Les acteurs de doublage pourraient perdre 50% de leurs revenus à cause de l’IA

Les acteurs de doublage sont dangereusement menacés par la concurrence de l’IA. © AFP via Getty Images
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Chaque jour un peu plus menacé par l’intelligence artificielle, le secteur du doublage défend ses spécificités et appelle à légiférer.

Le 5 mars dernier, Amazon annonçait proposer désormais des versions doublées grâce à l’intelligence artificielle (IA), sans nouvel enregistrement de voix humaines, pour plusieurs films et séries disponibles sur sa plateforme de streaming, Prime Video. Douze films et séries ouvrent le bal avec, selon les cas, un doublage en anglais ou en espagnol destiné au marché latino-américain. Pire. Un peu plus tôt dans l’année, la bande annonce en français d’Armor, film avec Sylvester Stallone, utilisait la voix de son doubleur historique, le regretté Alain Dorval, recréée par l’IA…

«Tout le monde s’est révolté parce que tout le monde connaît la voix d’Alain. Puis aussi parce que le résultat est une catastrophe nucléaire, commente Brigitte Lecordier. On entend un peu son timbre, mais pas son jeu. Cela fait d’autant plus mal au cœur qu’il était l’un de nos camarades les plus exigeants.» Brigitte est la célèbre voix française de Oui-Oui et de Son Goku. «En 2024, on a créé le collectif Touche pas à ma VF et lancé une pétition avec des acteurs du métier pour alerter sur les dangers de l’intelligence artificielle et interpeler le gouvernement. En France, entre 85% et 90% des gens qui regardent un film, une série ou un animé le font en VF.  Si on n’introduit pas rapidement des clauses pour encadrer l’IA générative, si on ne légifère pas dans les plus brefs délais, notre métier va rapidement et complètement disparaître. Nos voix sont partout. L’IA peut s’en inspirer, s’en nourrir. Les digérer pour les recracher à sa guise.»

Le collectif a tourné un film, vu 19 millions de fois, et rédigé une pétition, qui a récolté 200.000 signatures, mais il n’a toujours pas été entendu par les pouvoirs publics. Le mouvement réclame une loi ou un décret. Il demande, du moins, au milieu politique de le protéger. «Il ne faut pas avoir peur, mais il faut légiférer. Fixer des limites pour que tout ça puisse exister sereinement, insiste son fils Louis, voix, entre autres, de Bambi (Bambi 2, 2006). Si ce n’est pas le cas, ce sera du vol permanent, une culture à deux vitesses, une uniformisation de la création

«Il suffirait de pas grand-chose, reprend Brigitte. Que dans les contrats soit stipulée la mention « Fait par des humains », notamment. Et qu’il y ait, par exemple, des conditions aux aides du Centre national du cinéma et de l’image animée. Notamment une clause pour que tout soit fait par des gens et non par une IA. Que ce soit une condition sine qua non aux subsides. Quelque chose peut aussi être fait sur la traçabilité de nos voix. De notre travail.»

Selon la Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs (Cisac), l’IA risque de réduire de 50% les revenus des métiers du doublage. En France, le secteur représente environ 15.000 travailleurs. Entre 20 et 30 métiers différents. Aux côtés des comédiens, s’affairent des directeurs artistiques, des ingés son, des traducteurs, des adaptateurs, des détecteurs. En 2023, le chiffre d’affaires du doublage oscillait entre 650 et 700 millions d’euros. Il a explosé avec l’apparition des plateformes de streaming et s’est même emballé lors du confinement. «Le soufflé retombe peu à peu, avoue Jeremy Zylberberg, qui a notamment prêté sa voix à des personnages de Gossip Girl. D’autant que la grève des scénaristes à Hollywood, en 2023, a ralenti la cadence. Mais en France, tout un business s’est créé autour des formations en doublage et beaucoup de nouveaux comédiens ont débarqué. Dans ce contexte, l’arrivée de l’IA fait peur à tout le monde.»

Black mirror…

Jeremy Zylberberg a 45 ans. S’il a beaucoup travaillé pour le théâtre et la télévision, le doublage représente aujourd’hui 80% de son boulot. Il s’est infiltré dans la niche des animés japonais: «Quand j’ai commencé, ils sortaient en DVD ou sur des chaînes que personne ne regardait. Aujourd’hui, je travaille beaucoup pour Crunchyroll, qui est un peu le Netflix du genre. Et comme j’ai une certaine capacité à moduler ma voix, je peux assurer celles de deux ou trois personnages sans trop qu’on me reconnaisse.»

De nombreux comédiens ont beau avoir vu leur voix pillée et utilisée à leur insu, le grand remplacement n’est pas encore en cours et l’IA reste avant tout une menace. Mais de plus en plus pressante.

Une manif de Touche pas à ma VF

«Il y a six ou sept ans, raconte la comédien, une boîte américaine m’a proposé contre un gros chèque de constituer une équipe et d’enregistrer plein de mots avec des intonations différentes avant de m’avouer que c’était pour entraîner l’intelligence artificielle. J’ai gentiment décliné. Je n’allais pas me tirer une balle dans le pied. Mais d’autres ont certainement accepté.» Jeremy Zylberberg ne sait pas si des voix artificielles sont déjà utilisées chez nous dans les films et les séries. «Peut-être qu’on en entend sans s’en rendre compte. En tout cas, il y a des tests. Notamment sur des produits pour enfants. Les décideurs se disent que les gosses n’auront pas de recul. Le danger est que les gamins découvriront et apprendront les émotions (NDLR: et allons plus loin le langage, la communication) via une machine.»

