L’IA va révolutionner les arts plastiques. Pour le meilleur ou pour le pire?
Appliquée aux arts plastiques, l’IA suscite de nombreuses crispations. Dépossession ou révolution? Ce qui est certain, c’est que les cartes de la création sont rebattues.
Ce n’est pas un secret: de tout temps, les artistes plasticiens se sont emparé des technologies à leur disposition pour générer des œuvres capables de traduire leurs interrogations sur le monde. Des pigments synthétiques des fresques de Pompéi à la perspective linéaire de la Renaissance qui doit beaucoup au fil à plomb ou la camera obscura -un dispositif que David Hockney, grand utilisateur de l’iPad, a d’ailleurs considéré comme le secret derrière le réalisme stupéfiant de nombreuses compositions de Vermeer-, chaque avancée a ouvert des horizons visuels inédits. Plus près de nous, la photographie a bouleversé la représentation picturale au XIXe siècle, tandis que l’informatique des années 60 a donné naissance à l’art génératif. Et aujourd’hui l’IA…
Ces avancées technologiques, loin de provoquer une dépossession de l’artiste, illustrent une constante: l’art ne cesse de redéfinir son rapport à la technique, non pas pour se soumettre à elle, mais pour en explorer les potentialités. Cette dynamique est portée à son apogée par Marcel Duchamp, dont l’urinoir détourné, Fountain (1917), affirme que l’idée prime sur l’exécution technique. En désacralisant l’acte manuel au profit d’une réflexion sur le statut de l’objet, Duchamp a déplacé l’acte créatif du faire vers la conception, ouvrant ainsi un champ infini, un super-pouvoir. C’est dans cette lignée que s’inscrit aujourd’hui l’intelligence artificielle, outil qui questionne avec une ampleur sans précédent non seulement les limites techniques mais aussi les notions mêmes d’intentionnalité et de style.
Depuis l’avènement des algorithmes d’apprentissage profond, l’IA a conquis le monde de l’art, suscitant à la fois enthousiasme et inquiétude. L’émergence des réseaux antagonistes génératifs (GAN), capables de produire des images d’un réalisme troublant, a renforcé les débats sur l’authenticité et la distinction entre vrai et faux. Ces craintes ne sont pas sans fondement, comme l’a souligné Geoffrey Hinton, l’un des pionniers de l’IA, lorsqu’il a exprimé sa peur d’un monde où l’on ne pourrait plus distinguer la réalité de l’illusion. À la différence qu’en matière de création artistique, ces interrogations s’avèrent moins pertinentes: l’histoire de l’art a toujours été marquée par des jeux avec l’illusion, de la perspective baroque aux photomontages surréalistes. L’objectif n’est pas ici de produire une vérité objective, mais d’explorer des subjectivités multiples et de réinterpréter le réel.
Partenaire actif
Dès 2015, des outils comme DeepDream de Google, et plus récemment DALL-E, MidJourney ou Stable Diffusion, ont permis de démocratiser l’usage de l’IA. En générant des images à partir de descriptions textuelles, ces plateformes ont inauguré une pratique appelée « Prompt Art ». Mais ce qui, au départ, ressemblait à une simple curiosité technologique a rapidement évolué vers des formes plus ambitieuses. Ainsi, des artistes comme Refik Anadol utilisent des ensembles massifs de données pour créer des installations immersives où la lumière et le son interagissent en temps réel avec des algorithmes. De son côté, Sougwen Chung peint avec un robot piloté par une IA, explorant les convergences entre geste humain et action mécanique. Quant au Français Éric Baudelaire, il détourne l’IA pour interroger des questions sociétales complexes, en orchestrant des débats philosophiques entre intelligences artificielles produites par des sociétés différentes.
Ces exemples illustrent un passage de l’IA comme outil à l’IA comme partenaire actif dans la création. Loin d’être cantonnée à un rôle d’exécutant, la machine devient un interlocuteur, capable d’amplifier la réflexion artistique. Mais cette transformation s’accompagne de défis majeurs. D’un côté, l’IA ouvre des horizons fascinants: elle permet de revisiter les savoir-faire du passé, de générer des œuvres interactives ou d’impliquer des publics dans des créations participatives. De l’autre, elle pose des questions éthiques et juridiques complexes. Par exemple, les algorithmes génératifs sont souvent formés sur des bases de données d’images collectées sans le consentement explicite des artistes. À qui revient alors la propriété intellectuelle d’une œuvre générée par IA? La dépendance aux grandes plateformes technologiques, comme OpenAI ou Google, soulève également des inquiétudes. Si ces outils permettent une démocratisation de la création, ils risquent aussi d’encourager une standardisation des styles et une uniformisation des œuvres. Plus grave encore, le rôle de l’artiste pourrait être réduit à celui d’un simple opérateur, relayant l’originalité et l’intention humaine au second plan. Pourtant un duo d’artistes comme celui formé par Holly Herndon et Mat Dryhurst balaie ces craintes du revers de la main à travers une œuvre qui se nourrit des collaborations entre l’homme et la machine. Le tandem embrasse les potentiels de l’IA en montrant comment cet outil est, pour qui y consent, une occasion unique de dépasser les blocages culturels liés à des standards qui ont peut-être faits leur temps -propriété intellectuelle, originalité, exclusivité… – vers un système collaboratif généralisé permettant à tout le chacun d’accéder à la création dans la lignée des théories de Joseph Beuys ou Allan Kaprow.
Il est vrai que si on la regarde avec un certain recul, l’Histoire de l’art montre que la peur de la nouveauté, bien que légitime, doit être relativisée. Chaque innovation technologique a suscité des débats similaires, avant d’être intégrée dans le paysage créatif. L’intelligence artificielle, comme la photographie ou la sérigraphie avant elle, ne détruit pas la créativité, mais la transforme. Si elle permet d’élargir le champ des possibles, elle ne peut remplacer le rôle fondamental de l’artiste: celui de poser des questions, de subvertir les conventions et de donner du sens à l’inattendu. L’IA n’est pas une fin en soi, mais un miroir des préoccupations et des ambitions humaines, un outil à double tranchant qui reflète autant notre puissance d’agir que nos doutes.
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