Jia Zhangke: les tribulations d’un Chinois en Chine

Le parcours, sur près de 20 ans et 8 000 kilomètres, de Qiao (Zhao Tao, épouse et actrice fétiche de Jia Zhangke). © DR
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

À l’heure où sort sur nos écrans son saisissant Ash Is Purest White, le grand cinéaste chinois Jia Zhangke veut faire entendre sa voix. En filmant mais pas seulement.

« Réaliser des films reste mon activité centrale, bien sûr, mais je veux aussi agir sur les questions relatives à la production cinématographique, aux changements que je souhaite. J’ai ainsi créé voici deux ans une plateforme de diffusion de courts métrages online, et j’organise le Festival international du film de Pingyao. Plus globalement, je veux faire entendre ma voix dans la société. Serai-je entendu? Je sais juste qu’en travaillant dur à quelque chose, on peut espérer des résultats. Tandis que si vous n’agissez pas, vous êtes certain de ne rien obtenir…« (1)

L’homme qui nous parle a 49 ans, douze films à son actif, et une reconnaissance internationale qui le place dans le peloton de tête des artistes qui comptent mondialement. À l’heure où sort chez nous son admirable Ash Is Purest White, le natif du Shanxi (province du nord-est de la Chine à laquelle il reste très attaché) nous parle sans fard de son approche du cinéma et de la société. Le premier étant une incomparable « machine » à scruter la seconde. « Historiquement, explique-t-il, les changements de la société peuvent être analysés en comparant ce qui était avant, et ce qu’il y a après. Avec le cinéma, on peut suivre la progression du changement, du point A au point B, ainsi que l’expérience individuelle de ce changement tel qu’il peut être vécu. Le cinéma permet ça, l’art permet ça. L’art est le seul moyen permettant à l’humain d’être complet! »

Jia Zhangke
Jia Zhangke

Jiang hu

Dans son nouveau film, Jia Zhangke nous emmène aux marges de la société. « Dans le cas d’Ash Is Purest White, tout est venu des personnages. Je voulais évoquer ces gens qui évoluent au sein du Jiang hu, de l’underground, à la marge extrême de la société chinoise. Le titre original peut se traduire simplement par « les gens du Jiang hu ». Ces personnes ont de fortes valeurs traditionnelles, mais ces valeurs sont aujourd’hui détruites par le développement économique. Il est nécessaire de donner un peu d’explications sur ce qu’est le Jiang hu. Le terme possède deux sens, à deux niveaux différents: au sens spécifique, particulier, il évoque les membres du milieu, des mafias, les criminels, mais plus largement il désigne ceux qui sortent de la norme sociale pour chercher une autre manière de vivre. Et dans le domaine de l’art, quand nous utilisons le terme Jiang hu, nous y associons souvent un autre terme dont la signification est « pouvoir ». On quitte la zone mentale où évoluent la plupart des gens pour entrer dans une autre, où on peut percevoir les changements de la société, y réagir et en anticiper d’autres. Les Chinois relient le plus souvent le Jiang hu aux années 30, mais pour moi c’est un sujet absolument moderne, c’est aujourd’hui. »

Et de relier la trajectoire de son héroïne Qiao à des mouvements plus profonds dans la société: « Une des caractéristiques des gens dans le Jiang hu est qu’ils n’arrêtent pas de bouger, de se déplacer. C’est devenu, ces dernières années, une réalité plus globale en Chine: les gens ne sont plus prisonniers de leur région natale comme ça a été le cas jusqu’aux années 70, avant que l’établissement de la politique de l’espace ouvert permette les déplacements. Aujourd’hui, les Chinois se déplacent pour explorer des possibilités de vie différentes. Les gens des campagnes rejoignent les villes, et les gens des villes pensent à partir à l’étranger. Cette logique de migration justifie qu’Ash Is Purest White se déroule dans plusieurs régions successivement. Au plus on voyage, du sud au nord ou d’ouest en est, au plus les changements du pays se font visibles. Le périple de Qiao, représente 7 700 kilomètres. On ne peut que se sentir seul après pareille trajectoire. Seul mais aussi plus fort. J’ai conçu le film comme un work in progress, pour que les spectateurs puissent accompagner Qiao et chercher simultanément à se trouver eux-mêmes, à découvrir qui ils sont vraiment, à ressentir toute leur humanité »

Plongée dans le milieu de la pègre, le Jiang hu, aux côtés de Bin (Liao Fan).
Plongée dans le milieu de la pègre, le Jiang hu, aux côtés de Bin (Liao Fan).© DR

