Quentin Dupieux sur les créateurs de contenu: «C’est la première fois que l’absurdité de mon film correspond à celle du monde, sans décalage»

Adèle Exarchopoulos, influenceuse malchanceuse dans L’Accident de piano, nouveau film de Quentin Dupieux.

Quentin Dupieux revient avec L’Accident de piano, porté par une Adèle Exarchopoulos transformiste, créatrice de contenus de l’extrême.

Si Quentin Dupieux est très présent dans les salles obscures, il se fait relativement rare en interview. Tous les deux ou trois films, il sort de son silence, on ne sait si c’est par sens du devoir, goût du changement, ou conviction qu’un film plus qu’un autre mérite sa contribution au discours médiatique. S’il avait fait l’impasse pour Daaaaaali! et Le Deuxième Acte, laissant libre cours aux interprétations de texte en tous genres, il revient subrepticement pour L’Accident de piano, film un peu moins choral que les précédents, et possiblement moins absurde –par la force des choses.

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«On a beaucoup accolé le mot absurde à ma filmographie, ce que je comprends, mais j’ai l’impression que L’Accident de piano, tout en semblant absurde, ne l’est pas plus que la réalité. Je n’ai pas changé ma façon d’écrire, mais tout s’accélère tellement, j’ai le sentiment que c’est la première fois que l’absurdité de mon film correspond à celle du monde, sans décalage.» A l’origine du projet, il y a la curiosité suscitée par tous ces contenus partagés en ligne, «comme si tout le monde ou presque était devenu un créateur. On va arriver à un point où il y aura autant de spectateurs que de créateurs, ce qui crée un déséquilibre drôle à observer. N’importe qui peut fabriquer du divertissement avec presque rien, ça a un côté vertigineux. On voit de très jeunes enfants qui produisent des vidéos, gagnent de l’argent avec des sponsors. C’est pour ça aussi que j’ai voulu mettre en scène le début de l’histoire de Magali, pour souligner qu’il est possible de vendre son âme dès le plus jeune âge

Héritière de Jackass

Magali est créatrice de contenus. Atteinte d’une insensibilité congénitale à la douleur, elle se met en scène très jeune s’automutilant avec placidité. C’est son père qui fait circuler en premier de courtes vidéos, dans des chaînes d’e-mails d’abord, puis sur YouTube. Ces clips expéditifs font d’elle une star, statut qu’elle semble assumer sans complètement l’embrasser.

Pour mieux introduire cette back story, Quentin Dupieux imagine son héroïne contrainte de donner une interview longue et exclusive avec une journaliste qui semble à la fois complètement fascinée et déconnectée. Magali, alias Magaloche, née la même année qu’Internet comme elle le lui fait remarquer, est une héritière proclamée de Jackass, dont elle se délecte enfant. Le réalisateur inscrit ainsi les créateurs de contenu actuel dans une vraie historicité du Web, mais aussi de la télévision. «Je ne cite pas Jackass par hasard, pour moi, c’était la première fois qu’on fabriquait des images assez pauvres, avec des caméras non professionnelles, et que c’était diffusé sur des chaînes câblées comme MTV qui montraient habituellement des clips rutilants, des émissions hyperléchées. Même si par la suite, ces contenus se sont retrouvés mieux produits, grâce à la réussite et au succès; au début, c’étaient des gamins qui faisaient les cons avec des caméscopes. Le fait qu’un produit aussi pauvre puisse être excitant, ça a ouvert beaucoup de portes, et j’y vois une continuité avec ce qui se passe aujourd’hui. Ce sont des choses que j’ai consommées, certaines que j’aime beaucoup, je trouvais ça très drôle et bienvenu dans un monde où tout était surproduit. Le homemade faisait du bien