Tout ça a beau ressembler à un épisode de Black Mirror, la deuxième saison de la série d’animation My Little Pony, sortie l’an dernier, a été entièrement doublée par une IA. «Le résultat est assez catastrophique», tacle Brigitte Lecordier. «C’est dénué de sentiment, poursuit son fils Louis. C’est très plat. Les voix sont synthétiques. Il n’y a pas de jeu. On sent qu’on fait face à de la synthèse, des chiffres, des statistiques, des moyennes.»

«Technologiquement, l’histoire nous a appris une chose, avance Denis Portal, chez Lylo Media Group, société bruxelloise spécialisée dans la postproduction audiovisuelle et cinématographique. Quand quelque chose de nouveau arrive, même si ça n’a pas l’air génial, ce sera la réalité de demain. Pour moi, la grosse mutation se produira dans les cinq ans à venir. L’IA est capable de faire des trucs de dingue et les résultats seront de plus en plus probants. Pour l’instant, j’ai l’impression que c’est un peu comme Voldemort. Ça existe mais on ne peut pas le dire. J’ai déjà entendu des programmes qui, j’en suis convaincu, avaient été doublés par l’IA. Ce n’est volontairement pas précisé. Notamment pour des questions juridiques.»

La Belgique francophone compte une petite dizaine de studios de doublage, tous dépendants d’une maison mère en France. «Notre pays ne double pas les plus grands films et les plus grandes séries, sur lesquels les Français gardent la main, précise Laurence Stévenne, directrice artistique chez LMG. Notamment parce qu’ils comptent à leur casting des stars historiquement doublées par des Français. Mais certains comédiens belges ne vivent que du doublage, sont en studio tous les jours et gagnent assez bien leur vie. Du moins, pour le moment.»

L’intelligence artificielle a avant tout pour avantage un gain de temps et d’argent. «Elle finira par atteindre la perfection, reconnaît Brigitte Lecordier. On pourra prendre exactement ma voix ou la vôtre et lui faire dire ce qu’on veut. Mais il n’y aura aucune créativité. Elle ne pourra jamais créer ou ressentir comme un humain. Et quand bien même ferait-elle illusion, la question fondamentale demeure: à quoi ça sert? L’IA doit rester un outil. Permettre d’avancer. Pas juste de remplacer.» «On peut aussi évoquer le problème écologique qui l’accompagne, enchérit son fils. Les data centers chauffent énormément et sont ultragourmands en énergie.»

«Nos voix sont partout. L’IA peut s’en nourrir. Les digérer pour les recracher à sa guise.»

Pillage et synchro labiale

«On a vu l’IA arriver depuis longtemps, objective Jeremy Zylberberg. Il faut vivre avec son temps. Quand on enlève tous les petits bruits de bouche d’un enregistrement, c’est de l’IA. Je ne m’y oppose pas. Elle permet des choses intéressantes. Le problème, c’est que ce n’est pas réglementé et qu’on fait en permanence face à des vols de voix.» Celle de Jacques Frantz (1947-2021), par exemple, qui doublait Robert De Niro, a récemment été recréée via l’intelligence artificielle sur une chaîne YouTube de livres audio où elle donne vie à du Agatha Christie et du Simenon.

«On se rend compte que dans tous les contrats qu’on a signés, il existe des cessions de droits mais qui ne font pas mention de l’intelligence artificielle, analyse Louis Lecordier. Pour entraîner leurs modèles, certains utilisent donc ce qu’on a déjà enregistré chez eux. C’est une atteinte au Règlement général sur la protection des données (RGPD) parce qu’ils détiennent des données biométriques sur des serveurs sans notre consentement. Sans même qu’on sache pour combien de temps. C’est illégal. On pense qu’ils ne les utilisent pas, mais on se rend compte que des ambiances et des personnages tertiaires sont faits à l’IA sans que personne ne le sache.»

Maïk Darah, la voix française de Whoopi Goldberg, de Viola Davis ou encore de Monica dans Friends, a vu le métier changer au fil des années. «Il y a 40 ans, on entendait des bruits de bouche. On se chevauchait parce qu’on parlait ensemble. On n’entendait pas tout à fait la fin de phrase de l’autre. Ce n’était pas grave. C’était la vie. Notre boulot est de moins en moins artisanal. Avant, les bandes rythmo étaient écrites à la main, par exemple. C’était très sensuel. Plein de métiers du doublage, comme le calligraphe, ont déjà disparu à cause de la technologie.»

Maïk Darah défend son boulot avec passion: «A mes yeux, le doublage est une incarnation. Je me surprends parfois à aller au-delà de mes limites parce que l’artiste à l’écran me le demande et l’exige. Je ne sais pas comment l’intelligence artificielle pourra remplacer ça. Quand je regarde la télé, je ne suis pas toujours satisfaite de ce que j’entends en VF. Si à un moment, l’IA fait mieux, tant pis pour nous. Mais on doit être plus vigilants. Tenir bon pour faire de la qualité dans n’importe quelles circonstances.»

Début mai, UFO Sweden, un film suédois déjà sorti en 2023, retrouvera les salles de cinéma. L’information serait tout à fait anecdotique s’il n’était le premier long métrage à utiliser Flawless AI, une nouvelle technologie de synchronisation labiale. Elle promet une synchro quasiment parfaite grâce à une technique qui reproduit les mouvements des lèvres du comédien de doublage sur le visage de l’actrice ou de l’acteur d’origine…

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