Daniel Johnston, le garçon sauvage, est mort à 58 ans

© Frank Mullen/WireImage
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

« True love will find you in the end »… L’auteur, compositeur et dessinateur américain Daniel Johnston, objet de culte dans le milieu rock alternatif, est décédé de cause naturelle ce mercredi à l’âge de 58 ans, à son domicile de Houston, Texas. En guise d’hommage, revoici l’interview qu’il nous accordait il y a une dizaine d’années.

Article initialement paru dans le Focus Vif du 11 décembre 2009.

Daniel Johnstonhttps://www.facebook.com/danieldalejohnston/https://www.facebook.comFacebook1

From The Hi, How Are You Project page:

It is with very heavy hearts that we share the news of Daniel’s passing this…

Geplaatst door Daniel Johnston op Woensdag 11 september 2019

rich1.0https://www.facebook.com/danieldalejohnston/photos/a.1425768540791539/2394304127271304/?type=3552

C’est l’histoire d’un gamin américain, obsédé par les Beatles, qui découvre simultanément son talent musical et son désordre mental. Rencontre du troisième type avec le chanteur que Kurt Cobain adorait.

Il dort? Daniel est enfoncé dans la chaise au milieu de la scène, les yeux cousus de sommeil, la tête penchée vers son imposant abdomen, pendant de longues minutes alors que le groupe autour de lui, se lance dans une autre improvisation jazzy aux digestions mélancoliques. Drôle de tableau que de voir la vedette du jour assoupie au milieu de son propre concert, drôle de mec, drôle d’histoire. Deux heures plus tôt, quand Johnston entre dans le backstage de cette salle de Den Bosch, aux Pays-Bas, on est frappé par son physique de vieil homme. Peut-être un mètre quatre-vingt, des armées de sourcils gris, une tignasse de cendre, un regard fuyant et une lourde silhouette pénalisée par un quart de siècle de médication. Daniel Johnston n’a que 48 ans mais un parcours qui tient d’un interminable chemin de croix et du purgatoire, entrecoupés de paradis artificiels. L’aime-t-on pour sa musique ou pour l’odeur de soufre qu’il propage? Il fut un temps où, encore jeune et filiforme, il voyait des démons partout, les dessinait de son trait rêche de comic book perturbé, les entendait aussi. Un jour, on mit un nom sur ses angoisses et ses délires: désordre bipolaire, trouble lié à une fluctuation anormale de l’humeur, pouvant mener au suicide. Ce n’est plus un cabinet de curiosités – il est également diabétique -, mais une mortelle randonnée.

Né en Californie dans une famille très religieuse, Johnston réside en Virginie quand il enregistre en 1981 sa première cassette officielle, Songs Of Pain. Il est habitué à distribuer à la cantonade ses chansons rugueuses enregistrées sur un radiocassette Sanyo à 59 dollars: malgré l’emballage lo-fi, les morceaux, exécutés au piano ou à la guitare funambules, frappent par leur radiographie des sentiments. La voix semble déjà taxée par la vie, comme une espèce consciente de sa propre extinction. Les thèmes explorent l’au-delà, le sexe avant le mariage ou la fumette. Et la voix féminine qui hurle en pleine prise, c’est celle de Madame Johnston mère qui engueule son bon à rien de fils: il ferait mieux de l’accompagner à l’office. Deux ans plus tard, Daniel réalise une autre cassette qui atterrit en plein dans le champ émotionnel – hyper tactile – de Kurt Cobain. Plus tard, en 1992, devenu insupportablement célèbre, le Nirvanaman n’aura de cesse de faire l’apologie de Johnston et de ce Hi, How Are You qui renvoie au désespoir et à l’enfance de l’art: I’ll Never Marry, Despair Came Knocking ou Desperate Man Blues. Faut entendre comment ce dernier déchire tout sur son passage à la manière d’une pépite noire de Neil Young… Ou la façon dont Daniel invite le blues primal sur No More Pushing Joe Around. Pas exactement le Top 50, mais un morceau de musique traité au Carbone 14: dans ses traces boueuses, on doit pouvoir y retrouver l’origine du malaise humain universel.

