Mostra de Venise: journal d’une édition pas comme les autres
Premier festival de cinéma « post-covid », la 77e Mostra de Venise a dû composer avec des impératifs sanitaires inédits. Sur les écrans, la sélection, si elle a pâti des circonstances, s’est finalement révélée plus qu’honorable. Journal d’une édition pas comme les autres.
1er septembre
On a craint longtemps que la tenue de la 77e Mostra del cinema de Venise, annoncée par son directeur artistique Alberto Barbera au début de l’été, ne reste qu’un rêve de cinéphile. Après tout, même Cannes avait dû jeter l’éponge face au Covid-19 en dépit de l’obstination de Thierry Frémaux, et le festival italien n’était pas à l’abri d’un méchant coup du sort en forme de rebond de l’épidémie qui viendrait l’envoyer par le fond. À l’autopsie, rien de tout cela: tout au plus, alors que l’on débarque à l’aéroport Marco Polo, si l’on est loin de l’effervescence des années précédentes. Sentiment conforté quelques instants plus tard lorsqu’il apparaît que le vaporetto assurant traditionnellement la navette jusqu’au Lido a été remplacé par un modèle d’une capacité deux fois moindre, à l’échelle de la diminution de voilure que les circonstances ont imposée à l’événement.
2 septembre
À quelques heures de l’ouverture officielle, il règne sur le Lido un calme inusité. Afin d’éviter les contacts inutiles, les réservations de tickets se font désormais en ligne, la jauge des salles ayant par ailleurs été réduite de moitié, distance sociale oblige. C’est devant des rangs clairsemés et masqués que débute la première projection de presse de la sélection officielle dans l’immense paquebot de la Darsena, celle de Lacci, de Daniele Luchetti. Une vision insolite, mais sans commune mesure avec celle qui attend les festivaliers devant le Palais du festival: un tapis rouge séparé de l’éventuel public par une palissade. Et tant pis pour le glamour, sacrifié sur l’autel de la sécurité. Mais voilà, comme le dira Cate Blanchett, présidente du jury, la simple existence de ce Venise 2020 relève déjà du « miracolo ».
3 septembre
On ne badine pas avec les gestes barrières à Venise: port du masque (y compris pour le joggeur de l’aube) en plus de la prise de température réglementaire à l’entrée du site du festival. Dans les salles, quiconque se risque à ôter le morceau d’étoffe est aussitôt rappelé à l’ordre par des stewards -bienvenue dans le monde de demain. Sur les écrans, la Mostra tarde à décoller: Amants de Nicole Garcia patine, I am Greta de Nathan Grossman assomme, The Disciple de Chaitanya Tamhane endort. Torpeur à laquelle arrache toutefois The Human Voice, court métrage de Pedro Almodóvar, où Tilda Swinton, par ailleurs Lion d’honneur – « Sono molto felice »-, fait vibrer toutes les nuances du texte adapté de Cocteau.
4 septembre
Les mesures de sécurité font désormais partie de l’ordinaire festivalier, et le flottement des premiers jours (accentué par des contrôles policiers tatillons aux entrées du périmètre) est déjà de l’histoire ancienne. Venise 2020 se poursuit sans anicroches, à défaut d’éclat -on est loin de la fièvre habituelle d’un grand festival, sous les effets conjugués de la désaffection forcée des professionnels (5.000 accrédités contre 12.000 les années précédentes) et d’une sélection globalement atone. L’absence du cinéma hollywoodien, ayant fait depuis une dizaine d’années de la Mostra un tremplin pour les Oscars, sans même parler de ses stars se fait cruellement sentir; celle des films auxquels Thierry Frémaux a imposé un label « Cannes 2020 » et qui paradent pour certains à Deauville n’aide pas. Encore que Jim Broadbent et Helen Mirren donnent joliment le change dans The Duke, de Roger Michell.
