Dans Six jours, ce printemps-là, le nouveau film du cinéaste belge Joachim Lafosse, Eye Haïdara impressionne en mère déterminée à offrir la beauté à ses enfants, refusant le déclassement induit par une séparation douloureuse qui la renvoie à ses origines.
«Six jours, ce printemps-là»
Drame intimiste de Joachim Lafosse. Avec Eye Haïdara, Jules Waringo, Leonis Pinero Müller. 1h32.
La cote de Focus: 3,5/5
Sana, récemment séparée, élève seule ses jumeaux, cumulant les boulots pour joindre les deux bouts. Quand son projet de vacances tombe à l’eau, elle n’a pas le cœur d’en priver ses enfants, et accepte leur proposition, aussi fragile soit-elle: s’installer dans la résidence secondaire de leurs grands-parents paternels, à leur insu. L’alarme qui résonne quand ils entrent dans la maison ne sera que le premier coup de semonce d’une semaine sous tension. Six jours, ce printemps-là décline certaines obsessions du cinéma de Joachim Lafosse (la cellule familiale abîmée, les rapports de domination au sein du couple), tout en surprenant par sa propension à éviter la crise, dont le surgissement pourtant affleure sans cesse. Un cinéma de petits riens, de gestes évités, de regards détournés, dont Eye Haïdara trouve avec talent la juste mesure.
Habituée des planches depuis sa plus tendre enfance, Eye Haïdara explose au cinéma dans Le Sens de la fête, film choral d’Olivier Nakache et Eric Toledano sorti en 2017, où elle tire spectaculairement son épingle du jeu, face à Jean-Pierre Bacri et Gilles Lellouche. Depuis, on l’a vue évoluer dans le cinéma d’auteur français grand public (chez Cédric Klapisch, Michel Hazanavicius, Michel Leclerc) comme à la télévision (En thérapie, Frotter frotter). A l’aise dans la comédie (l’intrigant A toute allure, aux côtés de Pio Marmaï) comme dans le conte social (Les Femmes du square de Julien Rambaldi), elle change sensiblement de registre dans Six jours, ce printemps-là, qu’elle porte solidement sur ses épaules.
«D’une certaine façon, c’est l’histoire d’une mère qui accompagne ses enfants vers une forme de fin de l’enfance, et donc de fin de l’insouciance», pitche-t-elle. Ce drame intimiste est avant tout le portrait d’une mère pour laquelle la fin du couple signe une sorte de déclassement, de réassignation à une classe à laquelle elle avait provisoirement échappée, et qui va tenter de protéger ses enfants de cette réalité. Rompre avec le père de ses enfants, c’est aussi être exclue de son milieu.
«Cette maison de vacances où elle n’est plus la bienvenue, qui lui est même interdite, symbolise ce qu’elle perd dans la séparation, souligne l’actrice. Pour elle, il est important que ses enfants comprennent que le divorce ne signifie pas la fin de la parentalité. Le plus compliqué pour elle dans cette situation, c’est de priver les enfants du confort qu’on avait bâti à deux, en tant que couple. Cette mère se retrouve à faire deux boulots, à jongler pour prendre soin de ses jumeaux, dont on comprend qu’elle s’occupe à peu près seule. Ce divorce change sa vie. Elle doit se battre différemment, s’organiser différemment, en espérant que les enfants ne subissent pas trop.»
Mais cette volonté de les épargner se fait dans le secret, celui de l’occupation clandestine de la maison de famille, mais aussi du nouveau couple que Sana forme avec Jules, qu’elle cache aux garçons. «Elle essaie de les protéger à tout prix, quitte à commettre quelques maladresses, ce qui est très humain, poursuit Eye Haïdara. Ne pas vouloir se confronter au probable refus de ses ex-beaux-parents pour éviter de devoir avouer à ses enfants qu’elle ne fait plus vraiment partie de cette branche de la famille en est une. Quant à ce couple balbutiant qu’elle tente de former, c’est aussi une façon de reprendre sa liberté. De ne pas s’empêcher d’être femme. Même si on peut se demander si l’un n’est pas un peu plus amoureux que l’autre, clairement (sourire).»