Tensions

Comme toujours chez Jia Zhangke, le film explore les oppositions, les tensions et les contradictions de la société chinoise. « Il y a des tensions entre les pauvres et les riches dans un même lieu, que ce soit l’est plus développé ou l’ouest plus déshérité, observe le cinéaste. Des tensions entre générations aussi, chacune ayant des valeurs de vie totalement différentes. Je me concentre sur les complexités de la société chinoise, je veux en montrer le plus de facettes possible. Trop de gens ne cherchent à voir qu’un côté de la société. Nous avons cette expression qui parle d’un aveugle touchant un éléphant. Selon ce qu’il touche, il va imaginer l’animal dans son ensemble d’une manière forcément fausse… La vérité se doit d’être considérée dans sa totalité. Sur le plan temporel aussi, avec une perspective historique. C’est pourquoi Ash Is Purest White se déroule sur 17-18 ans. Ce n’est qu’en montrant toutes les facettes qu’on parvient à une certaine forme d’objectivité. J’aime être dans la position d’un observateur, qui regarde les faits, pour atteindre plus d’objectivité. ça permet aussi aux spectateurs de construire leur propre vision des choses, leur propre jugement, sans être influencés par les sentiments du réalisateur. »

Interrogé sur la question du réalisme cinématographique, Jia Zhangke développe un raisonnement des plus intéressants: « On peut considérer le cinéma comme, au départ, un reflet de la réalité. L’utiliser pour montrer l’aspect extérieur de la réalité est facile, mais montrer l’aspect intérieur l’est nettement moins. Réunir tous les éléments dans une logique qui fasse sens est chose ardue. Pourtant, montrer le visage de la vérité est important pour évoquer la dignité humaine. De mes propres films, je dirais qu’ils peuvent avoir l’air d’être réalistes, mais seulement l’air. Car j’y cherche constamment l’aspect intérieur des êtres et des choses, ce qui est invisible. Et ça ne peut passer que par l’imagination. Depuis 2006 et Still Life, depuis aussi que j’ai évolué dans ma vie personnelle, je crois qu’il y a dans mes films quelque chose de surréaliste, qui va au-delà de la réalité… Tout en en faisant bien sûr partie. Je m’efforce de filmer ces éléments subjectifs de la même manière que je filme la réalité objective. »

Mémoire image

Pour une fois, Jia n’a pas travaillé avec son directeur de la photo habituel, Yu Lik-wai, occupé à un projet personnel de film de science-fiction. C’est un Français, Éric Gautier, qu’il a choisi pour l’occasion. « J’aime son travail en France avec Olivier Assayas mais aussi ce qu’il a fait dans The Motorcycle Diaries et On the Road de Walter Salles, commente le réalisateur. Comme Ash Is Purest White se déroule de 2001 à aujourd’hui, j’ai eu envie de revisiter cette période, en utilisant des images de documentaires que j’ai tournés précédemment. De là est venue l’idée d’utiliser pour filmer toute une série de supports différents, dont le miniDV et le Betacam numérique. Le souvenir d’une époque se traduit par les rues, les voitures, les vêtements, mais aussi par une texture d’image… Il y a trois séquences où j’utilise des images de films précédents, à commencer par la scène d’ouverture dans l’autobus, issues d’un de mes documentaires de 2001. Il fallait que les nouvelles images, où l’on cadre Qiao, puissent s’y mêler de manière optimale. Éric a fait de nombreux essais pour rendre tout ça possible. »

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Pour la fin (poignante et magnifique) de son nouveau film, Jia a choisi le filtre de… caméras de surveillance. « Le passage à ces images a totalement été improvisé. J’ai vu les caméras et j’ai pensé qu’aujourd’hui, tout ce que nous faisons, toute notre vie, est enregistré, sans que nous en soyons toujours conscients. J’ai aussi réalisé que ces images que j’allais utiliser seraient très probablement effacées d’ici deux ou trois mois. La tristesse que ça implique convenait bien à la scène, déjà très mélancolique au départ… »

Une violence ancrée

Le milieu criminel où se déroule le film justifie la présence remarquée de la violence dans Ash Is Purest White. « Cette violence que je montre dans mon travail depuis A Touch of Sin est celle qui suit tout le cheminement de l’humanité, explique Jia Zhangke. En Chine, elle doit beaucoup à la révolution culturelle. Celle-ci a introduit une violence quasi génétique dans les veines du peuple chinois, dans sa vie quotidienne… »

Le cinéaste n’est décidément pas près d’abandonner son regard critique, dans un contexte qu’il estime avec lucidité. « Le cinéma chinois, conclut-il, ne cesse d’accroître sa puissance en tant qu’industrie, avec désormais plus de 800 films par an. À ce marché de plus en plus fort, de plus en plus rapide, s’ajoute l’émergence de nombreux jeunes cinéastes, dont certains ont le talent et l’énergie pour développer leur mode d’expression personnel, tout en établissant des connexions entre leurs films et la société, ce qui me paraît toujours une chose essentielle. »

(1) Traduction du mandarin: Wen Li

Écrans chinois sous tension

La relève s’annonce, l’industrie prospère, la censure s’accroche. Le cinéma en Chine est à la croisée des chemins.

So Long, My Son
So Long, My Son

« Il y a aujourd’hui en Chine de nombreux jeunes réalisateurs désirant filmer le monde tel qu’il est, la vie telle qu’elle est, avec leur regard personnel et quel que soit le support utilisé pour le faire. » Jia Zhangke affiche un clair enthousiasme vis-à-vis de la relève, dont il contribue à diffuser les films avec son festival(1) et un site Internet dédié. Les encouragements du grand cinéaste ne sont pas de trop pour aider une génération confrontée tout à la fois aux impératifs d’une industrie en constante expansion et à une censure que le parti unique s’emploie à reprendre fermement en main.

