La partition sans fausse note de Cate Blanchett dans Tár

Pour camper Lydia Tár, Cate Blanchett, magistrale, s’est inspirée de nombreux chefs d’orchestre. © Courtesy of Focus Features
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Cate Blanchett campe avec maestria une cheffe d’orchestre au sommet de son art dans Tár, maître film où Todd Field passe le pouvoir et ses dérives au scalpel d’une caméra tranchante.

Todd Field raconte avoir écrit Tár pour Cate Blanchett, ajoutant que le film n’aurait pas vu le jour si, d’aventure, celle-ci avait dû refuser . L’on ne voit personne d’autre que l’actrice australienne à vrai dire pour incarner Lydia Tár, brillante cheffe d’orchestre doublée d’une femme de pouvoir que son talent et son ambition ont conduite à la tête d’un prestigieux ensemble allemand. Mais qui, à l’heure de la consécration, et d’un enregistrement très attendu de la Symphonie n°5 de Mahler, va voir sa position, en apparence inexpugnable, vaciller. Un rôle d’exception, comme la comédienne en a aligné quelques-uns, dans les registres les plus divers: Elizabeth de Shekhar Kapur, Carol de Todd Haynes, Daisy dans The Curious Case of Benjamin Button de David Fincher, Galadriel dans The Lord of the Rings de Peter Jackson, et l’on en oublie, comptent ainsi parmi les jalons d’un parcours dans lequel Lydia Tár est appelée à occuper une place de choix. Le genre de performance majuscule qui pourrait lui valoir, après la coupe Volpi à Venise et un Golden Globe, un nouvel Oscar -ce serait son troisième, après ceux remportés pour The Aviator de Martin Scorsese et Blue Jasmine de Woody Allen.

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Une méditation sur le pouvoir

Si Todd Field n’avait envisagé personne d’autre pour incarner la cheffe d’orchestre, c’est sans doute parce que, non contente d’être au sommet de son art, Blanchett partage avec elle une intelligence aiguisée. Un magnétisme aussi, qui irradie les lieux alors qu’on la rencontre afin d’évoquer le film au lendemain de sa première vénitienne. “Pour construire Lydia Tár, beaucoup a découlé du texte, où étaient mentionnés de nombreux chefs d’orchestre, dont certains que je ne connaissais pas étroitement, commence l’actrice. Mais Tár n’est pas simplement un film sur le fait de diriger un orchestre, quelque chose qu’elle fait comme elle respire. Il m’a donc fallu trouver sa respiration. Je suis devenue complètement obsédée par Carlos Kleiber, et sa relation ambivalente et torturée à son travail, je suis remontée à Antonia Brico, j’ai aussi regardé Marin Alsop, Nathalie Stutzmann ou ma compatriote Simone Young, et Bernard Haitink m’a vraiment captivée. Et j’ai également visionné von Karajan et Furtwängler, pour me pénétrer de l’histoire de ce grand orchestre. Celui du film n’a pas de nom, mais je trouvais très important de savoir combien l’autorité d’un chef d’orchestre était autocratique et absolue quand le monde était lui-même plus autocratique. Et comment, après la chute du Mur, la démocratie a commencé à s’insinuer au sein de l’Orchestre, notamment dans la manière dont l’intendant et le chef d’orchestre principal étaient désignés. Les dynamiques ont commencé à changer. Même si les critères restaient très hiérarchiques, le processus était censé devenir beaucoup plus démocratique. J’ai donc étudié la composition des ensembles autant que les chefs d’orchestre eux-mêmes.