Le droit de vivre, de profiter, de s’amuser
La question qui affleure est celle du droit. Ont-ils le droit d’être là? Le droit de jouir de cette maison, le droit à l’amour, à la beauté, à la lumière, à la mer? «Sana dit tout à la fois à ses fils qu’ils n’ont pas le droit d’être là avec elle, mais qu’ils ont le droit à ce qu’il y a là. Le droit de vivre, de profiter, de s’amuser. Quand elle fait face à ce plan de vacances qui tombe à l’eau, elle se dit: je ne peux pas leur enlever ça. Sana est constamment dans l’avancement, c’est quelqu’un qui ne recule pas. Surtout, c’est une femme qui ne subit pas, elle refuse la victimisation. Elle qui est si active dans son quotidien, elle va devoir vivre enfermée, dans un huis clos qu’elle s’est elle-même créé.»
Pour préparer le rôle, Eye Haïdara a beaucoup parlé avec Joachim Lafosse, qui s’est largement inspiré de son histoire personnelle pour écrire ce film. «Je l’ai interrogé sur son vécu, son expérience, pour imaginer Sana. Son histoire, d’où elle vient, ce que cette blessure représente. Joachim me disait souvent que ce film était une sorte de suite des Intranquilles (NDLR: film du réalisateur qui se penche sur la relation de couple compliquée entre un peintre bipolaire et sa femme), alors je me suis dit que Sana avait rompu car elle s’était épuisée dans le soin de son époux, qu’elle avait voulu se recentrer sur elle-même.»

L’actrice a dû s’emparer rapidement du personnage. «Tout s’est fait très vite avec ce film, j’étais sur un tournage à l’arrêt car les techniciens étaient en grève. J’ai lu le scénario d’une traite, je connaissais déjà les films de Joachim Lafosse, et je l’ai rencontré dès le lendemain. Ce qui est particulier, c’est qu’il avait déjà choisi les jeunes jumeaux qui devaient jouer les enfants. On a très vite fait une lecture du scénario tous ensemble, et ça a immédiatement pris. C’était comme une évidence. En résumé, c’est moi qui passais le casting pour pouvoir jouer avec les enfants! A la fin de cette journée, Joachim m’a juste dit: « Tu n’auras qu’à vivre, et je te filme ». C’était un tournage très long, près de 50 jours, ce qui est très rare aujourd’hui. Comme c’était, en plus, une toute petite équipe, tout le monde se connaissait et s’appelait par son prénom. Là aussi, c’est assez rare. J’ai beaucoup aimé ce côté artisanal. C’est l’essence de notre métier, finalement.»
Une façon aussi de retrouver une forme de liberté qui la renvoie à ses émotions premières de comédienne. «J’ai commencé très tôt à faire du théâtre, grâce à un instituteur lui-même comédien, et passionné. La scène, c’était la meilleure cour de récréation, on pouvait tout y inventer. On y était à la fois intouchables, et tous égaux, il n’y avait plus d’autorité. On créait ensemble et on pouvait tout raconter. Mon premier sentiment lié au jeu, c’est la liberté, je crois. Mais j’ai beau avoir commencé tôt, il faut du temps pour trouver sa place. Je me dis que souvent, le temps fait bien les choses, et qu’aujourd’hui, je l’ai trouvée.»
A voir également cette semaine dans les salles
La Dernière Rive
Documentaire de Jean-François Ravagnan. 1h11.
La cote de Focus: 4/5
La Dernière Rive débute par une image choc, celle filmée par un touriste vénitien en janvier 2017, où l’on voit un jeune Gambien se noyer dans le Grand Canal, sous les yeux de tous, alors que les insultes racistes semblent dominer les appels à l’aide et, surtout, que personne ne bouge. Devant le côté spectaculaire de ces images, le registre médiatique du scandale, la colère face à l’insensée passivité des spectateurs, qui pourraient mener à une forme de sidération, puis d’indignation, le cinéaste fait le choix de la complexité, en donnant à entendre les voix de ceux qui ont connu Pateh, le garçon du Canal.
Au fil de leurs récits croisés, on comprend que l’histoire du jeune homme est à la fois celle, universelle, de l’exil, et celle, singulière ,d’un homme rompu par la solitude et le mal du pays. En individualisant le parcours de Pateh, La Dernière Rive nourrit la réflexion sur l’accueil des travailleurs migrants et notamment leur prise en charge psychologique. La forme poétique du film contraste avec son entame, et permet de donner de l’épaisseur à la colère première, mais aussi d’individualiser le deuil, de le rendre moins générique pour mieux en saisir la portée.
