La prison et la rédemption par l’art, duo gagnant du film Sing Sing

Sing Sing a été tourné dans une prison de haute sécurité tout récemment désaffectée et est interprété à 85% par d’anciens prisonniers. © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Inspiré de l’histoire vraie d’un détenu de la prison de Sing Sing qui se lance dans un atelier de théâtre, le film de Greg Kwedar est déjà nominé plusieurs fois aux Oscars et aux Golden Globes, notamment. Le cinéma carcéral hors des clichés.

L’art comme possibilité d’évasion, la scène comme espace de liberté, le théâtre comme moyen transitionnel de réparer les erreurs et de cicatriser les blessures… Tout cela, et bien plus encore, est au cœur de Sing Sing, le deuxième long métrage réalisé par Greg Kwedar (Transpecos). Cinéaste texan passionné par la question de la rencontre entre le réel et la fiction, ce dernier a, en 2016, aidé un ami à produire un court métrage documentaire dans une prison de haute sécurité du Kansas où certains détenus élevaient des chiens abandonnés, tissant ainsi un lien parfois très fort de compassion réciproque avec ces animaux.

Ce singulier dispositif de réinsertion a éveillé son intérêt et l’a alors poussé à se documenter davantage sur certaines pratiques pénitentiaires alternatives aux Etats-Unis. C’est ainsi qu’il découvre, dans la foulée, le programme de réinsertion par l’exploration artistique de l’établissement correctionnel de Sing Sing, dans l’Etat de New York. «Cette découverte a vraiment fait office de formidable déclic pour moi, se souvient le réalisateur, de passage en septembre dernier au Festival du cinéma américain de Deauville, où le film était présenté en compétition. En faisant des recherches sur Internet, j’ai découvert que ce programme de réhabilitation par l’art existait depuis 1996. Il y avait pas mal d’articles de presse sur le sujet, où l’on pouvait notamment apprendre que beaucoup de grands classiques du théâtre avaient été joués à Sing Sing. Et puis je suis tombé sur un papier du magazine Esquire qui parlait d’une de leurs productions originales. Il s’agissait d’une comédie musicale traversée par un étonnant concept de voyage dans le temps. Elle avait pour titre Breakin’ the Mummy’s Code (NDLR: littéralement «casser le code de la momie»). On sentait qu’il y avait quelque chose de très ludique, loufoque et joyeux dans cette création, et ça m’a beaucoup intrigué. Je ne le savais pas encore, mais Sing Sing était occupé à prendre forme dans mon esprit

«On sentait qu’il y avait quelque chose de très ludique, loufoque et joyeux, et ça m’a beaucoup intrigué.»

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Le champ des possibles

Neuf ans, une multitude de rencontres et de nombreuses réécritures et relectures de la part de divers détenus plus tard, Sing Sing débarque enfin sur grand écran, précédé d’une légitime rumeur dithyrambique. Véritable bête de festivals, le film a en effet déjà glané outre-Atlantique un nombre incalculable de prix et de nominations, saluant aussi bien les indéniables qualités cinématographiques de ce vibrant drame carcéral que l’authenticité, la complexité et la profondeur de sa dimension humaine et sociétale.

S’inspirant de l’histoire vraie de John Whitfield, alias Divine G., Sing Sing se structure donc autour de la personnalité d’un prisonnier incarcéré pour un crime qu’il n’a pas commis. Respecté pour sa profondeur émotionnelle et son talent d’acteur, il est le dramaturge et l’interprète vedette d’une petite troupe composée de codétenus. Tout en poursuivant sa passion pour le théâtre, Divine G. se montre également déterminé à prouver son innocence et retrouver sa liberté. Alors que le groupe se prépare pour sa nouvelle production, le recrutement d’autres membres s’impose. A la surprise générale, l’un des caïds du pénitencier, plutôt bourru et agressif, Clarence Maclin, alias Divine Eye, lui aussi inspiré par une personne bien réelle (et d’ailleurs interprété à l’écran par l’authentique Clarence Maclin), se présente aux auditions. Son arrivée bouscule la dynamique de la troupe et suscite une série de tensions et de désaccords. Mais peu à peu le théâtre reprend ses droits, faisant valoir ses vertus profondément transformatrices, voire thérapeutiques…

Sing Sing
Dans le rôle principal, Colman Domingo, bien connu des amateurs de séries et qui a par ailleurs une grande expérience théâtrale, est l’une des fulgurantes révélations du film.

Une certaine approche journalistique

Porté par de puissantes valeurs humanistes, une foi dans l’amitié et un espoir désarmant de fragilité, Sing Sing a été tourné dans une prison de haute sécurité tout récemment désaffectée et est interprété à 85% par d’anciens prisonniers ayant eux-mêmes participé à un programme semblable à celui qui est au cœur du film. Avec son budget modeste (à peine 2 millions de dollars) et ses racines quasiment documentaires, il représente ce que le cinéma indépendant américain a de meilleur, avec tout ce que cela peut supposer aussi en matière de force émotionnelle, de savoir-faire narratif et de pertinence du regard.

«J’aime faire se télescoper des choses a priori peu conciliables. Comme ici l’environnement âpre de l’univers carcéral et la fabrication d’un spectacle à l’humour et à l’imaginaire débridés.»

Cet objet un peu hybride, au confluent du réel et de la fiction, de la comédie et du drame, trouve le ton juste, et une grande sincérité, afin de déjouer les stéréotypes. «J’aime beaucoup l’idée de faire se télescoper des choses a priori peu conciliables, sourit Greg Kwedar. Comme ici l’environnement plutôt âpre de l’univers carcéral et la fabrication d’un spectacle à l’humour et à l’imaginaire débridés. C’est un peu comme si Vol au-dessus d’un nid de coucou avec Jack Nicholson rencontrait le Be Kind Rewind de Michel Gondry. Pour moi, la prison n’est pas tout à fait le sujet du film. La prison est le cadre de cette histoire, et il est important. Mais le sujet du film tient davantage au processus que traversent ces hommes, et à la découverte des possibilités qui sont en eux. Les prisonniers sont souvent stéréotypés ou invisibilisés au cinéma et dans la société. Il me tenait à cœur que le récit de Sing Sing véhicule une image différente de ce à quoi on peut s’attendre. Ce sont les rencontres avec de vraies personnes qui ont guidé tout le processus d’écriture et la construction des personnages. J’aime l’idée de flirter avec une certaine approche journalistique afin de nourrir une narration fictionnelle. Ça permet de rester vigilant pour tenter de tenir les clichés à distance et tendre vers une vraie authenticité, sans chercher à se conformer aux codes éculés d’un genre cinématographique. En l’occurrence, ici, le genre carcéral, qui peut être très balisé, en matière de violence notamment. Or, c’était davantage la beauté, la vulnérabilité et l’humanité des personnages qui m’intéressaient. Ce qui pouvait très rapidement mener à d’autres écueils, d’ailleurs, comme un trop grand sentimentalisme par exemple. A l’arrivée, notre boussole créative a vraiment été de tendre vers un maximum d’honnêteté, le moins d’artificialité possible.»

«Ce sont les rencontres avec de vraies personnes qui ont guidé tout le processus d’écriture et la construction des personnages.»

Esprit communautaire

Porté par une musique spécialement composée pour l’occasion par Bryce Dessner, guitariste du groupe The National, Sing Sing célèbre le pouvoir rédempteur de l’art en tentant de saisir au plus près des visages et des corps l’espace de liberté intérieure qu’il peut faire naître dans un contexte d’enfermement. Techniquement, Kwedar privilégie des scènes tournées en pellicule, caméra à l’épaule, afin de capturer de la manière la plus vivante possible des moments parfois entièrement improvisés.

C’est dans ce mélange très spécifique de rigidité et de souplesse, d’écriture et d’improvisation, que le film trouve sa vérité, réussissant le portrait parfaitement balancé de toute une communauté. «A bien des égards, le système dans lequel on vit semble souvent pousser à l’individualisme, voire à une forme de déshumanisation, reprend Greg Kwedar. Le film montre qu’il existe pourtant un vrai salut dans la connexion et un esprit communautaire. Il était très important pour moi que chaque personnage existe et rayonne à l’écran. Et qu’on ressente par ailleurs une vraie énergie collective, une vraie identité de groupe. Professionnels et non-professionnels, artistes et anciens détenus, ont vraiment travaillé main dans la main durant tout le processus créatif du film. Et je crois que ça a été une expérience intense et transformative pour tout un chacun. Dire que l’art sauve des vies peut ressembler à un cliché. Mais il se trouve que l’art peut vraiment sauver des vies. Vous savez, la prison de Sing Sing est réputée comme l’un des endroits les plus dangereux au monde. Si une communauté artistique peut se créer là-bas et permettre à certains de renouer dans ce contexte difficile avec une forme d’épanouissement personnel, c’est que cette forme d’utopie est possible aussi absolument partout ailleurs. J’espère que c’est ce que retiendront les spectateurs.» Raccord en cela avec l’esprit communautaire prôné par Greg Kwedar, la production de Sing Sing a mis en place un modèle économique faisant que chaque partie prenante du tournage, des acteurs aux techniciens, a été rémunérée au même tarif quotidien, coupant ainsi l’herbe sous le pied des criantes inégalités ayant cours à Hollywood.

Dans le rôle principal, Colman Domingo, quinquagénaire américain bien connu des amateurs de séries (Law & Order, Fear the Walking Dead, Euphoria), et qui a par ailleurs une grande expérience théâtrale, est l’une des fulgurantes révélations du film. Sa performance lui a d’ailleurs valu une nomination aux Golden Globes et aux Oscars cette année. «Colman est arrivé à un point de son parcours où il affiche une vraie confiance en lui, opine Kwedar. Il a beaucoup joué des seconds rôles durant sa carrière, mais il est désormais mûr pour porter pleinement des projets sur ses épaules. Il a été génial sur le tournage. C’est-à-dire qu’il était capable à la fois de se comporter en maître et en élève. Il a aidé avec beaucoup de générosité les comédiens non-professionnels du film à trouver leurs marques, et en même temps il affichait une vraie humilité et avait bien conscience qu’il avait lui-même beaucoup à apprendre de leurs parcours de vie. Très tôt dans le processus créatif, il m’a dit que son intention était de livrer une performance à la fois honnête, élégante et tendre. Et il a, je crois, beaucoup contribué à communiquer ces trois qualités à l’ensemble du film.»

Sing Sing

Drame carcéral de Greg Kwedar

Avec Colman Domingo, Clarence «Divine Eye» Maclin, Sean San José. 1h45.

La cote de Focus: 4/5

Vous pensiez avoir tout vu en matière de drame carcéral dans lequel les détenus trouvent une forme de rédemption à travers la pratique du théâtre (César doit mourir des frères Taviani, Un triomphe d’Emmanuel Courcol…)? Attendez de découvrir Sing Sing. Inspiré d’un programme bien réel de réinsertion par l’art en prison, et largement interprété par d’anciens détenus campant leur propre rôle à l’écran, le film se structure autour d’une troupe constituée par des hommes incarcérés occupés à monter une pièce au scénario comique assez fou. Ensemble, ils s’offrent une grande évasion par le jeu et ouvrent un espace de vie précieux, où ils peuvent se montrer sincères et vulnérables… A rebours des clichés, sans complaisance ni pathos, Sing Sing use d’une caméra portée, hypermobile, pour scruter la vérité des gestes et des visages, et trouver, à l’arrivée, une profondeur émotionnelle qui électrise.

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