Critique | Cinéma

Céline Devaux : »J’avais envie de raconter ce qui se passe dans la tête d’une femme qui perd complètement pied »

3,5 / 5
Blanche Gardin excelle dans le registre de l'apathie et de la neurasthénie devant la caméra de Céline Devaux. © Les films du Worso/O Som e a Furia/Jérôme Prebois
3,5 / 5

Titre - Tout le monde aime Jeanne

Genre - Comédie dramatique

Réalisateur-trice - Céline Devaux

Casting - Blanche Gardin, Laurent Lafitte, Maxence Tual

Durée - 1h35

Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Entre prise de vues réelles et animation, Céline Devaux signe une attachante comédie sur le deuil et la dépression.

Depuis dix ans, ses courts métrages d’animation mettent tout le monde d’accord: Vie et mort de l’illustre Grigori Efimovitch Raspoutine (2012) est primé à Clermont-Ferrand, Le Repas dominical (2015) remporte un César, Gros chagrin (2017) est récompensé à la Mostra de Venise… Réalisatrice et illustratrice française formée à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris, Céline Devaux passe aujourd’hui la vitesse supérieure. Avec Tout le monde aime Jeanne, son premier long métrage, elle signe en effet une ambitieuse petite comédie existentielle qui mêle prise de vues réelles et animation. Écrit, réalisé et dessiné par ses soins, le film, présenté en mai dernier à Cannes à la Semaine de la Critique, fait le portrait d’une femme en crise, Jeanne (Blanche Gardin), surendettée suite à un fiasco professionnel. Contrainte de vendre l’appartement lisboète de sa mère décédée un an auparavant, elle se rend au Portugal afin de régler les derniers détails. À l’aéroport, elle tombe sur Jean (Laurent Lafitte), un ancien camarade de classe un peu boulet resurgi inopinément du passé. D’abord très envahissant, ce dernier va peu à peu l’aider, par sa candeur et son iconoclasme, à surmonter ce qu’il faut bien se résoudre à nommer une dépression…

© Les films du Worso/O Som e a Furia/Jérôme Prebois

Truffé de petites idées atypiques, Tout le monde aime Jeanne pourrait n’être qu’une sympathique comédie douce-amère de plus sur le deuil et les idées noires. Mais le film se démarque par sa forme résolument hybride, de courts inserts en animation venant constamment dynamiser l’action et densifier le propos. Jeanne, en effet, se coltine en permanence la présence dans sa tête d’un petit fantôme qui renvoie aussi bien à sa mère disparue qu’à son éternel sentiment de honte, et qui fonctionne à la manière d’une voix intérieure, d’une conscience personnifiée partagée entre sarcasme et autodénigrement. Ce petit fantôme dessiné constitue bien souvent un irrésistible ressort comique, permettant par exemple de mesurer le gouffre qui sépare ce que Jeanne dit de ce qu’elle pense vraiment… “J’avais envie de raconter ce qui se passe dans la tête d’une femme qui perd complètement pied, sourit Céline Devaux. Mais ce petit fantôme, c’est aussi en quelque sorte la mémoire de toutes les voix entendues qui s’accumulent dans le cerveau de Jeanne. L’animation a ce truc de pivot qui permet d’aller très vite. Elle permet de diviser l’instant T et de montrer qu’on peut vivre une chose tout en pensant à une autre, qu’on peut se demander si on n’a pas un truc coincé entre les dents tout en se souvenant d’un machin vieux d’il y a dix ans… L’animation permet vraiment ce genre de ruptures. Elle vient briser la temporalité et enrichir les situations. À travers elle, il y avait aussi l’idée de tendre vers une forme d’épure, de simplicité, pour créer quelque chose de direct, de spontané. Dans mes courts entièrement en animation, j’avais tendance à faire des dessins plus compliqués. Mais ici, ça me faisait peur, je craignais que ce fantôme ne donne un truc à la Jiminy Cricket. Et bon, je ne sais pas vraiment faire de l’animation cartoon. Il s’agissait vraiment de chercher le minimalisme, sinon c’était trop lourd et ça ne fonctionnait pas.

