Dans la peau d’un Viking: entretiens avec Robert Eggers et Alexander Skarsgård

Alexander Skarsgård métamorphosé en berserker: "une préparation intense". © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec The Northman, Robert Eggers s’empare de la mythologie nordique, immergeant le spectateur dans l’Islande du Xe siècle pour donner des contours saisissants à la légende d’Amleth, guerrier viking ivre de vengeance incarné avec force et conviction par Alexander Skarsgård. Entretiens.

Intronisé wonderboy du cinéma indépendant américain après ses deux premiers longs métrages, The Witch et The Lighthouse, Robert Eggers livre, avec The Northman (lire la critique), son premier film de studio. Mais s’il s’attelle à un projet d’une ampleur sans précédent tout en embrassant un spectre narratif plus vaste que par le passé, empruntant aux mythes nordiques pour réécrire la geste d’Amleth et signer ce qui ressemble au film de Vikings définitif, le réalisateur du New Hampshire n’y a en rien sacrifié l’intégrité de son cinéma. Un film de Robert Eggers reste avant tout, sans considération pour son budget imposant ou son casting ronflant, une expérience viscérale et sensorielle, immergeant le spectateur dans des univers où s’effacent les frontières entre l’ordinaire et le surnaturel -sorcellerie dans The Witch, mythologie maritime dans The Lighthouse, légendes vikings dans The Northman- pour un résultat rien moins que soufflant. Explications lors d’un entretien virtuel.

The Northman est votre plus grosse production à ce jour. Qu’est-ce que ça a changé pour vous?

Tout. Ce film a été extrêmement difficile. Jarin Blaschke, mon directeur de la photographie, et moi, voulons toujours pousser notre art aussi loin que le permet notre expérience. Ce qui, dans le cas présent, signifiait préparer encore plus. Nous planifions en général de façon à laisser une place aux heureux accidents, mais cette fois, il y avait tellement d’éléments en mouvement, de figurants, de cascadeurs, de chevaux, que nous avons eu le sentiment de devoir planifier et exécuter, point barre. Ce qui impliquait également que les enjeux étaient encore plus élevés en termes de discipline pour que tout soit juste, afin de pouvoir être saisi dans l’instant sans avoir l’air mis en scène et faux. Et puis, le plus grand défi, c’est que j’essaie de faire un film de Robert Eggers pour un studio sans avoir le montage final, ce que je savais dès le départ en raison de l’échelle du projet. Donc, comment est-ce que j’intègre les notes du studio de façon à pouvoir être fier du film et en assumer la paternité? C’était le plus grand défi, et je suis très fier du résultat. Le film que l’on va découvrir au cinéma est le director’s cut. C’est celui que je voulais faire, et la pression du studio a été nécessaire pour y arriver. Je l’admets honnêtement de bonne grâce, mais ça n’a pas été simple.

Robert Eggers revisitant l'imagerie viking.
Robert Eggers revisitant l’imagerie viking.

La précision historique n’est pas une condition sine qua non au plaisir que peut éprouver un cinéphile devant un film comme The Northman. Vous y accordez cependant une importance primordiale, et ne ménagez pas vos efforts pour y parvenir. Pour quelles raisons?

