Andrea Arnold: « Je me faisais du souci pour tout le monde, tant ils étaient saouls »

Shia LaBeouf, membre d'une petite tribu de vendeurs ambulants. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Andrea Arnold sillonne le midwest en compagnie d’une communauté de jeunes gens vendant des magazines au porte-à-porte. Et signe avec American Honey un film-tourbillon, road movie en forme d’errance circulaire dans l’espace américain.

Première expérience américaine de la Britannique Andrea Arnold, réalisatrice, entre autres, de Fish Tank et d’une adaptation toute personnelle de Wuthering Heights, American Honey arpente une réalité méconnue: celle de jeunes gens, employés par des sociétés non réglementées, et sillonnant le Midwest pour y vendre des abonnements de magazines au porte-à-porte. Des démarcheurs semblant sortis tout droit d’une autre époque pour être confrontés à la précarité des temps présents. Et le film d’accompagner l’un de ces groupes sur les pas de Star -l’épatante Sasha Lane-, partie sur les routes à la conquête de son indépendance. Optant pour une mise en scène immersive, Arnold signe une oeuvre-tourbillon, doublant la peinture de cette sous-culture du portrait en creux de l’Amérique, et confrontant l’énergie adolescente à l’immensité de l’espace étatsunien. Soit une maîtresse proposition de cinéma, justement couronnée du Prix du jury lors du dernier festival de Cannes. Le troisième, déjà, pour la cinéaste originaire du Kent, après ceux de Red Road en 2006 et de Fish Tank en 2009.

Pourquoi avoir voulu tourner un film aux États-Unis?

Pourquoi pas? Tourner un film est une formidable opportunité d’explorer de nouveaux lieux. J’ai une tendance naturelle à vagabonder: j’aime explorer, fouiner, je suis quelqu’un de curieux. Et cela, depuis l’enfance: je partais à l’aventure le matin, écoutant mon inspiration du moment, et m’absentais pour la journée. Cela fait partie de moi: je ne suis pas du genre à rester enfermée, j’aime être à l’extérieur. Et j’ai réalisé que c’était aussi le lot de mes personnages, que je me refuse à confiner dans des pièces. En un sens, tourner aux États-Unis n’était rien d’autre qu’une extension de mon itinérance, dans un cadre élargi. Cela me donnait une immense excuse pour partir et rouler dans l’espace américain, ce dont je ne me suis pas privée, avant même de commencer le tournage. J’ai trouvé une raison pour vagabonder pour de bon, et j’ai adoré.

Le Midwest que vous avez découvert était-il fort différent de celui que vous connaissiez par le cinéma, la photographie ou la littérature?

Découvrir les choses de visu est toujours différent. Que l’on lise un livre, ou que l’on regarde un film, la vision passe toujours par le filtre de celle de quelqu’un d’autre, qui vous oriente dans une certaine direction. Voir par soi-même, c’est aussi mettre au jour sa relation propre avec ce que l’on découvre. L’Amérique que j’ai trouvée au cours de mon voyage était fort différente de celle des nombreux films que j’avais vus. American Honey combine l’illusion née des films hollywoodiens avec lesquels j’ai grandi et la réalité que j’ai découverte de mes yeux. À quoi sont venus s’ajouter mon imagination et des éléments personnels.

Vous avez remarqué Sasha Lane sur une plage. Comment cela s’est-il passé?

J’étais à la recherche de jeunes filles pour jouer dans le film. On croise d’autres gens qui en font autant, mais pour d’autres types de films (rires). Du coup, quand vous les accostez, elles se méfient, pensant que vous voulez tourner un porno. Et je trouve fort bien qu’elles soient soupçonneuses. (…) Comme nous faisions du casting de rue, nous voyions beaucoup de jeunes gens, et n’allions plus loin qu’avec ceux dont nous pensions qu’ils pourraient convenir. Et Sasha sortait du lot, parmi les milliers d’adolescents en plein « Spring Break » à Panama City Beach, en Floride. Il y en avait vraiment des milliers, une fameuse expérience…

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Cela ressemble-t-il au Spring Breakers de Harmony Korine?

Je n’ai pas vu le film, mais c’était en tout cas proche des affiches. Des tas de filles en bikini, un club à la puissance mille, une foule indescriptible. Je me faisais du souci pour tout le monde, tant ils étaient saouls -nous avions parfois le sentiment d’être des secouristes de la Croix-Rouge. On a empêché un type de se faire arrêter. Il était adorable. Il se baladait avec un sac-à-dos rempli d’alcool, et un tube relié directement à sa bouche. Il titubait, s’effondrait sur la route, on craignait qu’il se fasse tuer. À un moment, il est rentré dans un 7-Eleven, où ils ont appelé la police, tant il était bourré, sans avoir rien d’agressif cependant. La police a débarqué, et l’a plaqué sur l’arrière d’une voiture. Et moi de leur dire: « Hey, listen, he’s just pissed. » Mais en américain, « pissed » signifie en colère et non bituré, et ils me demandaient pourquoi, nous étions en plein malentendu culturel. Les choses ont fini par s’arranger, et nous avons pu le ramener chez lui.

