Critique | Cinéma

« Passages », premier film français d’Ira Sachs: chassés-croisés amoureux à Paris

3,5 / 5
Tomas (Franz Rogoswki, de dos) initie un triangle amoureux ne s'embarrassant pas des conséquences de ses actes. © sbs productions
3,5 / 5

Titre - Passages

Genre - Drame

Réalisateur-trice - Ira Sachs

Casting - Franz Rogowski, Ben Wishaw, Adèle Exarchopoulos

Sortie - En salles

Durée - 1h32

Critique - Jean-François Pluijgers

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Ira Sachs revisite le triangle amoureux dans Passages, son premier film français, qui gravite autour de deux hommes dont la relation vacille lorsque l’un d’eux entame une liaison avec une jeune femme.

Les temps sont durs pour les cinéastes indépendants américains. Ira Sachs, par exemple, 30 ans d’une carrière entamée au mitan des années 90 avec The Delta, et l’ayant vu par la suite aligner de petites perles comme Married Life ou Love Is Strange. Et contraint, pour ses deux opus les plus récents, de trouver refuge en Europe: le Portugal pour Frankie, suivi aujourd’hui de la France pour Passages.

Une situation que le réalisateur, venu présenter ce dernier au Panorama de la Berlinale, accepte avec philosophie: “C’est difficile de poursuivre une carrière en faisant un cinéma que je qualifie de personnel dans l’environnement économique de l’industrie dans laquelle j’évolue en tant que cinéaste américain, mais cela est vrai ailleurs également. L’Histoire du cinéma est remplie de gens ayant rencontré ces difficultés, nous ne sommes pas les seuls. Ce qui m’a semblé radical, quand j’ai écrit ce film, et qui m’a amené à m’interroger sur sa faisabilité, ce n’est pas le sexe ou la sexualité, mais l’accent qui y est mis sur l’intimité. J’ai voulu faire un film sur ce que font des gens dans des situations intimes, et cela signifiait, à mes yeux, revenir au cinéma art et essai des années 50, 60 et 70. À l’époque, les films pouvaient parler de ce que faisaient les gens entre eux, chez eux et dans leur chambre, sans qu’il faille embrasser un thème plus vaste. Passages n’a pas d’autre élément vendable: ce film ne pose pas de questions sur notre époque, il tourne autour de la texture même de l’intimité, ce qui m’a paru un peu radical, et m’a fait douter de son financement.

Adoptant Paris pour cadre, Passages revisite la figure du triangle amoureux. En son cœur, Tomas (Franz Rogowski), réalisateur allemand “fassbindérien”, et Martin (Ben Whishaw), son mari éditeur. Un couple homosexuel installé dans la durée mais dont le confort va toutefois voler en éclats lorsque le premier entame une idylle avec Agathe (Adèle Exarchopoulos), une enseignante, sans égard pour les conséquences. De l’ancrage français du film, Ira Sachs confie qu’il a influencé le choix de la comédienne, forcément -“Je l’avais vue dans Sibyl, et j’avais été fort impressionné, fasciné même”-, tout en déteignant sur le propos.

Situer le film en France m’a donné accès à une série de choses que j’apprécie à Paris, où j’ai vécu étudiant et où j’ai mon petit univers, en ce compris un volet de l’Histoire du septième art, et le film joue de ces tropes du cinéma français. Avec celui de Ozu et de Ray, ce dernier est probablement celui qui a eu le plus d’importance pour moi, je m’y sens étroitement lié. À un moment, nous parlions avec Josée Deshaies, ma cheffe opératrice, de Pialat, un cinéaste essentiel pour elle et moi, et avons décidé qu’il serait en quelque sorte, au même titre que le cinéma français d’ailleurs, le “monster in the room”. Comme Tomas dans le film, le monstre est aussi quelqu’un par qui vous êtes attiré, et avec qui vous voulez baiser.

Masculinité toxique

Le prototype même du personnage pour lequel le spectateur est invité à nourrir des sentiments ambivalents, son mélange de charisme irrésistible et de narcissisme outrancier le rendant tour à tour sinon simultanément aimable et détestable. Pour l’esquisser, Ira Sachs a convoqué, là encore, l’histoire du cinéma: “Nous avons partagé, avec Franz Rogowski, des films avec James Cagney, les White Heat et autre Public Enemy, où il campe le monstre le plus séduisant que l’on ait vu à l’écran. Orson Welles a d’ailleurs dit de lui qu’il était le plus grand acteur de cinéma ayant jamais existé, il est incroyable à regarder. Nous avons aussi revu All That Jazz, le personnage de Tomas étant, jusqu’à un certain point, modelé sur celui de Roy Scheider. Le cinéma est rempli d’anti-héros, une partie du plaisir du spectateur découlant du fait que l’anti-héros n’est pas aussi puissant qu’il ne pense l’être.

Ainsi donc de Tomas, réalisateur tyrannique et individu manipulateur n’écoutant que son désir. Un personnage dans lequel on pourrait voir une incarnation de la masculinité toxique. “Je parlerais plutôt d’interactions humaines. Souvent, quand je réfléchis à mes films ou que l’on en parle, je pense à l’écrivain Henry James qui n’avait, bien entendu, jamais entendu l’expression “masculinité toxique”. Ce qui ne l’a pas empêché d’écrire avec profondeur sur les questions de genre et de pouvoir, ce qui correspond, je l’espère, à mon approche.” Et de conclure: “Une des questions que j’explore dans Passages, c’est ce que les gens dépositaires d’un pouvoir en font, et quelles sont les conséquences de leurs actions. Une fois le film terminé, j’ai réalisé que c’était probablement le thème central de mon travail depuis mes débuts, il y a 30 ans. En un sens, c’est un examen de mon propre rôle dans le monde, la façon dont je le questionne et comment je l’exploite.” Personnel, mais non moins universel…

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