Kika, l’épatant premier film de fiction d’Alexe Poukine: «Kika est la femme que j’imagine que j’aurais été si je n’étais pas devenue réalisatrice»

Avec Kika, la réalisatrice Alexe Poukine signe son premier long métrage de fiction, sur une femme dont l’existence part en vrille.

Avec Kika, Alexe Poukine livre un premier long métrage de fiction épatant, affranchi du genre, tous les genres.

La réalisatrice Alexe Poukine a fait ses preuves avec des documentaires comme Sans frapper ou Sauve qui peut, sorti à la fin de l’année dernière. Les deux films questionnent le pouvoir de la parole et, en miroir, de l’écoute, et placent l’empathie et la capacité à se mettre à la place de l’autre au cœur de toute reconnaissance entre êtres humains. Avec Kika, elle prolonge avec audace et habileté cette réflexion, en dressant le portrait d’une jeune femme tout à la fois amoureuse et en deuil, précaire et au service des autres, soignante et blessée.

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Ce «tout à la fois» est fondamental. Lors de la première du film à la Semaine de la critique de Cannes, les rires le disputaient aux larmes. Le film relève autant de la comédie romantique que du drame et du film social. Il est drôle et triste, joyeux et cru. «Je ne comprends pas pourquoi on se sent toujours obligé d’étiqueter les films. Dans la vie, on passe d’une heure à l’autre du drame social à la comédie romantique. Ce qui m’a aussi motivée, c’est que j’ai le sentiment que dans les drames sociaux, les gens sont souvent définis par leur seule pauvreté. Sauf que les pauvres ou les gens de la classe moyenne s’aiment aussi, ils sont drôles, très polymorphes. Politiquement, je trouve ça problématique que les films sociaux ne soient que des drames. Je voulais faire autre chose.»

Le film accueille pleinement la vie quotidienne, et toutes ses contingences. «Je pense qu’avoir une relation adultère, une passion amoureuse comme ce qui arrive à Kika, est un énorme luxe! On a tourné dans un vrai hôtel de discrétion, il y avait beaucoup de monde et la tenancière nous a dit: « C’est normal, c’est toujours plein le jour où est versé le chômage. » S’aimer, c’est un luxe. Faire son deuil, c’est un luxe. Je trouve ça un peu dégueulasse et politiquement suspect de faire des films comme on fait pousser des tomates hors sol. Dans la vraie vie, la maternité, ce n’est pas juste regarder ton enfant avec amour, c’est se lever tôt et lui courir après. Enterrer quelqu’un, c’est préparer à manger pour plein de gens alors que tu voudrais pleurer en paix. Tu te retrouves à te demander ce que tu vas faire des parts de quiche restantes. On continue à devoir faire des trucs vraiment chiants tout en devant affronter des questions métaphysiques. La vie matérielle, ça compte énormément, et ça me manque au cinéma.»

Comme le film lui-même, son héroïne, Kika, prend des chemins de traverse. Toujours en mouvement, elle vit un coup de foudre, se sépare, tente de faire son deuil, alors qu’elle est plongée dans la précarité, et se tourne dans la foulée vers un moyen de gagner sa vie peu orthodoxe, se tournant vers le BDSM. «Kika est la femme que j’imagine que j’aurais été si je n’étais pas devenue réalisatrice. J’ai commencé à écrire alors que j’étais enceinte de mon deuxième enfant. J’avais cette peur irrationnelle que son père meure, et de me retrouver seule avec deux enfants, alors que c’était très compliqué pour moi financièrement à ce moment-là. J’avais vendu mes appareils photo, ma machine à café, la seule chose monnayable qui me restait, c’était mon corps! Il m’est assez vite apparu que le seul truc que je serais prête à faire, c’était de la domination. Heureusement pour moi, j’ai reçu un financement pour un documentaire et je n’ai pas eu à franchir le pas», s’amuse Alexe Poukine.