Manière, bien sûr, de s’immiscer également au cœur de ces relations de pouvoir ayant cours au sein des institutions les plus diverses, culturelles ou non, le film s’employant, parmi d’autres qualités, à dévoiler les mécaniques à l’œuvre dans les coulisses du milieu de la musique classique. Non sans aborder une myriade de thématiques, multipliant les couches au point de sembler inépuisable. “Ce film a de nombreux tentacules en effet, poursuit Cate Blanchett. Et l’une des façons de l’envisager est comme une méditation sur le pouvoir, pas seulement institutionnel, mais aussi créatif, et des relations adéquates dans l’exercice du pouvoir. Le pouvoir de soi contre celui du groupe, ce qu’est évidemment un orchestre. Tár ne parle pas uniquement de ceux qui détiennent le pouvoir: souvent, dans les institutions, la structure du pouvoir est hiérarchique, pyramidale. Dans le monde de la musique classique, en particulier, en raison de l’histoire du canon, qui est masculin, dirigé et créé par des hommes, au point que l’on puisse penser qu’il s’agit du droit divin des rois. Mais que se passe-t-il lorsque des gens qui veulent remettre ce système en question arrivent au pouvoir? Est-ce qu’ils sont consumés et altérés par ce dernier, au point que leur relation, souvent fragile et fébrile avec leur versant créatif, puisse s’en trouver menacée? Et puis, pour moi, Tár parle également du temps: elle va avoir 50 ans, et elle est déconnectée d’elle-même, la mauvaise personne au mauvais moment, qui peut faire montre d’un pouvoir énorme, et aussi d’une incroyable générosité, mais qui est, en quelque sorte, dévorée par le système qu’elle a si longtemps admiré. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’évoluer dans l’industrie du cinéma ou de la musique, ou d’être un sportif, pour savoir que l’on se met des défis, et qu’une fois arrivé au pinacle, on se rend compte que le stade suivant sera peut-être encore plus difficile à atteindre, et impliquera aussi un déclin. Elle est à la fin d’un cycle, et se demande ce qui pourra bien arriver par la suite…

Une femme de pouvoir qui entre dans une zone de turbulences.
Cate Blanchett dans Tár : une femme de pouvoir qui entre dans une zone de turbulences. © Courtesy of Focus Features

Une photographie sensible

Arrivée en zone de turbulences, Lydia Tár va voir son image écornée, et son aura se désagréger dans la foulée, sous l’effet d’un faisceau de circonstances cruelles -le suicide d’une ancienne étudiante et aspirante-cheffe qui pensait avoir trouvé en elle une mentor, et le choix d’une violoncelliste solo pour le concerto d’Elgar en particulier- qui vont mettre en lumière son côté manipulateur, de même qu’une propension à abuser de sa position privilégiée. Du pouvoir et de son exercice, une problématique dont on peut imaginer qu’elle n’est pas étrangère à Cate Blanchett, eu égard à son appréciable statut. “Oui et non, sourit-elle, même s’il m’arrive de me retrouver dans des environnements où, en tant que femme blanche, financièrement à l’abri, ayant bénéficié d’une éducation supérieure, engagée dans une relation non-abusive, en bonne santé et ayant du travail, je jouis d’un pouvoir considérable. Il faut savoir où et quand utiliser son pouvoir. Quand, par exemple, avec mon mari Andrew Upton, nous dirigions la Sydney Theatre Company, nous savions pertinemment que, quand il était question de la dimension créative des projets, nous devions quitter nos habits de CEO pour être les membres d’un ensemble.” Et de prolonger la réflexion sur un autre terrain: “Parfois, quand vous vous conduisez de manière inattendue, ou que vous ne maniez pas votre pouvoir comme on a souvent vu les hommes le faire, les gens sont enclins à penser que vous ne savez pas ce que vous faites. ça arrive souvent. C’est quelque chose que l’on voit sur des plateaux, même si de moins en moins, avec des réalisatrices. Parfois, dans le processus créatif, la chose la plus forte que vous puissiez dire, c’est “je ne sais pas encore”, parce que les gens ont tendance à attendre une réponse immédiate. Mais alors que, quand un homme le dit, on aura des réactions du genre “waouh, voilà qui est intéressant”, si c’est une femme, il se trouvera souvent un membre de l’équipe pour marmonner “le tournage s’annonce long…”” (rires)

Autant dire qu’il y a encore du chemin à faire en matière d’égalité, l’un des thèmes composant la toile de fond d’un film qui propose une photographie sensible de la société contemporaine, les courants qui la traversent, comme les questions qui la taraudent. Todd Field se méfie, à l’évidence, aussi bien du prêt-à-penser que des réponses toutes faites, à quoi il préfère laisser au spectateur le soin de la réflexion, une qualité rare dans le cinéma américain d’aujourd’hui, qui explique sans doute pour partie le long silence auquel il a été contraint. Et s’il n’aurait pas fait Tár sans elle, Cate Blanchett, qui en est pratiquement de chaque plan, au point “d’être le film”, ne tarit pas d’éloges pour le réalisateur: “Deux éléments entrent en considération lorsque je décide de faire un film ou non: le fait d’avoir quatre enfants, et ce que l’on me propose. L’an dernier, l’opportunité de travailler avec Adam McKay (pour Don’t Look Up) et Guillermo Del Toro (sur son Pinocchio) s’est présentée, et bien sûr, je l’ai fait. Cela tient surtout à mon désir de faire partie d’une histoire, bien plus qu’à l’importance d’un rôle. Mais j’avais certainement envie de travailler avec Todd, nous en avions parlé auparavant. Todd a des dispositions incroyables comme auteur. Il a fait une somme de recherches colossale et il a réussi à intégrer tous ces éléments au film, pour lui conférer une texture sensible, tout en naviguant parmi eux avec fluidité. Pour moi, c’est vraiment un homme de la Renaissance: un musicien extraordinaire (Todd Field est un jazzman accompli, NDLR), un auteur, un acteur, un réalisateur au superlatif et un monteur incroyable.” Leur rencontre était inscrite dans les astres, ne restait plus aux planètes qu’à s’aligner…

