« J’espère que mon film sur le don d’organe pourra libérer les gens sur le fait d’en parler »
Adaptant Réparer les vivants, le best-seller de Maylis de Kerangal, Katell Quillévéré, la réalisatrice de Suzanne, signe un drame bouleversant, où le sentiment de perte est transcendé par la pulsion de vie.
Aux côtés de Céline Sciamma ou Rebecca Zlotowski, Katell Quillévéré incarne cette génération de réalisatrices venues secouer le cinéma français depuis une petite dizaine d’années maintenant. Révélée en 2010 par Un poison violent, le portrait d’une adolescente à l’été de tous les changements, la cinéaste enchaînait trois ans plus tard avec Suzanne, l’histoire d’une femme-enfant emportée dans le tourbillon de la vie. Il est encore question de vie -et de mort- dans Réparer les vivants, son troisième long métrage, une adaptation du best-seller éponyme de Maylis de Kerangal. Une gageure, le roman -l’histoire d’un adolescent qu’un accident a laissé en état de mort cérébrale et dont le coeur pourrait sauver une autre vie- semblant a priori intransposable sans verser dans le pensum laborieux sur le don d’organes et/ou dans le mélo dégoulinant. Un double écueil évité avec panache, Quillévéré osant un regard clinique n’altérant en rien l’émotion, pour signer un film d’une formidable justesse. « J’ai découvert le livre à sa sortie (en janvier 2014, NDLR), et je l’ai lu d’une traite, en quelques heures, commence-t-elle, alors qu’on la rencontre, par une matinée de septembre, dans le cadre de la Mostra de Venise. Sa lecture m’a bouleversée, avec une intuition très forte que j’avais quelque chose à voir avec cette histoire, qu’elle recelait la promesse d’un très beau film, très personnel, sans pouvoir vraiment rationnaliser cette sensation. Il ne faut pas toujours chercher à le faire, d’ailleurs, il importe surtout de se sentir dans une relation intime à l’oeuvre de l’autre, condition pour espérer réussir une adaptation. »
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Soit quelque chose comme l’expression d’une évidence impérieuse, les contours de son lien au roman ne se précisant que plus tard, avec le recul nécessaire et une fois le travail d’adaptation entamé. « J’ai compris alors qu’il y avait une vraie continuité avec Suzanne, mon film précédent, qui était déjà hanté par une perte et se fondait sur la mort de la mère qui, même si elle était dans le hors-champ, travaillait tout le film. Il s’agissait déjà d’un film du côté de ceux qui restent, des vivants, mais aussi sur la violence et le chaos de la vie, la façon dont le hasard peut faucher des destins. Et comment, au-delà, la trajectoire peut s’avérer résiliente quand la pulsion de vie est en mesure de l’emporter et continuer, l’amour arrivant à circuler au-delà des blessures. Réparer les vivants, c’est exactement ça, comme si j’étais tombée sur un sujet qui me permettait de déployer la même chose, mais peut-être plus profondément, de manière plus littérale et plus ample. » Et de confier encore aspirer à tourner des films humanistes, au sens où un Renoir pouvait les faire.
La foi dans le cinéma
Si le roman de Maylis de Kerangal a conquis la cinéaste, c’est peut-être aussi parce qu’il se déclinait en une multitude de défis de cinéma, le premier tenant à la temporalité: alors que Suzanne se déployait sur 25 ans, ramassés en 1 heure 30, il s’agissait cette fois de raconter en un même laps de temps 24 heures, soit celles courant entre un accident et une possible transplantation, avec ce que cela supposait comme équation narrative à résoudre. À quoi s’ajoute que Réparer les vivants n’a pas de personnage principal, sans être pour autant une oeuvre chorale -à quoi la réalisatrice préfère la notion de film-relais, avec passage de témoin. De quoi stimuler son intérêt: « J’essaie de faire des films qui soient ouverts sur les gens et le public dans une forme d’apparente simplicité, c’est vachement important pour moi, et en même temps d’être toujours à la hauteur de mon amour du cinéma, de mon exigence envers lui en tant qu’art et en tant que langage. » L’ouverture du film, de toute beauté, suffit d’ailleurs à Katell Quillévéré pour affirmer sa foi dans son médium. « Cela a vraiment à voir avec l’instinct. Pour moi, le cinéma est fort quand on travaille le non-dit, quand les enjeux sont ailleurs que dans les mots, et que ça passe beaucoup par les corps », observe-t-elle.