On n’ira pas jusqu’à dire que vous avez embarqué le Spring Break sur la route, mais on voit bien que vos personnages font la fête sans modération, tout en devant bosser dur. Comment avez-vous procédé pour garder le tournage sous contrôle?

Parfois, on devait tourner une scène de fête et ils étaient tellement vannés qu’ils s’asseyaient en rond, et aspiraient à tout sauf ça. Je leur intimais donc de passer une bonne nuit pour pouvoir faire la fête le lendemain devant la caméra. Non qu’ils m’écoutaient quand je leur disais d’aller se coucher, mais je leur demandais de veiller à arriver le lendemain en étant prêts pour la fête. Il y avait des jours « officiels », où tout le monde devait être présent. Cela a dû être très difficile pour Sasha, qui était tout le temps à l’écran, et dont nous avions besoin tous les jours. À la fin de la journée, elle allait rejoindre les autres, qui ne demandaient qu’à sortir, mais elle devait récupérer. Et puis, il nous arrivait de tous faire la fête, parce qu’à la fin de la semaine, on en avait bien besoin.

Comment avez-vous découvert l’univers de ces vendeurs au porte-à-porte?

J’avais lu un article du New York Times consacré à cette culture il y a un moment déjà. Lorsque nous nous sommes rendus dans le Midwest à la recherche de décors et que nous frappions aux portes, expliquant tourner un film sur les « mag crews », les gens nous répondaient que ces ados n’arrêtaient pas de les solliciter, et combien ils se sentaient désolés pour eux. Sasha les connaissait, parce qu’elle vit au Texas, mais dans les grandes villes, les gens n’en ont pas entendu parler. Cela fluctue d’un endroit à l’autre, et nous étions dans la zone où ils voyagent. Il s’agit moins, je pense, d’acheter un abonnement à un magazine à quelqu’un, que de lui donner de l’argent parce qu’on éprouve quelque chose pour lui. J’ai accompagné une de ces équipes pendant quelques jours, on passait du temps ensemble, je logeais dans les motels avec eux, je les regardais vendre, et c’est un boulot très dur. Ils n’arrêtent pas d’approcher des gens pour se faire rabrouer, ils essuient revers sur revers, et ne vendent qu’à l’occasion…

Ce n’est donc guère lucratif…

Andrea Arnold
Andrea Arnold© GETTY IMAGES

D’après ce que j’ai pu observer lors de mes recherches, certains peuvent se faire pas mal d’argent. Mais il faut vraiment en vouloir, et se dévouer à la tâche -ce qui est sans doute vrai de n’importe quel boulot dans la vente. Mais d’autres n’ont tout simplement pas de dispositions pour cela. Une des filles que j’ai rencontrées venait de sortir de prison, elle se trouvait à une station-service pour acheter des cigarettes, lorsqu’une équipe de démarcheurs lui a proposé de les accompagner, et elle est montée dans leur minibus. C’est bien souvent leur méthode de recrutement: ils essaient d’aller au plus direct, afin de ne pas vous laisser le temps de changer d’avis. Ils se rendent dans des refuges pour sans-abris, des bordels, pour recruter des gosses, et prennent parfois des gens assez vulnérables qui n’ont pas grand-chose à perdre. Beaucoup d’histoires circulent, de bonnes expériences et d’autres, horribles. Il y a du bon et du mauvais, comme dans la vie, en somme. J’ai essayé de maintenir un équilibre, sans accentuer le côté dramatique…

Comment Shia LaBeouf s’est-il intégré à cet ensemble de non-professionnels?

Il s’y est fondu le plus naturellement du monde. Il est arrivé quelques jours après les autres. Quand je suis venue le saluer, ils traînaient déjà ensemble, il s’est tout de suite intégré. Je trouvais cela intéressant pour lui, parce que ce sont des gens très vrais, alors que lui est toujours dans le jeu. Il y avait donc un défi, mais il s’en est acquitté sans problème. Lors de notre première rencontre, je lui avais indiqué comment j’avais l’intention de procéder, chronologiquement, avec des non-professionnels, et cela lui plaisait: il aime explorer, et repousser ses limites. Il n’a pas bénéficié d’un traitement différent des autres, pas plus qu’ils ne faisaient de chichis à son sujet, ils n’étaient absolument pas dans la révérence. Ils savaient qui il était, mais le traitaient comme un des leurs. On aurait dit un gang de rockers.

Pourquoi aimez-vous faire jouer des professionnels avec des non-professionnels?

Je ne sais pas. Pour Fish Tank, j’avais l’intention de faire appel à un non-professionnel pour interpréter Conor, le rôle finalement joué par Michael Fassbender. J’avais même pensé au type qui vidait les poubelles dans le parc près de chez moi, dont je trouvais le look intéressant. Et puis, quand j’ai engagé Katie Jarvis, qui n’avait elle-même jamais tourné auparavant, je me suis dit que ce serait exagéré. Avoir un acteur pour ce rôle faisait écho à la situation réelle, et engager un acteur et une non-actrice était cohérent par rapport à l’histoire, leur conférant un poids respectif qui sonnait juste. Je suis donc partie dans cette direction. Je trouve cela intéressant: le non-professionnel apprend certaines choses de son partenaire, et ce dernier est confronté à quelqu’un dont il ne sait pas ce qu’il va faire ensuite, ce qui l’oblige à être dans l’instant. Ils ignorent ce qui va se produire, et ça marche.