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Le diable au corps

Plus de 15 ans ont passé. Ironie du rock: Cobain s’est fracassé le crâne de désespoir, déclenchant involontairement un culte planétaire, alors que Johnston a survécu – aux séjours en asile psychiatrique, aux dépressions sans fin – et est désormais l’objet d’un autre culte, plus modeste, qui a amené des artistes tels que TV On The Radio, Beck, Tom Waits ou Mercury Rev à reprendre ses chansons (1). Il est aussi devenu un illustrateur assez coté que pour le New York Times lui consacre une large story. De plus, un documentaire marathonien de 110 minutes – 4 ans de tournage – a immergé le fan potentiel dans l’intimité la plus éprouvante du chanteur fragile, désormais résident texan. Sorti en 2006, The Devil And Daniel Johnston explore cauchemars éveillés et obsession de la mort d’un être humain qui, malgré sa stature, semble en papier mâché. Comme ces fausses fleurs qu’on jette dans la mer au Vietnam et qui s’ouvrent, beaucoup plus grandes que lors de leur immersion dans l’eau. Quand Daniel parle dans le film de la « fille de ses rêves, Laurie Allen, celle qui a inspiré un millier de chansons et m’a fait sentir comme artiste », on mesure l’intensité – et l’illusion – de ses projections.

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Sans ses parents -avec lesquels il vit toujours même s’il a sa propre maison adjacente-, ses frère et soeur, Johnston serait très certainement bouclé en institution, jusqu’à la fin de ses jours. Ce type qui enregistre des centaines d’heures de ses propres confessions parlées et de ses chansons – y compris quand les flics new-yorkais le chopent en rue -, qui pense que les Beatles reformés pourraient l’accompagner sur scène (…), ce type est à la fois un convalescent social et l’esquisse d’un génie. « Sans son frère; il est impossible qu’il parte en tournée, qu’il prenne régulièrement ses antidépresseurs, son insuline. Daniel Johnston est dans un autre monde, il s’intéresse beaucoup aux filles, mais il n’y a pas de sexe chez lui… » Le type de 40 ans qui parle, c’est René Renner. Ce Suisse de Zurich a fondé à Londres le label Feraltone qui sort le nouvel album de Johnston, Is And Always Was, et réédite sous la forme de trois CD, une bonne partie du répertoire johnstonien(2). Le disque sorti il y a peu, produit par Jason Falkner (Air, Beck), s’éloigne du son dénudé de Johnston pour embrasser une vitalité fun qui rappelle l’éclat des premiers rock’n’roll. Mais ce ressourcement n’empêche pas la fragilité endémique de l’artiste. « Des fois, je pense qu’il serait mieux chez lui… Là, sa mère octogénaire n’est vraiment pas bien et je ne sais pas trop quelle conséquence sa disparition pourrait avoir sur l’état de Daniel. Mais si on veut vendre un peu de disques – je vise 10 à 20.000 exemplaires pour le nouveau -, il faut pourtant qu’il parte en tournée. Il est clair qu’il ne peut faire cela qu’une fois par an tout au plus… »

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Diet Coke et Comics

Sur la scène du club hollandais, devant 300 ou 400 fans, Johnston teste une formation de 11 musiciens: l’idée est de revenir tourner en Europe au printemps avec la bande. Après une paire de titres en solo, les musiciens le rejoignent et entament une performance inégale. Paradoxalement, la richesse de certains arrangements anesthésie les chansons friables de Johnston, mousse perdu dans cette écume dont il est supposé être le capitaine… Il est clair qu’il faudra élaguer la préciosité instrumentale si on veut conserver la matière vivante des morceaux. A certains moments pourtant, un demi-sourire rappelle que pour Daniel, tout ceci est plus qu’un jeu de chaises (musicales) où il somnole pendant que les cordes lui soufflent des rêves à l’oreille. A la fin de l’après-midi, le coco vient se faire « interviewer« . Il a quitté précocement l’interlocuteur précédent parce qu’il se sentait mal à l’aise dans une petite pièce. Le voilà au milieu du catering déserté, rassuré par la distance entre lui et les murs.