One Second
One Second

Contradictions

Le tout récent festival de Berlin a reflété, en partie involontairement, une des multiples contradictions marquant le cinéma chinois d’aujourd’hui. Le palmarès a récompensé d’un double prix d’interprétation So Long, My Son de Wang Xiaoshuai (52 ans et membre de la sixième génération de cinéastes chinois, celle aussi de Jia), un film évoquant les conséquences sur une famille de la défunte politique de l’enfant unique. Mais simultanément deux films chinois sélectionnés à la Berlinale ont dû être retirés du programme par la direction du Festival: Better Days de Derek Kwok-cheung Tsang (acteur et réalisateur hongkongais né en 1979) et One Second de Zhang Yimou (67 ans et tête de file, avec Chen Kaige, de la fameuse cinquième génération). Deux retraits mollement justifiés par des raisons techniques, sans tromper personne car la reprise en main du pouvoir sur le cinéma et la télévision bat son plein…

The Wandering Earth
The Wandering Earth

Le cinéma se fait ainsi malgré lui le porteur éminent de la contradiction majeure dominant la république de Chine sous Xi Jinping. Sur le plan économique, un capitalisme totalement décomplexé inonde le monde de produits industriels, multiplie sans fin le nombre de milliardaires et sert un cinéma commercial en plein boum (deux films de science-fiction, The Wandering Earth et Crazy Alien, occupaient mi-février les deux premières places du box-office mondial!). Mais en matière politique, le Parti communiste garde jalousement son pouvoir absolu, son très puissant leader fixant la ligne dans tous les domaines, y compris le football et aujourd’hui plus que jamais l’audio-visuel, grand et petit écrans confondus.

La laisse est devenue plus courte…

Jusqu’au mois de mars de l’année dernière, le « bureau de régulation », appellation de l’organe officiel de censure auquel tout projet de film doit être soumis pour autorisation, fonctionnait sous l’égide du Conseil des affaires de l’État chinois, présidé par le Premier ministre et composé de responsables des différents départements et agences gouvernementales. Depuis bientôt un an, le bureau (qui surveille aussi la presse écrite et audiovisuelle, et bien sûr la production télé) est placé sous le contrôle direct du département de la propagande du Parti communiste. Il est devenu un nouvel organe de censure aux pouvoirs renforcés et qui s’inscrit dans une politique de durcissement du contrôle des industries culturelles chinoises et un rejet de plus en plus manifeste des influences étrangères. Il aura suffi, tout récemment, que Xi Jinping dénonce la soi-disant nostalgie impériale des films en costumes pour que soit interrompue la production de plusieurs séries!

Drôle de contexte pour l’ensemble du monde du cinéma en Chine, puisque sont potentiellement visés tout à la fois l’industrie et les tenants d’un art digne de ce nom, c’est-à-dire libre… De quelle impunité pourra se réclamer, le cas échéant, le golden boy du cinéma grand public Wen Muye (Dying to Survive), 34 ans et quelques milliards de yuans de recette à son actif déjà? Ou ses collègues à succès Song Yang et Zhang Chiyu, très jeune tandem dont la comédie Never Say Die a battu des records au box-office? Ou encore Tian Yu-sheng, un autre jeune loup dont les comédies romantiques cartonnent, et Su Lun, réalisatrice de la nouvelle génération dont le Chao shi kong tong ju a séduit en racontant une histoire d’amour entre une fille vivant en 2018 et un garçon vivant en… 1999. Gageons qu’ils sauront rester sages.

Long Day's Journey Into Night
Long Day’s Journey Into Night

…mais des chiens fous s’annoncent

Un début de reconnaissance internationale ne met pas à l’abri d’éventuels problèmes d’autres jeunes (et même tout jeunes) cinéastes plus désireux d’emprunter les chemins de l’indépendance que de s’inscrire dans la logique industrielle. Ainsi le déjà étincelant Bi Gan, 29 ans à peine, dont le premier long métrage Kaili Blues (2015) a été primé aux festivals de Locarno, des Trois Continents à Nantes et de… Taiwan, avant que son second opus Long Day’s Journey Into Night ait l’an dernier les honneurs d’une programmation cannoise (dans la section Un Certain Regard). Également photographe et poète, Bi Gan veut développer un point de vue original, aux limites parfois de l’expérimental, en partageant ses idées sur le monde. Plus jeunes encore, Zhang Dalei (25 ans) et Zhou Ziyang (27) suscitent aussi beaucoup d’intérêt, ce que faisait Hu Bo, auteur de An Elephant Sitting Still (élégie mélancolique sur le nord industriel sinistré), avant de se suicider à 29 ans… Comme beaucoup d’autres (notablement l’audacieux Girls Always Happy de la jeune trentenaire Yang Mingming), son film avait été révélé au festival de Berlin. Lequel entend bien continuer à dévoiler les films des cinéastes de la septième génération. Si on le laisse faire…

(1) Pingyao International Film Festival (PYIFF), au Shaanxi.

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