Murielle Joudet explore « ce que les actrices font à la vieillesse »

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On aurait dû dormir. Tel était le sous-titre du précédent livre de Murielle Joudet, consacré à l’actrice Gena Rowlands. On peut se demander si cela s’applique également à la jeune critique de cinéma, tant elle semble avoir tout vu, et même tout lu. Dans ses essais érudits, écrits comme des romans, elle cite aussi bien Roland Barthes et ses fameux Fragments d’un discours amoureux, que le réjouissant Rêver à la Suisse d’Henri Calet. Après Isabelle Huppert et Gena Rowlands, donc -et avant un livres d’entretiens avec la cinéaste Catherine Breillat-, Murielle Joudet poursuit son exploration de la féminité au cinéma, avec La Seconde Femme. Ce que les actrices font à la vieillesse. Suite à un article de blog sur le vieillissement des actrices, son éditrice la contacte pour en faire un livre: “Je n’avais pas forcément une idée “politique” derrière la tête (…) je me suis rendu compte que je n’allais pas écrire sur une seule manière de vieillir –le déni, la peur, la chirurgie– mais qu’à chaque actrice correspondait un rapport au temps et à son métier.”À travers huit portraits d’actrices (dont Nicole Kidman, Brigitte Bardot et Meryl Streep), guidée par sa cinéphilie et leurs filmographies respectives, elle révèle leurs stratégies; comme autant de clés pour chambarder le “scénario femme”.

Vous citez John Berger dans votre introduction. Selon lui, la femme serait “un spectacle”. L’actrice serait-elle alors une “hyper femme”?

Oui elle est hyper femme puisqu’elle transforme toutes les modalités de la vie d’une femme en spectacle et qu’elle le fait devant des millions de personnes. Elle n’est pas seulement belle ou géniale ou vieille, mais belle, géniale ou vieille devant le monde entier, et je pense que ça peut mener à des états extrêmes mais qui n’ont aucune différence de nature -simplement de degré- avec ceux que traverse le commun des mortels.

Nos populations vieillissent, c’est un fait. Le vieillissement peut-il devenir un sujet récurrent dans les films, avec plus de rôles pour des actrices d’âge avancé?

Je pense que ça va l’être et qu’il y a tout un pan du cinéma français comme américain qui s’adresse à un public vieillissant, fabrique des fictions pour lui. Le cinéma de niche s’amplifie aujourd’hui, puisque le public se fragmente, que les gens ne regardent plus la même chose, que Netflix produit des contenus en visant une certaine catégorie d’âge, une certaine minorité. Qu’il y ait des films “pour tout le monde”, c’est à saluer même si on en voit bien les effets pervers: aujourd’hui, l’argument de vente des séries comme des films est souvent lié à son degré d’inclusivité, comme s’il s’agissait d’une qualité formelle. Si le livre essaye de promouvoir quelque chose, c’est peut-être la possibilité -pour les actrices et pour l’industrie- de délirer la vieillesse, de s’autoriser une certaine folie scénaristique et formelle et de rappeler aussi qu’il y a eu de grands films sur la vieillesse à toutes les époques, des années 30 à aujourd’hui, et que notre époque n’est pas du tout plus “progressiste” ou inclusive qu’une autre. Elle est simplement plus polie.

L’actrice n’est pas seulement belle ou géniale ou vieille, mais belle, géniale ou vieille devant le monde entier

Vous dites, au sujet de Mae West, que dans les années 30, ses films étaient “des manuels de survie à l’usage des jeunes Américaines. Pourtant, elle n’a pas provoqué de prise de conscience majeure à l’époque, pas de déflagration comparable à #MeToo. Qu’en pensez-vous?

Elle a fait prendre conscience aux Américains que la sexualité pouvait se libérer de la culpabilité et de la honte, c’est quand même énorme. Et elle le disait au milieu de films extrêmement populaires, que tout le monde voyait et qui n’étaient pas réservés à une certaine catégorie de la population puisque tout le monde allait voir les mêmes films. Elle a montré que la sexualité n’avait pas d’âge, qu’une femme de 70 ans pouvait fricoter avec un homme de 30 ans, enchaîner les conquêtes, réduire les hommes à leur apparence. Pour moi, elle défie le puritanisme, qui revient toujours au galop quelle que soit l’époque. Je pense que c’est très différent de #MeToo qui ne me semble pas être une attaque contre le puritanisme. Elle était en avance sur son temps mais aussi sur le nôtre.

Vous désignez aussi Bette Davis comme une “guide”. Pensez-vous que les actrices puissent devenir de nouvelles prêtresses du féminisme, et faire avancer la cause?

Je pense qu’elles ont beaucoup d’influence, mais je pense aussi que les films suffisent. C’est très personnel mais j’ai toujours du mal avec les actrices qui commencent à défendre des causes alors que je trouve qu’on en fait toujours plus en défendant des images, des fictions, en faisant d’abord son travail du mieux qu’on peut. Qu’une petite élite artistique puisse dicter des règles morales ou de comportement, que ce soit sur le féminisme ou l’écologie ou autre, m’a toujours particulièrement agacée. Je pense qu’avoir une personnalité qui crève l’écran et qui, parfois, est le support d’images et de formes nouvelles, c’est déjà énorme. Pour moi, se faire le porte-voix d’une cause relève d’une stratégie promotionnelle qu’il faut juger comme telle. Mais je suis peut-être trop cynique et c’est sans doute très important que des chanteuses ou des actrices se positionnent sur des sujets forts.

On retrouve dans le livre des actrices françaises et américaines. Y a-t-il une différence d’ordre culturelle dans leurs façons de gérer leur vieillissement à l’écran?

Oui, les canons de beauté français ne sont pas les mêmes qu’en Amérique. Pour prendre un exemple assez simple, les techniques de médecine esthétique sont beaucoup plus agressives et moins régulées aux États-Unis qu’en France, où il y a encore une certaine injonction au “naturel”, au petit lifting qui ne se voit pas, qui est “bien fait”. Je pense que ça tient au fait que l’industrie du cinéma américain est vraiment conçue comme un “show-business”, un spectacle qui assume pleinement sa dimension de divertissement. Tandis que chez nous, le cinéma d’auteur (en l’occurrence) a encore un vernis d’intellectualité, on répugne à parler de show-business. Il y a une distinction cartésienne entre le corps et l’esprit et le cinéma appartient à l’esprit: c’est donc toujours mal vu de prêter trop d’attention à son apparence. Du moins, il ne faut pas trop le montrer, tant et si bien que la moindre marque de correction esthétique relève, chez nous, du plus pur mauvais goût.

Murielle Joudet

1991 Naissance en France.

2018 Parution d’Isabelle Huppert. Vivre ne nous regarde pas, aux éditions Capricci.

2019 Co-signe Hitchcock. La Totale, aux éditions E/P/A.

2021 Remporte le Prix du CNC du livre de cinéma avec Gena Rowlands. On aurait dû dormir, aux éditions Capricci.

2022 Publication de La Seconde femme. Ce que les actrices font à la vieillesse, aux éditions Premier Parallèle.

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