Kervern et Delépine: « Effacer l’historique aborde un nombre massif de problèmes actuels »
Inspirés comme rarement, Gustave Kervern et Benoît Delépine épinglent les énormités de l’ère numérique dans une espèce d’hilarité inquiète qui tombe à point nommé. Penser et rire aux éclats dans un même geste de cinéma, oui c’est possible. Rencontre avec le duo de réalisateurs, à Berlin.
Qu’elle parte en fous rires incontrôlés ou se lance dans des monologues perchés, la paire parle vrai. À Berlin, en février dernier, d’où le film allait revenir auréolé d’un Ours d’argent spécial, l’éternel tandem de réalisateurs grolandais et anars formé par Gustave Kervern et Benoît Delépine (Aaltra, Mammuth) défendait crânement Effacer l’historique, désopilante comédie tragique post-Gilets jaunes emmenée par Blanche Gardin. Irrésistible, l’humoriste y incarne une quadra fauchée végétant dans un lotissement de province avant d’être la victime d’un chantage à la sextape, enregistrée à son insu un soir de cuite monumentale. Avec deux amis plus ou moins logés à la même enseigne, elle décide alors de partir en guerre contre les géants d’Internet et leurs sacro-saints data centers. Airbnb, Deliveroo, Amazon, Facebook, YouPorn, réalité virtuelle, avions low cost, obsolescence programmée de l’électroménager, ubérisation de la société, addiction maladive aux séries télé… Tout, absolument tout, y passe, dans cette revigorante caricature vacharde de la société de consommation imbécile à l’ère déshumanisante des nouveaux médias.
Quelle a été l’impulsion première pour ce film? Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans ce neuvième long métrage en seize ans?
Benoît Delépine: Très honnêtement, le point de départ du film c’était avant tout une vraie volonté de notre part d’aller à l’île Maurice (rires). C’est le pays natal de Gustave. Depuis qu’on se connaît tous les deux, c’est-à-dire depuis plus de 20 ans, on est fascinés par le dodo. À l’origine, il n’existait aucun prédateur pour cet animal. Et puis les Hollandais, qui sont arrivés les premiers là-bas, ont débarqué avec des chiens, des animaux européens, et le dodo a été exterminé en 50 ans à peine. Nous, au fond, notre idée c’était ça. C’était de dire que l’être humain, qui a l’impression d’être le roi du monde, est lui-même un dodo. Il n’a pas de réel prédateur pour l’instant, mais ça va sans doute venir. On ne sait pas encore ce que ça va être. Est-ce que ça va être une maladie ou bien l’intelligence artificielle qui va décider qu’il y a trop de gens sur Terre? On verra bien. Mais le point de départ, c’était ça: l’être humain est un dodo. Le film, à la base, s’appelait d’ailleurs simplement Le Dodo. C’était l’histoire d’un personnage tout seul dans un lotissement qui finissait à l’île Maurice où on comprenait qu’il était semblable à cet oiseau.
Gustave Kervern: Je me rappelle, à une époque, on buvait beaucoup plus que maintenant et on était allés au festival du film de Rotterdam. Les journalistes néerlandais nous posaient plein de questions et j’avais dit: « Je refuse de répondre à vos questions parce que vous avez massacré le dodo. Au revoir. » Je m’étais barré, et tous les Hollandais tiraient une gueule jusque par terre. C’était un chouette moment.
Vous semblez entretenir une sorte de fascination pour les lotissements…
Benoît Delépine: Complètement. Ça nous a toujours beaucoup étonnés, les lotissements. C’est la même chose partout. On assiste à une bétonisation des agglomérations… C’est assez fou, quand même. Il y a, au départ, un besoin de campagne, un besoin de nature qui a poussé les gens en dehors des villes, de la pollution, du stress… Et puis les gens se retrouvent dans des lotissements, et ils ne vont pas dans la nature. Ils garent leur voiture le soir et ils restent chez eux à regarder la même série télé qu’en ville. Dans les lotissements, il y a quand même très peu de gens qui font pousser des arbres, par exemple. T’es à la campagne, t’as un terrain, et t’en n’as pas un qui est foutu de faire pousser un arbre! Et puis ils pètent les plombs quand le gasoil passe à 1 euro 50. C’est vraiment n’importe quoi quand on y pense… Mais bref. Alors bon, après, nous on voulait critiquer ça dans notre film, sauf que comme d’habitude on a fini par bien se plaire dans ce lotissement où on tournait. On regardait des séries américaines avec les gens dans leur canapé. Ils avaient des télés immenses… On n’avait jamais vu ça. Et des pompes à bière, en plus. Comment peut-on résister à ça? On n’allait quand même pas faire pousser un arbre non plus, on était bien (rires).
Votre film est une comédie tragique. Pensez-vous qu’aujourd’hui la seule solution, au fond, soit le rire?
Benoît Delépine: Ah ben nous, on continuera toujours à rire, hein, ça c’est sûr. Et jusqu’au bout (sourire). Même si ce n’est pas toujours facile. Gustave, par exemple, a été malade, eh ben c’est difficile de continuer à rire quand on sait que tout d’un coup ça peut vraiment déraper. Il faut quand même être un peu en forme pour rire, quoi. J’espère que le monde ne va pas devenir à ce point dramatique et moche qu’à un moment ça deviendra compliqué d’en rire.