5 septembre
Elle était déjà familière des spectateurs de la série The Crown, sur Netflix; on assiste ce week-end à la naissance d’une star sous le soleil vénitien, à savoir la Britannique Vanessa Kirby, impériale dans le mélodrame Pieces of a Woman, des Hongrois Kornél Mundruczó et Kata Wéber, et dans The World to Come, sorte de Brokeback Mountain au féminin de la Norvégienne Mona Fastvold -des auteur(e)s européens pour des films battant pavillon américain. Quant à Gia Coppola, elle marche sur les traces de sa tante Sofia avec Mainstream, délice pop croquant les dérives d’Internet et des réseaux sociaux en mode acidulé.
6 septembre
Mandibules, de Quentin Dupieux, avec ses personnages évoquant furieusement une version frenchy de Dumb & Dumber, fait planer un souffle loufoque bienvenu sur la Mostra. De quoi alléger quelque peu une atmosphère restant objectivement pesante, comme si la poursuite du festival ne tenait qu’à un fil. Ce qui n’empêche pas les festivaliers d’affirmer, unanimes, leur plaisir et leur soulagement d’être là tant l’hypothèse semblait totalement improbable quelques semaines plus tôt encore. Preuve du reste que le pari, s’il était audacieux, n’avait rien d’impossible: aucun nouveau cas de Covid-19 ne sera à déplorer pendant le festival, les mesures sanitaires strictes ayant, il est vrai, été scrupuleusement respectées.
7 septembre
Dans Laila In Haifa, Amos Gitaï fait circuler une série de personnages fort bavards entre une galerie et un bar de Haifa pour démontrer qu’une cohabitation harmonieuse entre Israéliens et Palestiniens est possible. Le résultat, malheureusement, vient rappeler qu’en cinéma, les bonnes intentions font rarement les grands films. Plus modestement, l’Iranien Majid Majidi signe, avec Khorshid, un conte simple et lumineux, l’histoire d’un enfant des rues de Téhéran lancé à la recherche d’un trésor pour découvrir quelque chose comme un sens à son existence. Celui que cherchent encore les habitants d’un quartier résidentiel ultra-sécurisé de Never Gonna Snow Again, de Malgorzata Szumowska et Michal Englert, recevant la visite d’un masseur qui pourrait être sorti de Teorema, de Pasolini.
8 septembre
« Du soleil, une vue magnifique, on se croirait presque dans un festival de cinéma normal« , observe le confrère britannique avec qui l’on s’apprête à faire l’interview de Majid Majidi sur la terrasse de l’Excelsior, décor emblématique de la Mostra (l’autre, L’Hôtel des Bains, étant depuis des années abandonné à l’appétit des promoteurs). Tout étant bien sûr dans le « presque« , comme viennent bien vite le rappeler les masques et gel de rigueur. Exception à la règle: Giovanni Aloi, le réalisateur de l’impeccable La Troisième Guerre, sur la dérive paranoïaque de nos sociétés, invite pour sa part à se démasquer, et ponctue l’entretien sur une franche poignée de mains -un geste que l’on avait pour ainsi dire oublié.
9 septembre
Dans Love After Love, Ann Hui plonge dans les méandres de la haute société hongkongaise à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Elle préfère botter en touche lorsqu’on l’interroge sur la situation présente de l’archipel. Kiyoshi Kurosawa s’intéresse à la même période dans Spy no Tsuma, revenant, dans une mise en scène au classicisme un peu figé, sur les réseaux d’opposants à l’engagement du Japon aux côtés de l’Allemagne pendant la guerre 40-45, à travers l’histoire d’un couple emporté dans le tourbillon de l’Histoire. Initialement produit pour la télévision nipponne, le film apparaît curieusement désincarné…
10 septembre
Le cinéaste mexicain Michel Franco a rarement fait dans la dentelle. Démonstration avec son dernier film, Nuevo Orden, où un mariage huppé vire au cauchemar, ce qui ressemble dans un premier temps à une révolution des laissés-pour-compte de la société mexicaine basculant, dans le chaos le plus complet, vers un coup d’État qui témoigne du cynisme sans borne des puissants. Soit un film-choc qui aligne massacres, viols, tortures, exécutions et re-massacres à des fins ouvertement provocatrices, le réalisateur pratiquant la stratégie de l’accumulation comme d’autres celle du pire. Malaise sur la lagune.