Vous avez raison, ça ne compte pas nécessairement: le Dracula de Francis Ford Coppola ou le King Lear de Peter Brook sont deux exemples de films qui ne sont pas historiquement précis, mais qui n’en sont pas moins finement exécutés, et complètement subjuguants -le film de Coppola n’est pas crédible, mais il n’essaie pas de l’être, et je crois sans réserve au monde de Peter Brook même s’il a été totalement inventé. En ce qui me concerne, plusieurs considérations entrent en ligne de compte: d’abord, j’aurais sans doute été historien si je n’avais pas -excusez-moi de sonner un peu précieux- eu un feu inextinguible pour raconter des histoires. J’aime faire des recherches, lire sur un sujet, et ça me procure aussi une manière simplifiée de créer une atmosphère. Une accumulation massive de détails est nécessaire pour en créer une, et si on n’a pas à inventer, ça élimine des options. Tous mes collaborateurs savent précisément ce que nous recherchons: nous n’avons pas à chercher une manière de créer l’épée la plus cool qui soit pour un personnage. On s’appuie sur les épées vikings qui ont été découvertes: « Celle-ci semble convenir pour Fjölnir, faisons-en une reproduction de musée ». Et voilà, le boulot est fait. Si je suis intéressé par l’exactitude de l’environnement physique, je le suis plus encore par ce qui se passe dans l’esprit d’un Viking, et je ne pourrais pas l’articuler si son environnement physique ne correspondait pas à la façon dont les Vikings l’ont construit. Le Dracula de Coppola est une interprétation, plutôt qu’une tentative de télécharger Bram Stoker directement dans le public. Les intentions sont différentes.

L’Histoire des Vikings nous a été transmise par les écrits de chroniqueurs chrétiens. L’historien qui sommeille en vous pense-t-il que leur mauvaise réputation n’était pas entièrement justifiée?

Oui et non. De toute évidence, les gens qui ont écrit sur les Vikings à l’époque étaient leurs victimes. Et les sagas islandaises qui nous ont transmis les traditions de l’époque viking avaient été écrites par des Islandais christianisés qui, tout en célébrant leurs attaches païennes, en étaient effrayés. Il faut donc enfiler son costume de plongée pour démêler tout ça. Et donc, il y a des éléments magnifiques dans la culture viking, des poètes incroyables et des artistes visuels inouïs. À ma grande surprise, il s’agit d’une culture de fusion culturelle et religieuse, et ils ont contribué, grâce aux routes commerciales et à leurs bateaux techniquement très avancés, à rendre le monde plus petit. Mais comme en témoigne toute la violence décrite par les chroniqueurs chrétiens, il s’agit aussi d’une société patriarcale atrocement violente qui célébrait la vengeance, etc. Donc, comme pour l’humanité aujourd’hui, c’est compliqué. J’ai veillé à présenter cette société sans jugement, afin que nous puissions nous servir de notre intelligence pour tirer nos propres conclusions de spectateurs. Mais, bien entendu, je ne crois pas personnellement à la vengeance ou à la violence.

Le roi Aurvandil (Ethan Hawke), bientôt rattrapé par son funeste destin.
Le roi Aurvandil (Ethan Hawke), bientôt rattrapé par son funeste destin.

Si explorer le passé est une façon de nous aider à comprendre le présent, que pourrions-nous apprendre des Vikings?

Que le cycle de la vengeance est un cycle où tout le monde se retrouve perdant. Ce n’est pas un message que j’ai essayé de placer dans mon film, mais je ne peux m’empêcher de le voir de la sorte. En essayant de présenter cette histoire sans porter de jugement, je dois bien admettre que son dénouement, s’il constitue une fin heureuse pour le personnage d’Alexander Skarsgård, représente à mes yeux le gâchis tragique d’une vie entière.

D’où vous vient votre intérêt pour les mythes, superstitions et croyances anciennes autour desquels sont articulés tous vos films?

Je l’ignore, j’imagine qu’il faudrait poser la question à mon psy. Mais je pense que du fait d’avoir grandi dans une société très laïque, trouver le sublime demande beaucoup de travail. Mes parents étaient catholiques, mais nous avons eu une éducation agnostique ou athée, mes frères et moi. Même si nous avions grandi avec la religion, cette dimension est tellement édulcorée aujourd’hui à bien des égards qu’un monde dont chaque élément est investi de sens a quelque chose d’attirant. Je ne voudrais pas vivre dans le passé, parce que j’ai besoin de mon cappuccino occasionnel, mais j’aime bien y laisser mon imagination.

Nicole Kidman en reine Gudrun.
Nicole Kidman en reine Gudrun.