Gustave Kervern: À chaque fois qu’on fait un film, on se dit qu’avec quelque chose de dramatique on aurait plus de chances de gagner des prix et une plus large reconnaissance. Mais bon voilà, à l’arrivée, c’est toujours pareil, on ne peut pas s’empêcher de foutre plein de conneries dans le film. C’est dans notre nature.
Croyez-vous qu’on a atteint un point de non-retour dans notre rapport de dépendance à la technologie?
Benoît Delépine: Jusqu’au jour, peut-être, où il y aura un gros blast…
Gustave Kervern: Je pense qu’on ne peut pas revenir en arrière. On est dans une espèce de truc de fou. Même nous, on dénonce ce rapport malsain à Internet, et là pour la promo du film on utilise Instagram, Facebook, tout ça. C’est très contradictoire, mais on en est là.
Benoît Delépine: On peut essayer de se limiter un peu. Parce qu’à un moment… On est huit milliards sur Terre, et s’il y a huit milliards de téléphones portables qui tournent à fond la caisse en même temps, avec des millions de data centers, ça va pas être possible hein… À un moment, il va falloir qu’on s’arrête et qu’on réfléchisse. C’est drôle, l’autre jour j’ai découvert un film vraiment génial des années 70, Mikey and Nicky d’Elaine May, avec John Cassavetes et Peter Falk. Je ne le connaissais pas du tout et ça a été une vraie révélation. Mais surtout, à un moment, j’ai flashé. J’ai bêtement réalisé qu’avant, quand le héros téléphonait, on le suivait en train de chercher une pièce, d’aller dans une cabine dans un bar, etc. Ça devenait une scène en soi. Alors que là, maintenant, si on voulait être réalistes, les personnages devraient être au téléphone tout le temps. Eh bien dans Effacer l’historique, ils le sont. Et c’est juste normal, au fond. Regardez autour de vous, le monde est comme ça.
Quelle est votre relation à la musique de Daniel Johnston? Effacer l’historique est véritablement porté par les chansons de ce formidable outsider pop et folk décédé l’an dernier…
Benoît Delépine: Daniel Johnston, on est hyper fans de longue date. On avait déjà utilisé certaines de ses chansons dans notre film Louise-Michel en 2008, et c’était tellement beau… Johnston, pour moi, c’est les Beatles en version déchirante. On a à nouveau pensé à lui au moment de choisir la musique pour Effacer l’historique. On a commencé par mettre une seule chanson. Puis deux. Et puis ce son lo-fi collait tellement à l’esprit bricolé du film qu’on a fini par ne mettre que des musiques à lui. Il y a des moments magiques comme ça qui se passent parfois en post-production, et celui-là en était un. Comme il est mort il y a quelques mois, c’était aussi une façon de lui rendre un hommage.
Gustave Kervern: Johnston, c’est quelqu’un qui a eu des problèmes psychiatriques, qui tremblait lorsqu’il chantait… Quand on regarde des vidéos de ses concerts, c’est simplement bouleversant. Et puis il faisait des dessins extraordinaires, qui relevaient de l’art brut. Nous, on s’est toujours revendiqués de l’art brut justement, on a toujours ressenti une connexion spéciale avec lui.
S’agissant de la bande-son du film, toujours, vous remerciez Jean-Jacques Goldman dans le générique de fin…
Benoît Delépine: Goldman, c’est pour une simple sonnerie de téléphone. On voulait une musique un peu crétine, alors on lui a demandé l’autorisation. Il a été très gentil de nous donner les droits.
Comment avez-vous conçu la structure d’Effacer l’historique? Vous avez dressé une sorte de liste de toutes les mauvaises choses amenées par les outils numériques?
Gustave Kervern: En quelque sorte, oui. C’est d’ailleurs le reproche qu’on nous a fait sur le scénario au début, cette tendance à épingler trop de choses qui déraillent à l’ère numérique. Mais c’était complètement notre volonté de base. À l’arrivée, je pense que la réussite du film tient beaucoup à cette accumulation de choses. Les trois protagonistes sont submergés par tout ce qui arrive, et ça marche. On le ressent. Je suis très fier de ça. Parce que tout le monde nous prédisait qu’on allait se casser la gueule. Effacer l’historique aborde et se confronte à un nombre massif de problèmes actuels, et on a réussi à tout faire tenir dans un seul long métrage. À l’arrivée, il y a une belle harmonie dans le film, qui dénonce quand même énormément de choses, mais avec fluidité. Et un final qui me fait pleurer à chaque fois que je le vois. (Il marque une pause) Oui OK, je m’emballe, bon, voilà. Et alors? Moi je suis quelqu’un de très dur avec moi-même, mais là je suis très fier. Vous savez, faire un film ce n’est jamais gagné d’avance. Nous, à chaque fois, on part sur une aventure sans avoir rien préparé. On ne fait pas de story-board, rien. On part sur le tournage avec des gens qui nous motivent. Comme Blanche Gardin. Blanche, elle nous a fait le cadeau d’être là, mais nous on ne sait jamais très bien où on va. On est ouverts à ce qui se présente, et cette fois-ci il s’est passé des choses merveilleuses, quelque chose de l’ordre d’un petit miracle. Ce film, on l’aime énormément.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici