Avec Sentimental Value, primé à Cannes, Elle Fanning prouve une fois de plus qu’elle est bien plus que l’éternelle princesse hollywoodienne, jeune et blonde.
Sentimental Valuede Joachim Trier
Drame familial. Avec Renate Reinsve, Stellan Skarsgård, Elle Fanning, Inga Ibsdotter Lilleaas. 2h13. 4/5
Cinéaste sur le retour, Gustav Borg voudrait que sa fille Nora, actrice de théâtre qui a rencontré le succès à la télévision, soit l’héroïne de son prochain film. Lasse de la relation tumultueuse qu’elle entretient avec son père, elle refuse le rôle, qui échoit à Rachel, actrice hollywoodienne à la recherche d’un souffle européen. S’immisçant malgré elle dans ce drame en une poignée d’actes, elle va poser un regard tendre mais perçant sur cette famille ravagée par les traumas –Borg, Nora, mais aussi Agnes, l’autre fille dont l’apparente résilience n’a pas livré tous ses secrets. Joachim Trier livre avec Sentimental Value un film élégant mais un peu trop poli (dans tous les sens du terme). Un drame familial qu’on aurait tort de classer trop vite du côté de Bergman, et qui séduit par son humour et son amour des acteurs.
A.E.
Vêtue d’un tee-shirt blanc sur lequel est griffonné de façon enfantine «Joachim Trier Summer», Elle Fanning arrive sur la terrasse d’un toit cannois offrant une vue spectaculaire sur la Croisette. Elle rayonne autant que le soleil méditerranéen, et pour cause. Deux jours plus tôt, Sentimental Value, le nouveau film du réalisateur norvégien dont le nom figure sur son vêtement –«J’ai fait faire le tee-shirt par le fils de mon styliste», avoue-t-elle malicieusement– recevait une standing ovation de 17 minutes.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, le nouveau film de Joachim Trier n’a rien d’une fête, mais tout d’un drame scandinave intimiste sur le passage à l’âge adulte. «C’est un film sur le désir d’être vu, analyse l’actrice. Rachel, mon personnage, ne veut pas seulement être célèbre, elle veut être reconnue. Ce sentiment, je le connais aussi.»
Dans le film, couronné du Grand Prix à Cannes, Elle Fanning incarne Rachel Kemp, une star américaine à qui l’on propose un rôle dans un film d’auteur européen à forte charge familiale. Ce rôle était initialement destiné à Nora, la fille du réalisateur Gustav Borg (Stellan Skarsgård), qui a connu des jours meilleurs, tant sur le plan personnel que professionnel. Ce qui commence comme une configuration classique à la All About Eve devient rapidement quelque chose de plus imprévisible, mais aussi de plus mélancolique et étrange –un film sur le cinéma, mais surtout sur les pères, les filles, les souvenirs, et la fin d’un art tel que Gustav l’a connu au cours d’une carrière désormais déclinante. Comme dans les précédentes œuvres de Trier, le ton passe de l’humour doux-amer à la crise existentielle, comme si les esprits d’Ingmar Bergman et de Krzysztof Kieślowski observaient discrètement depuis les coulisses, un sourire bienveillant aux lèvres.
«Je me suis sentie en sécurité. Ce sentiment, je l’ai rarement.»
En miroir
Elle Fanning est l’ancre émotionnelle du film, sans pour autant bénéficier du plus grand temps de présence à l’écran. Sa Rachel est une actrice sincère dans un décor artificiel. «C’est une star, oui. Mais aussi quelqu’un de prêt à enfin compter, en tant qu’actrice et en tant que femme», souligne-t-elle. L’actrice de 27 ans a grandi sous les projecteurs d’Hollywood, dans une famille du Sud installée en Californie. Elle est devenue le visage angélique de L’Oréal, a incarné une princesse dans le conte Disney Maleficent, et a fait pleurer le public adolescent dans Super 8, la fresque de science-fiction nostalgique de J.J. Abrams. Mais grandir devant la caméra est une chose. Etre vue comme une femme adulte dans l’industrie du cinéma en est une autre. «Enfant, on voit les plateaux comme des terrains de jeu. Tout semble naturel. Aujourd’hui, je mesure combien c’est exceptionnel ce que fait, par exemple, Joachim Trier. La sérénité sur son plateau, l’ouverture. Je m’y suis simplement sentie en sécurité. Ce sentiment, je l’ai rarement. Comme si je savais enfin ce que travailler avec un véritable auteur signifie.»
Cannes n’est pas une première pour la jeune femme. En 2019, elle y fut la plus jeune membre du jury de l’histoire. Deux ans plus tôt, elle foulait le tapis rouge aux côtés de Nicolas Winding Refn pour The Neon Demon, body horror glacial qui divisa le public. «J’avais 18 ans et j’ai adoré ça, se souvient-elle en riant. Je voulais choquer. Que les gens me voient autrement. Pas comme une princesse Disney. Et Refn est punk –il disait: « Applaudissements et huées? C’est parfait. C’est ce que le cinéma doit provoquer ».»
Le chemin entre la jeune adolescente corrompue de The Neon Demon et la femme de Sentimental Value a toutefois été plus long qu’il n’y paraît. Elle Fanning est devenue célèbre grâce à ses rôles d’enfant, a ensuite travaillé avec Sofia Coppola (Somewhere et The Beguiled) et Woody Allen (A Rainy Day in New York), et a commencé à produire en coulisses grâce à sa propre société, Lewellen Pictures, que codirige sa sœur Dakota. «Enfant, on se sent parfois comme une marionnette, dit-elle. Aujourd’hui, je sais ce qu’est l’autonomie.»
Cela se reflète dans les scénarios qu’elle choisit. «Rachel est un rôle que je n’aurais jamais pu jouer il y a quelques années. Elle vient d’un univers de franchises et de spectacles d’action, mais veut faire autre chose. Et là, Gustav frappe à la porte. Un vieil homme à la réputation désastreuse, mais un vrai réalisateur. Elle veut être vue à travers lui.»
Le contraste entre Rachel et Nora –rôle une fois encore sublime pour la muse de Joachim Trier, Renate Reinsve, devenue le visage de la génération milléniale grâce à The Worst Person in the World– est palpable. Elles partagent peu de scènes, mais leur jeu en miroir est la colonne vertébrale du film. Les deux femmes doivent se confronter à un père longtemps absent, qui revendique soudain une place, au sens propre comme au figuré.
«Quand j’ai rencontré Renate, nous avons toutes les deux éclaté de rire, raconte l’Américaine. Nous avons ressenti la tension immédiatement. Je voulais l’inclure dans la scène. A un moment, nous disons toutes les deux le même monologue, écrit par Gustav. Mais il signifie quelque chose de totalement différent pour chacune de nous.»
«J’ai appris qu’il est normal de ne pas être conforme.»
Etre à part
2025 est une année charnière pour Elle Fanning. Outre Sentimental Value, elle a brillé plus tôt dans A Complete Unknown, biopic de Bob Dylan réalisé par James Mangold, avec Timothée Chalamet dans le rôle du jeune chanteur folk. Elle y incarne Suze, le premier grand amour de Dylan. «J’écrivais Bob Dylan sur ma main au lycée. Tous les jours. En lettres bouclées. Les autres écoutaient les Jonas Brothers. Je portais des vêtements vintage. Je n’étais pas comme eux.» Ce sentiment d’être à part teinte aussi son jeu. «J’ai toujours eu l’impression d’être un peu hors du temps. Les gens disent que j’ai un period face, comme sortie des films muets. Je le crois. Je ne ressemble pas à quelqu’un d’aujourd’hui.»
