presque tous les personnages de mes films. On peut parler d’ambiguïté, mais pas d’une ambiguïté née d’une opacité ou du fait qu’on cache des choses sur eux, qu’on ne livre pas d’informations à leur sujet. C’est plutôt un trop-plein d’informations. On les voit tellement sous différents angles qu’on ne parvient pas à discerner qui ils sont. D’habitude, un héros, on le voit d’un seul point de vue, éventuellement deux. On s’en fait donc une idée très rapidement. Alors qu’ici, il est mis en perspective sous des angles tellement différents que ça devient plus difficile de trancher. »

Autour de ces deux personnages masculins qui semblent subir leur situation gravitent des femmes qui prennent l’action en main. « Oui, les petites décisions qui n’ont l’air de rien mais qui font avancer le récit sont prises par les femmes. Toutes les femmes ont des rôles-clés. Elles sont en charge des enjeux narratifs du film et permettent le passage d’une étape à l’autre. Mais on retrouve souvent cette caractéristique dans mon cinéma. Il me semble que les femmes ont en général une plus grande aptitude à prendre les choses en main, à aller de l’avant, elles sont plus combatives. »

Pour incarner toutes ces héroïnes et ces héros du quotidien plongés dans un univers hyperréaliste, il fallait des comédiens et comédiennes à la hauteur des enjeux. Le cinéaste a d’abord voulu travailler avec des acteurs non-professionnels, découvrir des visages pas ou peu connus pour servir le sentiment de véracité et l’identification du public. La plupart d’entre eux d’ailleurs viennent du monde du théâtre, voire n’avaient jamais joué avant. Mais pour Rahim et Bahram, Farhadi a changé son fusil d’épaule. « Je me suis aperçu que ces deux personnages étaient dans des positions très critiques. Si Rahim était mal interprété, je risquais qu’il passe pour un benêt, quelqu’un qui manque d’épaisseur. Amir Jadidi, qui s’était jusqu’ici illustré dans un registre plutôt comique à la télévision, a amené cette profondeur à Rahim. Quant à Mohsen Tanabandeh, acteur bien connu du cinéma iranien, il a grandement contribué à humaniser Bahram. » Il fallait des acteurs à même d’incarner ces deux héros, leurs forces comme leurs faiblesses.

On aimerait savoir quelles failles de la nature humaine va bien pouvoir explorer Asghar Farhadi dans son prochain film. Mais s’il est ouvert sur sa volonté de continuer à faire des films en Iran, il se montre beaucoup plus discret sur ses projets: « J’ai plusieurs idées de film que je développe de front, mais très honnêtement, je ne sais pas encore sur laquelle je vais m’arrêter dans les prochains mois« .

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