11 et 12 septembre
Alberto Barbera connaît ses classiques, et il a réservé le meilleur de la Mostra pour la fin. À savoir Nomadland, de Chloé Zhao, formidable road-movie en prise sur l’Amérique des déclassés que viendra récompenser le lendemain un Lion d’or indiscutable, reçu à distance par une cinéaste bloquée aux États-Unis par le coronavirus. Tout un symbole pour une 77e Mostra déclinée largement au féminin -près de la moitié des films en compétition étaient le fait de réalisatrices, et les histoires de femmes y ont tenu le haut du pavé- et ayant dû composer avec une pandémie insaisissable. Un pari relevé haut la main grâce au respect de mesures sanitaires bien comprises. Si la sélection n’a pas toujours tutoyé les sommets, le signal adressé à l’industrie du cinéma est, lui, inestimable. Ce qui ressemble à un miracle à l’italienne.
Premier festival de cinéma d’envergure organisé depuis que la pandémie impose son agenda, la 77e Mostra de Venise s’est également inscrite dans un air du temps résolument féminin. Sans qu’il ait été question de quotas, près de la moitié des films en compétition étaient signés de réalisatrices (huit sur 18 précisément, auxquels l’on aurait d’ailleurs pu ajouter Pieces of a Woman, de Kornél Mundruczó, cosigné par sa scénariste Kata Wéber). Et ce n’est bien sûr pas un hasard si la plupart des scénarios que l’on a pu découvrir sur les écrans vénitiens étaient des histoires de femmes. Pieces of a Woman, justement, portrait discrètement magistral d’une femme confrontée à un deuil insurmontable, ce même deuil qui relie Le sorelle Macaluso d’Emma Dante; mères tentant de sauver leurs proches de massacres, que ce soit à Srebrenica dans Quo Vadis, Aida? de Jasmila Zbanic, ou à Novotcherkassk dans Dear Comrades! d’Andreï Konchalovski; étudiante questionnant la légitimité de la violence politique dans And Tomorrow the Entire World de Julia von Heinz, ou militante féministe fervente comme la Miss Marx de Susanna Nicchiarelli; femme(s) éclairant le parcours d’un homme égaré dans le labyrinthe de l’existence dans In Between Dying d’Hilal Baydarov, ou réunies par la solitude dans l’Amérique rurale du XIXe siècle dans The World to Come de Mona Fastvold. Et d’autres encore, comme Naian Gonzalez Norvind, incarnant un vestige d’humanité dans Nuevo Orden, de Michel Franco, ou Yû Aoi, couvrant, sans se départir de son mystère, les agissements de son mari dans Spy no Tsuma de Kiyoshi Kurosawa.
Du Lido aux Oscars?
Sans oublier bien sûr Fern, l’anti-héroïne campée par Frances McDormand dans Nomadland de Chloé Zhao, l’histoire d’une veuve que la faillite de la ville minière où elle habitait va précipiter sur la route. Et de rejoindre les cohortes de nomades des temps modernes arpentant désormais l’Ouest et l’imaginaire américains au volant de leurs vans, déshérité(e)s jouant pour la plupart leur propre rôle auxquel(le)s la cinéaste prête une attention bienveillante. Un road- movie de toute beauté, dont le Lion d’or, dix ans après celui octroyé à Sofia Coppola pour Somewhere, aura achevé de donner à cette Mostra des contours résolument féminins. En attendant, qui sait, les Oscars, pour lesquels Venise constitue depuis quelques années une rampe de lancement idéale, postulat vérifié de Birdman, d’Alejandro González Iñárritu, à The Shape of Water, de Guillermo Del Toro. Kathryn Bigelow restant la seule réalisatrice à ce jour à avoir remporté la précieuse statuette -c’était en 2010, pour The Hurt Locker, passé auparavant par les écrans du Lido-, le sacre éventuel de Chloé Zhao constituerait une petite révolution…
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