La qualité du film tient aussi à l’équilibre qu’il trouve entre les moments d’émotion et d’autres tenant plus de la progression clinique, en un mouvement de balancier finement orchestré. « On trouve cette double articulation dans le roman, avec une direction extrêmement documentée consistant dans la plongée hyper-concrète au coeur de l’aventure scientifique médicale que constitue une greffe, une expérience totalement fascinante. Et, sous un autre aspect, une tension vraiment lyrique permettant d’accéder à la dimension émotionnelle et métaphysique de l’aventure en question. L’une ne va pas sans l’autre: j’étais convaincue que si on n’allait pas très loin dans l’attention à ce qu’est un prélèvement et une greffe d’organe, on ne pourrait pas accéder à cette dimension quelque part sacrée… »
Haute couture
S’agissant de ce qu’il convenait de montrer, ou non, Katell Quillévéré raconte avoir dû d’abord composer avec son propre rapport à l’image, se forçant à regarder des opérations chirurgicales sur Internet avant de s’immerger dans le réel, en milieu hospitalier, passant du temps en salle de réanimation et assistant notamment à une greffe. « A partir de là, j’ai essayé de déterminer quels étaient les gestes et les moments importants de ces opérations, et où se trouvaient les enjeux de fiction et de cinéma les plus forts. L’un d’eux, par exemple, était de montrer à quel point une greffe est une opération ayant un côté très trivial, c’est de la plomberie, de la couture, de la boucherie. Il fallait montrer cela de manière très concrète, en passant par les gestes: voir un chirurgien recoudre a quelque chose de magique, de très beau et de très simple à la fois. La chirurgie vient de la couture, avec les points de croix, etc. Mais en même temps, quand un coeur se met à rebattre dans un corps, c’est un mystère de dingue. On a beau avoir suivi toutes les étapes, on ne comprendra jamais. Pour montrer combien le mystère de la vie reste entier, il fallait aussi montrer tout le trivial avant. C’est quelque chose que j’ai appris en regardant beaucoup les films de Pialat: plus on porte attention au réel, moins on le comprend et plus il est mystérieux… »
Le réalisateur d’À nos amours (dont le personnage central, joué par Sandrine Bonnaire, prêtait son prénom au film précédent de la réalisatrice) n’est pas le seul à avoir nourri Réparer les vivants, et la cinéaste convoque encore deux corpus cinématographiques fort différents: « Cronenberg et Soderbergh ont été importants dans la relation au corps humain, au vivant, à la représentation des scènes de chirurgie. Faux-semblants nous a guidés et The Knick nous a beaucoup fait réfléchir. Quant à la seconde partie du film, avec Anne Dorval, il y a Douglas Sirk et l’influence du mélodrame américain, pour lequel je nourris une passion. »
Pour filer la métaphore hospitalière, il y a là une greffe ayant pris au-delà de toute attente, et Réparer les vivants tient de la haute couture, y compris dans son approche des enjeux moraux soulevés par l’histoire. « Je me suis beaucoup informée, j’ai lu de nombreux documents d’éthique sur le don d’organes et j’ai beaucoup discuté avec ceux qui travaillent dans ce domaine », poursuit la réalisatrice. Et notamment, explique-t-elle, les infirmiers coordinateurs dont la fonction consiste à accompagner les familles dans leur processus de prise de décision. « Ce que j’en ai retiré, c’est l’impression qu’il n’y a pas de règle. On dit oui ou non pour un être proche, pour son enfant, cela a à voir avec quelque chose qui relève de l’indicible. Voilà pourquoi je ne filme pas le moment où les parents en parlent, parce qu’il n’y aura jamais de dialogue à la hauteur de cette recherche et de ce questionnement. Les personnes doivent trouver la réponse qui va leur permettre de faire leur deuil correctement. Est-ce qu’accepter de donner, cela peut aider à faire son deuil, parce qu’il y a une notion de transcendance, on peut s’imaginer que le coeur d’un proche va continuer à battre dans le corps de quelqu’un? Mais en même temps, n’est-ce pas insupportable de se dire que ce n’est pas complètement fini? Personne ne peut savoir, au fond, comment il réagirait, ce qu’il dirait, et il faut être respectueux de cela. Je ne voulais pas faire un film de propagande sur le don d’organe, mais j’espère qu’il peut libérer les gens sur le fait d’en parler, de se poser la question pour eux-mêmes. Si mon film permet de se mettre au clair soi-même sur cette question, ce sera déjà pas mal… »
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