A quoi ressemble une journée ordinaire de tournée de Daniel Johnston?

On se lève, on va déjeuner et puis on va faire du shopping dans les magasins de BD, on se marre pas mal, puis on fait le soundcheck…

Il semble que les comics soient votre grande passion: qu’avez-vous trouvé aujourd’hui en magasin?

J’ai trouvé des comics sur Terminator, sur le Joker et encore d’autres. A la maison, je commence à ne plus avoir de place pour les ranger, ma soeur s’en occupe. En tournée, je fais un maximum de shopping, je claque tout le fric que je veux. Je les collectionne sans fin, surtout pour le dessin, les histoires m’intéressent moins…

Quand décidez-vous de vous exprimer par une chanson plutôt que par un dessin?

Je fais les deux, il y a une sorte de ligne parallèle entre les deux.

Vous avez souvent dessiné la figure du diable !

Oui, avec la tête coupée (il hésite), je n’aime pas certains dessins qui ont été publiés avec le diable…

Où habitez-vous?

(…)

Au Texas?

(…)

Avec vos parents?

(il remonte à la surface) Au Texas, dans ma propre maison, qui est à côté de celle de mes parents.

Quelle est la relation que vous entretenez avec vos parents?

Très importante. Mon père est mon manager et mes parents me rappellent que je dois prendre mes médicaments. J’ai beaucoup de prescriptions parce que je suis maniaco-dépressif. J’étais tellement déprimé que j’étais complètement en dehors de la réalité: ils ont enfin trouvé le médicament apte à me remonter. La musique est le seul moyen que j’ai trouvé pour ne pas avoir à travailler toute ma vie dans une usine ou chez MacDo. Depuis 1986, je peux vivre de ma musique.

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Quelle est l’importance de la religion dans votre vie?

J’allais à l’église avec mes parents, c’était un lieu social, comme l’école. Je me rappelle des comics de kung-fu que j’achetais gamin, je n’étais pas un bon étudiant, j’étais trop déprimé…

Quelle était la plus belle fille de l’école?

Il y avait Robin Brown, Kelly Heren et Jody Sinclass, on était toujours amis même si j’étais très timide…

Qu’avez-vous pensé du documentaire The Devil And Daniel Johnston?

(…) Je ne sais pas trop quoi dire (il semble mal), j’ai l’impression que je vais m’évanouir (…), merci pour l’interview (qui dure depuis 7 minutes…, ndlr)! Désolé, je dois y aller, je dois boire quelque chose.

On amène de l’eau qu’il avale goulûment. Ensuite, on a encore parlé 10 minutes, de sa boisson préférée (« Diet Coke« ), de l’Amérique (« où les gens sont cool« ), de l’expérience de jouer avec un groupe (« chouette« ), de la chanson préférée de son nouveau disque (« sur ma chienne qui s’est faite écrasée par une voiture« ), de son rêve ultime (« devenir riche pour continuer à acheter des comics« ), de ses vidéos préférées (« horror movies« ) et du biopic qui lui sera bientôt consacré… Et puis le vieil enfant est parti à l’extérieur, avec un monsieur d’allure sage (son frère), fumer une cigarette sans que l’on sache très bien quelles chansons sortiraient de ses volutes endiablées.

(1) The Late Great Daniel Johnston: Discovered Covered (2004, Gammon Records).

(2) Les quatre disques sont distribués en Belgique par Rough Trade.

Daniel Johnston & Band en concert le 13 avril à l’Ancienne Belgique dans le cadre du Festival Domino, www.abconcerts.be

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