Noémie Merlant: « J’admire Cate Blanchett comme femme et comme artiste, je m’en suis d’ailleurs servie pour interpréter Francesca. » © Courtesy of Focus Features

L’élan de Noémie Merlant

Si elle avait déjà une filmographie appréciable derrière elle, balisée de rencontres avec Kim Chapiron (La Crème de la crème), Marie-Castille Mention-Schaar (Les Héritiers, Le ciel attendra) ou Laurent Tirard (Le Retour du héros), il aura fallu attendre Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, et le duo incandescent qu’elle y composait avec Adèle Haenel, pour voir le talent de Noémie Merlant exploser. Depuis, la comédienne parisienne a passé la surmultipliée, enchaînant des rôles chez Jacques Audiard (Les Olympiades) ou Louis Garrel (L’Innocent), en attendant André Téchiné (Les Âmes sœurs) et le tandem Toledano-Nakache (Une année difficile), réalisant et interprétant un long métrage, Mi iubita mon amour, et s’offrant une première production américaine avec Tár. “J’ai reçu un jour un appel pour le moins inattendu: “Hi, c’est Todd Field, j’aimerais vous envoyer un scénario, en espérant que vous voudrez bien travailler avec moi”. Et moi “quoi?” (rires) J’admire Cate (Blanchett) comme femme et comme artiste, je m’en suis d’ailleurs servie pour interpréter Francesca. J’ai vu les films précédents de Todd, et il sait vraiment comment sonder les émotions humaines et leur complexité. À la lecture du scénario, je n’arrêtais pas de me dire que je n’avais rien vu de tel. Bien sûr que je voulais en être, même si j’avais un peu peur, n’ayant jamais travaillé en anglais et parce que c’est une production énorme à l’échelle française. Mais Todd a veillé à installer un environnement bienveillant. Arrivés à Berlin, nous avons répété, juste avec lui et Cate, et eu des conversations sur le cinéma, nos personnages. J’ai eu le sentiment d’être dans un cadre tellement humain que nous pouvions tous parler et apporter des idées. Ce tournage a été une joie.

À l’écran, l’actrice interprète Francesca Lentini, l’assistante de Lydia Tár, et l’ordonnatrice de son emploi du temps, dans une relation plus complexe qu’il n’y paraît. Elle était donc aux premières loges pour apprécier le travail de Cate Blanchett. “Une chose intéressante, avec les acteurs, c’est que chacun a sa méthode magique pour entrer dans un personnage. Mais je ne pourrais décrire comment Cate travaille, parce qu’à mes yeux, Cate est un génie, et on ne peut expliquer où réside le génie d’une artiste. Comme Francesca, j’ai une immense admiration pour elle. Cate est au sommet, elle aussi, mais à la différence de Lydia Tár, elle se soucie des uns et des autres à tout moment. C’est vraiment une personnalité d’exception.”

Quant à Noémie Merlant, Tár pourrait lui avoir ouvert de nouveaux horizons, en tant que comédienne -on devrait la revoir dans deux productions anglo-saxonnes, Baby Ruby de Bess Wohl et Lee d’Ellen Kuras-, voire en tant que réalisatrice, eu égard à l’ambition et l’échelle du projet: “Je ne sais pas, Tár était une grosse production. La taille d’un film dépend du sujet: sur Mi iubita, nous n’étions que deux dans l’équipe technique, avec des amis. Je suis habituée à ce type de projets, et ça me plaît, mais je rêve de faire une adaptation de Notre-Dame de Paris, et ce serait impossible dans ces conditions. ça ne peut être qu’une grosse production. J’ai lu le roman, mais aussi vu l’incroyable film de 1939 (de William Dieterle, avec Charles Laughton dans le rôle de Quasimodo, NDLR), il y est aussi question de la complexité des relations entre les individus, de contrôle et de pouvoir. En voyant ce film, je me suis dit que j’adorerais le faire.” Affaire à suivre…

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