Leila’s brothers: imbroglio à l’iranienne

Leila (Taraneh Alidoosti) et ses quatre frères: sortir du marasme… © amirhossein shojaei
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Saeed Roustaee, le réalisateur de La Loi de Téhéran, s’immisce au sein d’une fratrie iranienne dysfonctionnelle tirant des plans sur la comète tout en s’enfonçant inexorablement dans la crise.

Présenté en 2019 à la Mostra de Venise, La Loi de Téhéran, le deuxième long métrage de Saeed Roustaee, imposait le jeune réalisateur -il avait tout juste 30 ans à l’époque- comme l’un des auteurs à suivre d’un cinéma iranien dont il bousculait allègrement les codes, osant un pur film de genre inscrit dans une réalité blême. Signe d’une notoriété ne demandant qu’à exploser, c’est à Cannes, et en compétition encore bien, que l’on a pu découvrir Leila’s Brothers, son troisième opus, en mai dernier. Un film qui, s’il n’a pas recueilli les faveurs du jury de Vincent Lindon, n’en a pas moins marqué les esprits, au point de remporter le prestigieux prix Fipresci de la presse internationale.

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Après le polar, le cinéaste s’y attelle à un drame familial, un genre cinématographique dont il confie qu’il a toujours eu ses faveurs (son premier long, L’Éternité et un jour, resté inédit, en constituant d’ailleurs un autre échantillon). Il y met en scène une famille vivant dans un logement dépareillé et se débattant dans des problèmes inextricables: le patriarche et sa femme, les quatre fils plus ou moins désœuvrés, et la fille Leila, seule à tirer quelque peu son épingle du jeu. Laquelle va un jour échafauder un plan pour les sortir du marasme, proposant à ses frères d’ouvrir une boutique dans un futur espace commercial. Encore leur faudra-t-il réunir les fonds nécessaires… “J’ai nourri le scénario de ce que j’avais pu observer autour de moi, explique Saeed Roustaee. Le déclic est venu d’une histoire arrivée à l’un de mes proches, même si elle ne figure pas telle quelle dans le film. Cet ami vivait avec sa famille nombreuse dans un appartement de 90 mètres carrés à peine, ce qui est petit pour l’Iran, et ils ont décidé de le mettre en vente afin de pouvoir en acheter un plus grand. Mais après l’avoir vendu, ils ont tellement tardé à se décider pour acheter un logement qu’ils ont dû se rabattre sur un 60 mètres carrés. Ils n’avaient pas progressé mais régressé, et ont été contraints de revoir leurs ambitions à la baisse. Le destin de cette famille, avec cette espèce de bascule échappant complètement au contrôle des gens et à leurs intentions, m’a donné l’idée de faire ce film. Je me suis vraiment inspiré de cette classe populaire que je fréquente, et qui est celle dont je suis issu. Je l’observe, je vis en son sein, et ça nourrit mon cinéma.

La vie dans un purgatoire

S’il évoque quelque peu le Parasite de Bong Joon-ho par le statut social précaire de cette famille comme, du reste, par son cadre de vie, Leila’s Brothers est cependant inscrit dans la réalité iranienne. Et plus précisément rattaché au moment de mai 2018 où Donald Trump annonçait le retrait des États-Unis de l’accord nucléaire iranien, avec pour effet immédiat, au-delà des conséquences stratégiques, une dévaluation accélérée du rial, la monnaie locale. “Je tenais à documenter cette période historique, et à donner à voir l’impact extrêmement douloureux et difficile qu’ont des décisions politiques de ce type sur la population. De tels événements ont le pouvoir de faire basculer la vie des gens, et j’ai voulu précisément enregistrer cet épisode-là.”

Ce que dépeint encore le film, c’est une société plurielle, où l’emprise de la tradition, palpable, le dispute à des élans de modernité, toile dans laquelle la famille de Leila semble irrémédiablement empêtrée. “L’Iran est un pays extrêmement étonnant et paradoxal, poursuit Saeed Roustaee. La tradition y est omniprésente, mais la modernité et un certain renouveau sont néanmoins visibles dans certains aspects de la société. C’est un pays où les raisons d’espérer en un avenir meilleur cohabitent avec des aspects complètement désespérants et sombres. Cette ambivalence rend la situation compliquée et vous donne l’impression de vivre dans un purgatoire. Ce qui caractérise le purgatoire, c’est que l’on y garde toujours un certain espoir et qu’on continue de se débattre, parce qu’on sait qu’il n’y a pas d’autre alternative que l’enfer ou le paradis. On se débat en aspirant au paradis, mais aussi avec le risque de s’enfoncer encore un peu plus. Puisque c’est nécessaire pour s’en sortir, tout le monde vit dans une sorte d’agitation.” Leila et ses frères les premiers, qui s’époumonent pour améliorer leur condition et vivre dignement, en pure perte le plus souvent, l’ascenseur social semblant désespérément en panne, même si les forces vives sont bien présentes. Avec encore pour circonstance aggravante (mais hautement jubilatoire), les dissensions qui ne cessent de miner cette famille au caractère dysfonctionnel affirmé, les intérêts d’un père qui n’en fait qu’à sa tête et tout à sa quête d’une illusoire reconnaissance de la communauté, et ceux de ses enfants en train de tirer des plans sur la comète semblant difficilement réconciliables. Ce qui entraînera ce commentaire quelque peu désabusé de Leila, seul élément de la smala à envisager les événements avec suffisamment de lucidité pour pouvoir se projeter dans le futur: “Le problème, ici, c’est que nous apprenons les convictions, mais pas la réflexion”. “C’est quelque chose que j’ai pu observer dans ma propre existence, relève Saeed Roustaee. Il a vraiment fallu que j’apprenne à réfléchir, plutôt qu’à penser avec des filtres, des pensées rigides et à ne voir la vie qu’à travers ces filtres que l’on m’avait inculqués. Parce que c’est en posant ces filtres-là et en rigidifiant les esprits que se crée la répression, tout simplement.

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