«J’avais vendu mes appareils photos, ma machine à café, la seule chose monnayable qui me restait, c’était mon corps!»

Il y a là une certaine forme de malice, certes, et d’audace, mais aussi un vrai propos. Son personnage est une assistante sociale. Que ce soit dans son ancien ou son nouveau travail, elle est finalement dans l’écoute. Elle reçoit la souffrance des autres, en attendant sûrement de pouvoir affronter la sienne. «Que fait-on de la souffrance des autres? Que fait-on de la sienne? Que fait-on quand les deux se rejoignent? Et puis, il y a aussi quelque chose de l’impossibilité de s’arrêter dans une société de la performance. Kika vient de perdre un être cher. On parle de travail de deuil, ce qui illustre bien que ça prend du temps, c’est sérieux. Si on doit le faire en même temps que son vrai travail, ça veut dire qu’on a « deux emplois ». J’ai l’impression que l’on ne peut pas être triste dans notre société. Moi, je suis très souvent en colère, parce que c’est quelque chose qui me met en mouvement, alors que la tristesse nous arrête. Kika, c’est quelqu’un qui ne peut pas s’arrêter, qui continue à courir. Parce que si elle s’arrête, elle s’effondre.»

Si le film est un portrait –Kika est de toutes les séquences–, on a aussi le sentiment que le film résiste à cette forme très balisée, qu’il cherche à sortir du cadre. «C’est vrai que de nombreuses scènes se terminent sur les personnages secondaires. Kika est au centre de cette chorale, mais les gens qui l’entourent savent quelque chose d’elle qu’elle-même ne sait parfois pas. D’autant que Kika n’a pas forcément envie d’entendre la vérité. Par ailleurs, j’avais envie de montrer des gens généreux et tendres. Dans les manuels de scénario, on vante le conflit, c’est le nerf de la guerre. Mais je trouve que cette vision du monde n’est pas juste, ça dit que l’homme est un loup pour l’homme. En tant que documentariste, la plupart des gens que je rencontre sont des gens bien. Et je voulais que Kika soit entourée de gens bien. Quand le cinéma dégouline de conflits, de cynisme, de désespoir, que peut-il faire, à part nous mettre dans un sentiment d’impuissance, de docilité, ou de sidération? J’avais envie de faire aussi un film qui donne envie de continuer à aimer l’humanité et la vie en général.»

Un film qui accueille la vulnérabilité aussi. «Se permettre d’être vulnérable, c’est très difficile aujourd’hui. C’est comme être triste. Kika se tourne vers la domination, c’est un endroit où l’on éprouve la douleur. Même si ce n’est sûrement pas conscient chez elle, elle a besoin de se confronter à sa propre souffrance, mais dans une safe placeKika avance en équilibre sur le fil de la douleur, celle qu’on ressent, celle qu’on provoque en conscience ou malgré soi. Et le BDSM est assurément un endroit où l’on peut vraiment la contrôler. Le lieu d’une révélation.»

Kika

Comédie dramatique d’Alexe Poukine. Avec Manon Clavel, Makita Samba, Anaël Snoek. 1h50.

La cote de Focus: 4,5/5

Kika a une petite fille, un mec aimant, un boulot prenant, une vie plutôt bien rangée. Quand elle croise David, c’est le coup de foudre, la naissance d’une relation qui change une vie. Sauf que celle-ci est fauchée en plein vol. La trajectoire de Kika est déviée brutalement. Elle se retrouve en deuil, enceinte et endettée. Le film aborde avec autant de trivialité que de profondeur des questionnements existentiels, les plongeant dans un quotidien où le réel ne cède pas à la fiction, où l’histoire est ancrée, située dans la vie vraie. Dans le rôle de Kika, Manon Clavel livre une performance vibrante, rendant possible par son agilité le mélange radical des genres, où la comédie le dispute constamment au drame. Comme pour nous rappeler que dans la vie, on pleure et on rit parfois en même temps.

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