Moderne solitude

Il y a un constat, sans concession –le personnage de Magaloche, insensible à la douleur, est aussi un monstre d’insensibilité à tous les égards, pas seulement physique, incapable de la moindre empathie. Mais il y a aussi une forme de tendresse qui émerge pour ce personnage jusqu’au-boutiste. «Je ne veux pas critiquer ce système dont je fais partie juste pour le critiquer. Il y a évidemment un océan de conneries publiées, mais il n’est pas question de tout mettre à la poubelle. Si j’avais 20 ans aujourd’hui, peut-être que je deviendrais créateur de contenus par facilité, parce que c’est plus simple que d’aller convaincre un producteur de cinéma quand personne ne vous attend. Finalement, ce divertissement qu’on reçoit gratuitement chez soi remplit sa fonction. Il y a une forme de prise de risque, et de don de soi, même si c’est souvent vide de sens et inutile. Mais je ne peux pas m’empêcher d’imaginer le jour où ces gens ont commencé, les vidéos qui n’étaient pas terribles, personne qui regardait. Je trouve ça émouvant. Ça me fait penser à Angèle, je trouve sa carrière dingue, parce qu’elle a pas commencé seule dans sa chambre d’ado; une jeune fille qui se filmait en train de faire de la musique, jusqu’à développer une vraie œuvre. Ce nouveau monde fait aussi émerger des talents.»

Il n’empêche, la solitude reste l’un des marqueurs de cette démarche. Magaloche, retranchée avec son assistant personnel qu’elle traite mal, est surtout très seule. Les fans qui la harcèlent ne la regardent même pas quand ils la prennent en photo, ils sont en mode selfie. «Ce que je ressens quand je regarde les réseaux, c’est une grande solitude. On n’écrit jamais un commentaire quand on a des gens à qui parler. C’est la rencontre entre la solitude de ceux qui se filment et de ceux qui regardent. C’est tellement différent du cinéma, qui se partage avec des collaborateurs proches, une équipe, et puis une industrie.»

Avant de terminer l’interview, on questionne Quentin Dupieux sur son plus grand challenge avec ce nouveau film, qui s’inscrit dans la continuité de son œuvre, tout en présentant une petite rupture. «Ce dont j’avais envie, c’était de créer du suspense, à travers une construction moins linéaire que d’habitude. On dit souvent que mes films sont courts, mais c’est parce que je m’autocensure, je coupe au maximum, je rabote pour ne garder que l’essence. C’est ce que j’aime comme cinéaste, et comme spectateur, quand c’est concis. C’est vrai que parfois, j’ai le sentiment d’être un peu seul dans mon rayon, et ça me va très bien. Je suis d’une certaine façon à la marge, mais cela dit, mes films sont de plus en plus vus, et même exportés. Et si ma façon d’écrire et de fabriquer est à la marge, mes films s’inscrivent dans l’industrie, j’en fais aujourd’hui complètement partie. En attendant, j’ai l’impression que je façonne mon travail comme si je taillais le même silex depuis le début.»

COMÉDIE

L’Accident de pianode Quentin Dupieux

Avec Adèle Exarchopoulos, Sandrine Kiberlain, Jérome Commandeur. 1h28.
La note de Focus : 3,5/5

Magali a un problème: le chalet que son assistant personnel lui a réservé ne ressemble pas du tout aux photos. Certes, c’est moins grave que l’accident qui a eu lieu dernièrement sur l’un de ses tournages, mais c’est contrariant. Magali est créatrice de contenus, et comme elle est insensible à la souffrance, elle a fait de son corps un souffre-douleur dans de petites vidéos virales qui ont fait sa gloire. Jusqu’à l’accident. Avec ce nouveau film, satire mordante de notre époque où toute expérience vaut la peine d’être mise en ligne, Quentin Dupieux s’interroge sur la disparition de l’empathie comme sur les produits que nos corps sont devenus, sans cesse mis en scène, et déconnectés de nos émotions. A un rythme soutenu, mimant parfois le vide qu’il désigne, il livre la photographie parfois agaçante mais souvent mordante d’une société plus que jamais absurde.

A.E.

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