Vos films sont très stylisés, mais en même temps réalistes et immersifs dans leur texture. Comment obtenez-vous cet alliage?

C’est amusant, parce qu’on me dit souvent que mes films sont stylisés, mais dans ma nomenclature personnelle, je ne les considère pas comme tels. Ça dépend de ce que l’on considère comme stylisé. Peut-être que ça tient au langage de la caméra, qu’on ne retrouve pas chez la plupart des réalisateurs qui sont à la recherche d’un même niveau de naturalisme dans l’environnement physique et les costumes. Ou alors, au fait que le côté mythologique soit exécuté avec le même degré de réalisme que les costumes. Ou alors aux deux. Pour les protagonistes du film, il n’y a pas de distinction entre les mondes réel et surnaturel, le second faisant partie du premier. C’est donc comme ça qu’il doit apparaître dans le film. Quant à la dimension immersive, mes films préférés ont tous une qualité hypnotique. Je ne sais pas si j’y suis parvenu, mais c’est en tout cas ce que je recherche. La caméra en mouvement permanent et le paysage sonore impérieux sont des moyens d’y parvenir. Le sound design est très présent, mais c’est intentionnel.

Vous avez évoqué le Dracula de Coppola. Est-ce parce que vous avez constamment à l’esprit votre projet de Nosferatu?

Non, c’est juste parce que j’ai vu et revu ce film, et qu’il se situe à l’opposé de ma démarche. Mais j’espère que Nosferatu pourra se faire un jour…

À la poursuite d’Amleth

Alexander Skarsgård
Alexander Skarsgård© GETTY IMAGES

Si l’expression n’était pas aussi galvaudée, on dirait de The Northman qu’il s’agit d’un rêve devenu réalité pour Alexander Skarsgård. Un film de Vikings, voilà longtemps en effet que la star de The Legend of Tarzan et autre Godzilla vs. Kong y pensait, planchant sur la question avec le producteur danois Lars Knudsen, sans pour autant qu’un projet ne se dessine concrètement: « Nous savions que nous voulions faire un film imposant et épique basé sur les sagas islandaises. Mais ce n’est que le jour où j’ai rencontré Robert Eggers que les choses se sont décantées, raconte-t-il. Rob venait de se rendre en Islande, où il avait rencontré Björk et Sjón, il était tombé amoureux de l’île, de la culture et des gens. Et, à son retour aux États-Unis, il avait fait de nombreuses recherches sur l’Histoire et la mythologie islandaises. Quand nous nous sommes rencontrés pour déjeuner à New York il y a cinq ans afin de parler d’un autre projet, la conversation a rapidement dérivé vers les mythes nordiques et les Vikings. J’ai eu la conviction qu’il ferait le réalisateur parfait pour un film de Vikings, et Lars et moi lui avons proposé de se joindre à nous. Tout s’est alors connecté: Rob s’est mis en rapport avec Sjón, l’auteur et poète islandais, pour travailler ensemble à ce qui est finalement devenu The Northman. »

S’aventurer dans l’inconnu

La culture viking, Alexander Skarsgård y a baigné dès l’enfance, l’acteur suédois soulignant combien elle a alors nourri son imaginaire. « Cette culture représentait énormément pour moi. Nous avions une maison sur une île de la mer Baltique où nous passions tous les étés, et j’ai littéralement grandi entouré de pierres runiques. Voir ces pierres, pouvoir les toucher de même que les inscriptions laissées par un Viking mille ans plus tôt pour commémorer son père mort dans ce qui est devenu la Géorgie a eu un impact immense sur moi. J’étais fasciné par les histoires de Vikings que me racontait mon grand-père, où il évoquait les différentes figures historiques de l’île, les endroits où ils étaient allés, ce qu’ils avaient fait, et comment ces explorateurs intrépides s’étaient aventurés dans un monde qui leur était inconnu à l’époque. » Un intérêt qui allait toutefois quelque peu s’estomper avec le temps: « À l’adolescence, je m’en suis un peu éloigné. On a tendance à considérer que, puisqu’ils sont originaires de Suède, les Vikings sont une part essentielle de notre identité, et en un sens, c’est le cas. Mais quand j’ai déménagé aux États-Unis il y a 20 ans, j’ai constaté que la fascination pour les Vikings et ma culture y était beaucoup plus grande qu’elle ne l’est en Suède, où tout ça est presque trop proche. On étudie la mythologie nordique à l’école, ça fait partie de l’ADN. Ce n’est qu’une fois parti aux USA, et en constatant cette fascination couplée au fait que je n’avais jamais vu de représentation véridique de la culture viking à l’écran, ni d’exploration en profondeur de la mythologie nordique, que je me suis dit qu’on devrait peut-être essayer de faire quelque chose. »