Comme vos deux films précédents, vous avez tourné American Honey en format 4:3 (carré), ce qui peut paraître surprenant s’agissant des paysages…

Cela a un peu décontenancé tout le monde, mais mes films se concentrent sur un personnage, et c’est donc le cadre idéal. Quand on cadre quelqu’un dans ce ratio, on vise vraiment cette personne: il n’y a qu’elle, et rien d’autre. Si l’on fait des plans larges, j’ai l’impression de regarder Wimbledon au cinéma, ou quelque chose de ce genre. Je préfère procéder comme je le fais, et cela vaut pour le son aussi, que je place toujours au milieu, je n’aime pas quand il vient de derrière. Ce sont mes particularités: j’aime que l’on ait une vision frontale du film, c’est plus direct.

À l’époque de Wuthering Heights, vous aviez déclaré ne pas savoir si c’était votre meilleur film ou le pire…

Mes films sont sans doute les deux à la fois. Je fais bien sûr de mon mieux, mais j’aime prendre des risques, sans toujours savoir si certains choix vont fonctionner. J’aime être bousculée, apprendre. J’ai pris beaucoup de risques pour American Honey, mais je ne voulais pas jouer la carte de la sécurité, j’essaie toujours de me renouveler. Je ne cherche pas à plaire, mais plutôt à faire quelque chose qui parle à mon coeur. J’ai l’impression que chacun de mes films est le premier…

Portrait: Sasha Lane, graine de star
Sasha Lane, la révélation de American Honey.
Sasha Lane, la révélation de American Honey.© DR

Andrea Arnold a le chic pour dénicher des talents insoupçonnés dans des circonstances improbables. Sept ans après l’électrique Katie Jarvis, remarquée à la station de Tilbury Town pour les besoins de Fish Tank, voici donc l’explosive Sasha Lane, la Star de American Honey, repérée sur une plage de Floride. « J’étais avec des amis, en plein Spring Break, lorsque Andrea et ses directeurs de casting m’ont approchée », explique-t-elle, alors qu’on la rencontre, naturel spontané, dans un hôtel londonien. Le premier contact est positif, si bien qu’elle décide, dans l’élan de ses 20 ans (elle est née en septembre 1995), de prolonger son séjour: « Nous avons eu de nombreuses conversations et fait quelques improvisations avec deux autres membres du casting. Cela s’est beaucoup joué au feeling… », commente-t-elle. Feeling infaillible, apparemment, qui la voit aujourd’hui crever l’écran sous les traits de Star, adolescente instable décidant de rejoindre un groupe de vendeurs itinérants.

Originaire de Houston, Texas, Lane n’envisageait pas le moins du monde de devenir actrice, se destinant plutôt à la psychologie et au travail social –« les gens m’intriguent, je ressens les choses profondément, et je veux faire tout ce qui est de mon ressort pour eux. Le mélange de psychologie et de travail social me correspondait naturellement. » American Honey en a donc décidé autrement, la jeune femme n’hésitant pas à s’immerger totalement dans le projet, même si elle ne connaissait encore rien du cinéma d’Andrea Arnold (dont elle a ensuite découvert et aimé Fish Tank). « Embarquer avec elle a été une décision facile: cela me semblait bien, et sans commune mesure avec ce à quoi j’aurais dû retourner », soupèse-t-elle. Et de souligner combien elle s’est identifiée à Star –« Je me sens très proche de son état d’esprit, de la transformation qu’elle connaît du fait de sa liberté, mais aussi de sa naïveté relative qui la pousse à vouloir tout découvrir et vérifier par elle-même, jusqu’aux choses les plus dingues. » Avant d’encore préciser: « American Honey parle de l’Amérique d’où je viens, et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai pu me retrouver dans Star, tout en appréciant chacune des personnes impliquées. Je connais des gens comme cela, et je les apprécie, ils représentent l’humain dans ce qu’il a de plus vrai. Il faut une force considérable pour garder cette étincelle alors que l’on semble voué à un certain style de vie dans un monde déterminé… »

Du tournage, elle confesse qu’il fut conforme à ce que la vision du film donne à penser. Entendez sauvage, manière de maintenir les acteurs dans le flux, tout en conférant au roadtrip son authenticité et sa qualité organique encore renforcée par la musique, dont certains morceaux ont été choisis par les comédiens. « American Honey est résolument un film du présent, en prise sur ce qui se passe dans le monde… « , apprécie-t-elle encore. Quant au futur, celui de Sasha Lane s’esquisse en pointillés, qui l’annonce dans The Miseducation of Cameron Post et Hunting Lila

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