A.E.
Le Gang des Amazones
Drame de Mélissa Drigeard. Avec Lyna Khoudri, Izïa Higelin, Mallory Wanecque. 2h05.
La cote de Focus: 3/5
Melissa Drigeard livre, avec Le Gang des Amazones, un film de casse au féminin énergique, un peu gourmand dans la multitude des époques qu’il traverse et des questions qu’il soulève. Le film s’inspire de l’histoire vraie de cinq jeunes femmes braqueuses de banques dans la région d’Avignon, au début des années 1990. «Braqueuses», un mot qui officiellement n’existe pas, peut-être parce que ce n’est vraiment pas un métier, pour une femme, pas celui, du moins, qu’elles avaient envisagé.
La cinéaste fait le choix d’englober dans son récit non seulement la période des braquages, mais aussi la résolution des crimes, et les répercussions sociétales de cette criminalité au féminin qui surprend les observateurs. Servie par les performances de ses comédiennes, elle fait vivre le groupe, mais aussi les trajectoires individuelles de chacune d’entre elles, des vies à la croisée du sexisme mais aussi du classisme, marquées par une précarité aggravée par les violences systémiques. Le film veut peut-être un peu trop en montrer, mais il évite l’écueil tentant de faire des Amazones d’absolues héroïnes, parvenant au bon moment à établir la juste distance, notamment en réintégrant les victimes des braquages dans le plan, et le récit.
A.E.
Confidente
Drame de Cagla Zencirci et Guillaume Giovanetti. Avec Saadet Isıl Aksoy, Erkan Kolçak Köstendil, Muhammet Uzuner. 1h15.
La cote de Focus: 2,5/5
Depuis le succès de The Guilty, thriller sous haute tension centré sur des appels d’urgence, plusieurs films ont tenté de reproduire la formule, sans en retrouver le brio –c’était notamment le cas du remake américain porté par Jake Gyllenhaal. En localisant son intrigue au sein d’un call-center érotique, où une «hotliner» va s’enfoncer dans une spirale d’appels de plus en plus dangereux, Confidente tente un pas de côté: au suspense lié à l’impuissance de la protagoniste au bout du fil s’ajoute un propos politique sur la misogynie de la société turque et la corruption de ses élites.
Programme ambitieux, sans doute un peu trop pour un film d’1h15 tourné en huis clos. Moins épurée que celle de The Guilty, l’intrigue de Confidente multiplie les twists et les personnages, sans parvenir à rendre tangible son vaste hors-champ. Pire encore, le sous-texte féministe, d’abord plutôt pertinent, s’impose avec une lourdeur de plus en plus embarrassante au fil du récit, jusqu’à verser dans la démonstration pure et dure lorsque l’héroïne délivre un long monologue à ses harceleurs lors du climax. Ne reste que l’interprétation impliquée de Saadet Isil Aksoy, dont les yeux expressifs parviennent à instiller la tension que le scénario échoue à créer.
J.D.P.
Resurrection
Film fantastique de Bi Gan. Avec Jackson Yee, Shu Qi, Mark Chao. 2h40.
La cote de Focus: 3,5/5
A l’heure d’une réalité toujours plus inquiétante et d’une production cinématographique qui semble embourbée dans ses logiques industrielles, la venue d’une œuvre aussi singulière et ambitieuse que Resurrection ne peut qu’être salutaire. Au travers de ce vaste récit en six segments, qui raconte le voyage d’une mystérieuse femme au sein des multiples vies fantasmées d’un Révôleur, sorte d’être mi-humain mi-machine, le cinéaste Bi Gan réaffirme le rôle merveilleux du cinéma tout en repoussant ses possibilités. Laboratoire d’une richesse stupéfiante –il y a sans doute assez d’idées et de textures pour remplir une douzaine de films– le long métrage menace parfois de sombrer dans la démonstration ostentatoire, surtout lorsqu’il s’engage dans un très long plan-séquence mais dont la virtuosité frôle l’admiration. Paradoxalement, Resurrection fascine peut-être davantage lorsqu’il se focalise simplement sur les personnages et leur relation, comme dans les deux segments centraux, et révèle que Bi Gan n’a pas toujours besoin de recourir à une avalanche d’effets pour créer le vertige et la poésie.
J.D.P.