Amleth (Alexander Skarsgård) et Olga (Anya Taylor-Joy): unis par une même soif de vengeance.
Amleth (Alexander Skarsgård) et Olga (Anya Taylor-Joy): unis par une même soif de vengeance.

Encore fallait-il que les planètes s’alignent, la rencontre avec Robert Eggers ressemblant à un coup de pouce du destin. Le réalisateur de The Lighthouse est connu, parmi d’autres qualités, pour son souci obsessionnel du détail, le réalisme de ses films étant notamment à ce prix. S’y ajoute leur qualité immersive, résultat d’un environnement sonore et visuel ciselé avec un soin maniaque, mais aussi du recours à de longs plans-séquences. Ce qui, dans le cas d’imposantes scènes d’action comme celles de The Northman, était loin de couler de source. Autant dire que, de la préparation au tournage, l’entreprise ne fut pas de tout repos. « J’y ai pris du plaisir, parce que j’étais motivé comme jamais, tempère toutefois Skarsgård, dont la transformation physique à l’écran ne manque pas d’impressionner. Après des années consacrées à travailler sur le scénario, à préparer le film, à trouver le financement et à rassembler tous les éléments, passer à l’entraînement actif a été une libération. Je devais prendre du poids, parce que dans sa phase « berserker », Amleth devient un animal, c’est un hybride d’ours et de loup, et il fallait que je ressemble à un ours. Ce qui m’a valu des mois intenses mais excitants. » Et de poursuivre: « La façon de travailler de Rob est très exigeante et difficile, on ne peut pas tricher. Dans d’autres films, on travaille à plusieurs caméras, et on filme sous différents angles, on est toujours couvert. Rob tourne une prise unique et continue, le genre de choses que l’on ne fait pas avec de si grands plateaux, de nombreux éléments mobiles, beaucoup d’acteurs, des cascadeurs, des chevaux, des gens tombant de cheval: il y a d’innombrables éléments qui entrent en ligne de compte, et tout doit s’aligner pour que la prise fonctionne. Très souvent, nous ne tournions qu’un seul plan sur la journée, alors que sur d’autres films, on en fait entre dix et quinze. C’était épuisant mentalement et physiquement, mais aussi super excitant. »

Le jeu en valait assurément la chandelle, la mise en scène hypnotique de Robert Eggers plongeant le spectateur au coeur d’un univers réaliste qui floute les limites entre le quotidien et le surnaturel: « Les éléments surnaturels sont une partie intégrante de l’histoire, de même que la relation d’Amleth aux dieux et aux esprits auxquels il croyait et qu’il portait en lui. Il était essentiel de comprendre sa mentalité pour pouvoir créer ces scènes qui, si elles sont surnaturelles pour le public de 2022, auraient été on ne peut plus normales pour un Viking il y a mille ans. Notre objectif, c’était que si nous avions pu amener des Vikings voir le film au cinéma aujourd’hui, tout leur aurait semblé absolument réel. Bien sûr que si tu es sur le point de mourir, une Walkyrie va te prendre en charge et t’emmener au Valhalla, pourquoi donc en irait-il autrement? Il n’y a rien d’étrange à ça… »

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