Elle est pourtant bien ancrée dans le présent. Sur Instagram, elle regarde surtout des vidéos de marbre et de nettoyage de tapis –«Je ne sais pas pourquoi non plus»– et elle apparaîtra bientôt aux côtés de Nicole Kidman dans Margo’s Got Money Troubles, nouvelle série de David E. Kelley, vétéran d’Ally McBeal et de Big Little Lies, où elle joue un modèle OnlyFans. «J’ai appris qu’il est normal de ne pas être conforme. Qu’on peut être soi-même, avec ou sans skinny jeans.»
On remarque combien elle rit durant l’entretien, combien elle se corrige, se reprend, nuance ses propos. Fanning a conscience de son image publique de jeune fille éternellement angélique, mais aussi de sa faim de plus. «Je suis à un moment où je veux goûter à tout. Chaque dessert. Je viens de tourner un Predator et puis Sentimental Value. D’Hollywood à Oslo. N’est-ce pas le rêve?»
Se voyait-elle un jour comme une actrice travaillant avec Joachim Trier ? Elle rit. «Non, mais je l’ai fait! The Worst Person in the World était mon film préféré de la décennie. Mike Mills, le réalisateur avec qui j’ai travaillé sur 20th Century Women, m’a apparemment recommandée à Joachim. Et soudain, mon agent m’a envoyé un SMS: « Scénario ce soir. Réunion Zoom avec Joachim demain matin. » J’étais tellement nerveuse.»
Que son personnage finisse par se retirer dans Sentimental Value, et décide de ne pas tourner le film de retour de Gustav, est son propre choix. «Rachel comprend que le projet la dépasse. Qu’il appartient en réalité à Nora, et lui appartiendra toujours. Je trouve cela beau. Il ne s’agit pas de gagner. Il s’agit d’agir correctement. Ce rôle, c’est comme rentrer à la maison.»
«Je ne veux pas finir comme Tarantino»
La nouvelle production mélancolique de Joachim Trier est à nouveau un film sur tout ce que l’on atteint trop tard: l’amour, la réconciliation, la maturité. L’histoire écrite avec son coscénariste attitré, Eskil Vogt, avait commencé comme un film sur deux sœurs, mais elle s’est muée au fil du temps en un drame familial finement tissé, dans lequel apparaît une figure paternelle qui, étonnamment, ressemble au réalisateur lui-même. C’est la première fois que Trier met explicitement en scène un personnage de cinéaste. Et ce n’est pas un hasard si, selon lui, c’est à ce moment que l’histoire a trouvé sa cohérence.
«J’aime raconter des histoires sur des choses que je connais. Et je connais le cinéma suffisamment pour l’utiliser comme miroir d’un sujet plus vaste: le traumatisme, la paternité, le chagrin intergénérationnel.» La figure de Gustav Borg n’est cependant pas une copie de lui-même, ni de son grand-père –résistant et artiste–, mais des résonances sont manifestes. «Enfant, j’ai vu comment il tentait, marqué par la guerre, de surmonter sa peine à travers l’art. Cela m’est resté.»
Si le cinéaste norvégien n’a pas changé de style, il avoue être devenu plus «lent»: «Je tourne désormais un film tous les trois ou quatre ans. Mais je ne veux pas finir comme Quentin Tarantino qui dit: « Après dix films, j’arrête. »» Ce n’est donc vraiment pas un hasard si son personnage principal, Gustav Borg, est un réalisateur vieillissant, en proie aux regrets et au doute artistique. «Peut-être deviendrai-je comme lui. Mon image de moi-même est fortement liée au fait de faire des films. Je n’ai jamais rien fait d’autre, ni voulu autre chose.»
A 51 ans, Joachim Trier continue donc de creuser. Dans les salles de montage, dans les souvenirs, dans les figures de pères et de sœurs, dans les villes d’Oslo ou de Deauville, la ville côtière normande où se tient depuis des années un célèbre festival de cinéma, et où l’histoire connaît sa chaleureuse conclusion.
D.M.