Le film Traffic: voler des tableaux pour survivre

Deuxième long métrage de la Belgo-Roumaine Teodora Ana Mihai, Traffic confronte deux visions du monde à partir d’un vol d’œuvres d’art dans un musée.

A l’approche de la première mondiale de Traffic au Festival international du film de Rotterdam fin janvier dernier, Teodora Ana Mihai recevait un message après l’autre. Tous faisaient la même plaisanterie: «Quelle brillante opération promotionnelle!» Le Drents museum d’Assen venait en effet de se faire dérober des pièces majeures appartenant au Musée national d’histoire de Roumanie –trois bracelets daces en or et le casque de Coțofenești. «C’est un patrimoine vieux de 2.500 ans. Complètement irremplaçable. Imaginez qu’ils aient fait fondre ce casque…, commente la réalisatrice. La Roumanie était bien sûr en émoi. Comment peut-on voler de tels trésors aussi facilement? N’a-t-on donc vraiment rien retenu de la fois précédente?»

Cette «fois précédente» fait référence à l’année 2012, lorsqu’une bande de voleurs roumains s’est introduite sans difficulté dans la Kunsthal de Rotterdam pour y dérober des tableaux de Pablo Picasso, Claude Monet et Henri Matisse. Les toiles, invendables, auraient fini dans un poêle à bois d’un village roumain. Ces faits ont inspiré un scénario à Cristian Mungiu, lauréat de la Palme d’or à Cannes pour 4 mois, 3 semaines et 2 jours, dont la réalisation a été confiée à Teodora Ana Mihai, primée à Cannes en 2021 dès son premier film, La Civil. « Nous nous connaissons depuis Waiting for August (NDLR: son remarquable documentaire sur les enfants roumains livrés à eux-mêmes pendant que leurs parents travaillent à l’étranger). Il sait que je connais bien les cultures roumaine et belge, et que j’étais la bonne personne pour porter cette histoire à l’écran.»

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Picasso glacé

Dans Traffic, Natalia –interprétée magistralement par Anamaria Vartolomei (Mickey 17)– et son mari Ginel laissent leur enfant en Roumanie pour venir travailler comme saisonniers aux Pays-Bas. Les difficultés s’accumulent, et Ginel se laisse tenter par un vol d’œuvre d’art à Rotterdam. «Le film donne à voir deux réalités distinctes, détaille Teodora Ana Mihai. Le couple roumain est en mode survie, et dans ce contexte, la morale évolue. Ils adoptent une vision des choses très différente de celle d’une personne qui juge alors qu’elle est en position de confort. Cette fracture existe en Roumanie. Etre né dans une famille ordinaire à Bucarest n’a rien à voir avec la vie dans une région rurale où les opportunités sont rares.»

Le film ne vise pas à condamner quiconque, mais il souligne le manque de compréhension du point de vue de l’autre. Dans une scène clé, le directeur du musée néerlandais où le vol a eu lieu affirme que le drame, c’est que le Picasso se retrouve exposé au froid glacial. Le policier roumain lui rétorque que le véritable drame, c’est qu’il ne fait guère plus chaud dans les maisons. «Beaucoup de gens seront choqués par le sort des tableaux, commente la réalisatrice, mais cette vision révèle à quel point ils réfléchissent peu à la gravité de devoir abandonner son enfant parce qu’on n’a d’autre choix que de s’expatrier pour travailler.»

«Beaucoup s’indignent du sort des tableaux. Mais abandonner son enfant est terrible aussi.»

Le vol d’art dépasse ici largement le simple appât du gain. Les Roumains ont aussi le sentiment d’être mal traités et méprisés dans nos contrées. «Le vrai vol à Rotterdam en 2012 n’était qu’un point de départ, poursuit la cinéaste. Nous en avons fait quelque chose de plus idéologique. Pourquoi un Roumain aurait-il ici moins de chances? Parce qu’il vient d’ailleurs? Pourquoi une vie humaine aurait-elle plus de valeur qu’une autre? Il faut oser poser ces questions, surtout aujourd’hui, alors que les inégalités et la polarisation font monter la tension partout dans le monde. Nous vivons dans un monde globalisé. Les contacts existent, mais ils restent souvent superficiels. Nous ne voyons pas l’autre comme notre égal et ignorons sa réalité. C’est précisément le thème de Traffic

Trauma personnel

Teodora Ana Mihai a grandi un pied en Roumanie, un pied en Belgique. A l’âge de 7 ans, elle reste un an à Bucarest lorsque ses parents, fuyant la dictature communiste de Nicolae Ceaușescu, obtiennent l’asile politique en Belgique. «Me faire venir fut compliqué. C’est un peu mon traumatisme personnel. Heureusement, j’ai eu beaucoup d’opportunités ici que j’ai pleinement saisies. Je veux être un exemple positif pour les enfants de migrants qui ont voulu reconstruire leur vie ici.» Dans Traffic, elle reconnaît surtout l’expérience vécue par ses parents. «Ils ont eu la chance de bénéficier de l’asile politique, mais ils ont sans cesse été relégués à la marge. Ils n’ont pas pu réaliser leur potentiel professionnel. Ce ne fut pas un long fleuve tranquille.»

Ces dernières semaines, la Belgo-Roumaine a entamé le tournage de son prochain film, Heysel 85, avec Matteo Simoni, Josse De Pauw et Violet Braeckman. Le long métrage revient sur le drame du Heysel, qui a coûté la vie à 39 personnes lors d’émeutes survenues au cours de la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions, en 1985, entre Liverpool et la Juventus. «J’étais trop jeune –et même pas encore dans le pays– pour me souvenir de ce traumatisme national, c’est pourquoi j’ai hésité quand mon producteur Hans Everaert m’a présenté le projet. Mais aujourd’hui, je suis passionnée. Le football est un microcosme, et ce drame a une portée existentielle qui dépasse largement le sport. Il interroge le pouvoir, la responsabilité, la gestion de crise, la prise de décision et les tournants d’une vie. Heysel 85 sera mon premier film belge, et j’étais vraiment prête pour ça.»

Traffic

Drame de Teodora Ana Mihai. Avec Anamaria Vartolomei, Ionut Nicolae, Rares Andrici. 1h58.

La cote de Focus: 2,5/5

Natalia et Ginel ont dû quitter la Roumanie pour travailler comme saisonniers aux Pays-Bas. Mais s’épuiser à trier les déchets ou ramasser des fraises ne suffit pas à gagner de quoi nourrir leur fille, d’autant que Nati comprend vite que sa situation de travailleuse déplacée et exploitée la rend particulièrement vulnérable aux yeux des hommes. Acculé par les dettes, Ginel accepte de prendre part à un vol de tableaux. A partir de ce récit scénarisé par Cristian Mungiu, et inspiré d’une histoire vraie, Teodora Ana Mihai livre un film qui s’avère vite très didactique et très programmatique, et qui opte pour une frontalité dans le symbolisme qui finit par desservir le propos, pourtant passionnant, d’autant qu’il vient soulever des questions fondamentales sur la place que l’on laisse à l’humain au nom de la sacralisation de l’art.

A.E.

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