« J’aime bien l’idée de détourner un peu le propos, avec de l’humour, mais aussi du dessin, des couleurs, ou encore la musique de Flavien Berger, qui est un ami de longue date et avec qui j’ai toujours collaboré…« 

Céline Devaux
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Femme au bord de la crise de nerfs

La réussite de Tout le monde aime Jeanne tient beaucoup à sa capacité à mixer différentes formes mais aussi à jongler continuellement entre différents registres, le grave et le léger y coexistant sans relâche, jusqu’à se confondre… “J’ai toujours voulu faire une comédie de la dépression. Mes sujets de prédilection sont en effet quand même assez plombants. À savoir: la possible fin prochaine du monde, l’angoisse d’exister… Tout ça, c’est mon dada (sourire). Mais la question c’est de savoir comment le partager. J’aime bien l’idée de détourner un peu le propos, avec de l’humour, mais aussi du dessin, des couleurs, ou encore la musique de Flavien Berger, qui est un ami de longue date et avec qui j’ai toujours collaboré… Je pense tout simplement que c’est une façon beaucoup plus réaliste d’aborder les choses. Dans la vie, en effet, on ne vit jamais une seule émotion en même temps. Il suffit de penser à tous ces fous rires qui surviennent à un enterrement, par exemple. Moi je n’ai jamais eu autant de fous rires que dans des situations glauquissimes. C’est ce que j’appelle “le fou rire cancer”, d’ailleurs.

Dans Tout le monde aime Jeanne, un fantôme en animation personnifie la conscience troublée de la protagoniste du film.
Dans Tout le monde aime Jeanne, un fantôme en animation personnifie la conscience troublée de la protagoniste du film. © Les films du Worso/O Som e a Furia

Structuré à la manière d’un chapelet de petites vignettes tragi-comiques, le film va même jusqu’à toucher, tout en vraie-fausse fantaisie lunaire, à la question de la santé mentale. “J’ai peur de la folie, comme tout le monde”, y déclare notamment Jeanne, accablée par l’angoisse et les idées suicidaires tout en refusant de mettre véritablement le doigt sur son problème. “Je voulais avant tout raconter quelqu’un qui est en déni, prolonge Céline Devaux. Le mot dépression est un mot qui fait très peur. Ça sonne comme une maladie. Et c’est donc difficile de reconnaître qu’on est dépressif. Ce déni-là, il est intéressant, je trouve. Parce qu’il implique des stratégies d’évitement, où on convoque toutes sortes de choses afin de camoufler la vérité. Jeanne dit qu’elle est triste parce que sa mère est morte. Elle ne se dit pas qu’elle est en train de vivre un glissement de la réalité qui en fait est de l’angoisse pure et se rapproche d’un certain vide existentiel. Bien sûr qu’elle est triste. Mais elle est surtout dans une forme de perte de soi très forte.

Face à elle, le personnage de Jean fonctionne à la manière d’un improbable révélateur, tout en loufoquerie complice et attentionnée. “Oui, et ça peut paraître étonnant, parce qu’il y a du grotesque en lui. Il est habillé comme une sorte de dandy italien sale, enfin c’est quand même très bizarre. On dirait qu’il pourrait sortir un cornet de glace de sa poche à tout moment (sourire). Mais, à l’arrivée, il suscite une vraie révolution chez le personnage de Jeanne. C’est-à-dire qu’il n’y a en lui aucune once de cynisme. Or, les gens qui ne sont pas cyniques, on a tendance à se méfier d’eux, parce qu’on a l’impression que ce n’est pas normal, qu’ils cachent quelque chose de pas net. Mais quand Jeanne réalise qu’il ne ment pas, qu’il est vraiment franc et sincère, qu’il peut trouver de la beauté jusque dans des panneaux promotionnels, eh bien c’est un soulagement énorme pour elle, presque une épiphanie. Parce qu’elle réalise que, elle aussi, elle peut adopter cette attitude, qu’elle n’a pas besoin d’être tout le temps dans une forme de représentation. Dans Tout le monde aime Jeanne, la femme est en crise et les hommes sont dans le soin. J’aimais l’idée de renverser certains archétypes dans la représentation.

Céline Devaux
Céline Devaux © National

Faire film de toute matière

Avec ce premier long métrage, Céline Devaux, qui n’a elle-même pas grandi en France, souhaitait également traiter des thématiques de l’expatriation et du déracinement. “J’ai choisi de situer l’action du film à Lisbonne dès le départ parce que c’est une ville d’une beauté époustouflante. J’y suis beaucoup allée pour le travail et il m’est arrivé de m’y sentir profondément déprimée. À vrai dire, c’était la première fois de ma vie que je me disais que je préférerais être dans un endroit laid, parce qu’au moins je n’aurais pas la sensation de louper quelque chose. C’est vraiment un sentiment étrange de se retrouver privée de ses émotions au cœur même d’une splendeur à laquelle on n’a plus accès. Le personnage de Jean le dit dans le film: c’est encore pire d’être angoissé dans un endroit beau.

Et Tout le monde aime Jeanne de fonctionner dans son ensemble comme un véritable récit de consolation, le cinéma ayant valeur de baume apaisant pour sa réalisatrice, voire de doudou réconfortant. “Oui, le cinéma a toujours été consolateur pour moi. J’ai 35 ans, et j’ai donc grandi avec ces cassettes VHS qu’on se passait en boucle à la maison. Avec mon frère et ma sœur, on finissait par connaître certains films comme s’ils étaient des amis. Ma grand-mère nous les enregistrait à la télévision française et nous envoyait les cassettes en Allemagne, où on habitait à l’époque. On ne pouvait pas s’empêcher de voir et revoir On connaît la chanson, par exemple. J’allais y chercher des émotions que je connaissais par cœur et qui me faisaient du bien à chaque fois. Le cinéma d’Alain Resnais est très important dans ma vie et dans mon écriture. Il m’a notamment appris qu’on peut faire film de toute matière.

© National

Adepte d’un cinéma aux échos de madeleine de Proust, Céline Devaux rêve désormais d’un long métrage entièrement en animation. “Mais comme je fais tout toute seule, je crois que j’en ai pour dix ans là (sourire). Enfin, on verra bien. Graphiquement, je passe par des obsessions complètement différentes en fonction des moments. Je peux avoir une phase où je ne m’intéresse qu’aux miniatures persanes, par exemple. Et puis je passe à autre chose. En commençant à dessiner Tout le monde aime Jeanne, je m’intéressais aux toutes premières mappemondes qui ont été faites. Pour voir comment on représentait le monde quand on ne le comprenait pas encore.Donner à voir un monde que l’on ne comprend pas? Un beau projet de cinéma.

3 questions à Blanche Gardin

Qu’est-ce qui vous a poussée à embarquer dans l’univers de Céline Devaux?

Déjà, j’avais vu un de ses courts métrages appelé Le Repas dominical, que j’avais trouvé assez génial. Ensuite, c’est la productrice Sylvie Pialat qui m’a présenté le projet de Tout le monde aime Jeanne. J’avais déjà travaillé avec Sylvie et j’ai une entière confiance en elle. J’ai trouvé ça vraiment très enthousiasmant cette idée d’intégrer de l’animation dans des prises de vues réelles. Et puis l’histoire m’a beaucoup plu, tout simplement. Je me suis sentie assez proche de ce que vivaient tous les personnages. Et je trouvais que ça abordait des sujets très actuels sur un ton tragi-comique qui me parle énormément.

Récemment, on vous a vue chez Kervern et Delépine, chez Bruno Dumont et chez Jean-Christophe Meurisse. Bientôt, vous serez chez Quentin Dupieux puis chez Michel Gondry… Cherchez-vous consciemment à aller vers des cinéastes originaux voire marginaux ?

Il se trouve aussi justement que ce sont les choses qu’on me propose. Mais oui, c’est sûr que j’ai besoin que ce soit singulier pour m’engager dans un projet. Sinon je n’ai pas forcément envie d’y aller.

N’est-ce pas particulièrement difficile à jouer, quelqu’un d’accablé et de dépressif comme Jeanne ?

Alors oui, complètement. Être affalée dans un canapé dans une forme de passivité, c’est vraiment quelque chose de très difficile à jouer. D’autant que c’était la première fois que je jouais le rôle principal dans un film et que j’étais un peu en panique. Au début, je ne savais pas du tout comment aborder le rôle. Et puis un copain a lu le script et m’a dit que je n’avais qu’à imiter Bill Murray (sourire). Eh bien figurez-vous que c’est exactement ce que j’ai fait: pendant tout le film, j’ai imité Bill Murray, et ça m’a littéralement sauvé la vie!

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