“Lisez Crepax: l’érotisme, c’est la vie!”

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Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

“Cet essai est né d’une danse avec des personnages de fiction, d’étreintes avec des figures de papier qui me hantent depuis l’adolescence”, explique la philosophe et figure des lettres belges Véronique Bergen en ouverture de son essai, le premier en français, consacré à Guido Crepax. Crepax. Un grand maître italien du 9e art, né en 1933, mort 70 ans plus tard, et qui occupe comme elle le souligne “une place singulière dans la bande dessinée italienne et internationale de la deuxième moitié du XXe siècle”, puisqu’il doit être un des rares dont on trouve les œuvres tant dans les bibliothèques des esthètes sophistiqués que dans celles des vieux libidineux!

Connu pour sa série Valentina qu’il a menée toute sa vie dès 1965, et, surtout, pour ses récits érotiques entre autres adaptés de Sade et marqués par des jeux sado-maso souvent extrêmes, Crepax ne jouit pas, en France ou en Belgique en tout cas, de la reconnaissance et du retentissement d’un Manara ou d’un Pratt auprès du grand public. Grave erreur selon Véronique Bergen, qui souligne, comme d’autres avant elle, les révolutions graphiques et narratives marquées par les années 60 et inventées par ce grand maître du noir et blanc, mais aussi -et surtout- l’incroyable modernité des thèmes et des approches de l’artiste. Bref, un auteur mâle mais pas alpha qui pourtant sent le souffre aujourd’hui… Ce qui n’était pas pour déplaire à notre autrice, qui n’a rien perdu de son esprit punk.

Vous l’écrivez vous-même, vous avez découvert Crepax à l’adolescence, pour ne plus jamais le lâcher.

À l’adolescence, ce fut même une lecture de jeune libidinale! D’abord par Valentina: le personnage émancipateur, la possibilité d’identification, ce souffle de liberté, cette exploration des possibles, cette faim érotique et cette sophistication. D’autres bandes dessinées et d’autres auteurs ont traité des mêmes thèmes, soit de manière avant-gardiste, soit de manière très gore. Lui reste d’une élégance raffinée. Même les corps fouettés et suppliciés restent intacts. Il y a cette ambivalence chez lui: un côté très classique d’une part, et un côté très baroque d’autre part, porté par la puissance de son onirisme.

« Crepax apporte dans une époque nihiliste et réactionnaire un côté épicurien -plus que libertin- de recherche d’intensité. »

Vous écrivez que son “esthétique de la sophistication” a fait de l’érotisme “le laboratoire d’une réflexion sur l’identité, sur le regard, le règne des images et le royaume d’une sexualité ouverte à ses explorations illimitées”. Qu’entendez-vous par là?

Crepax se présentait comme l’héritier des Encyclopédistes, il avait une culture encyclopédique, très éloignée d’une bande dessinée “primale”. Chez Crepax, les pulsions sont enrobées dans un creuset de références culturelles multiples, qui passe par la mode, la littérature, le cinéma, l’architecture… Les autres arts y sont phagocytés, absorbés dans le 9e. Sophistication, érudition, soit des critères et des paramètres assez éloignés de la contemporanéité!

C’est une des premières pensées qu’on a eues en ouvrant votre essai: c’est gonflé, voire très provocateur, de le sortir aujourd’hui…

Je me suis dit: Crepax, ce sera le prochain à tomber sous les fourches caudines d’un nouveau tribunal, un tribunal réactionnaire et fasciste. Il est celui qui a dessiné la jouissance et l’empire des désirs. Le revendiquer aujourd’hui, ce serait une provocation? Mais l’érotisme, c’est la vie! Il est en effet temps d’imposer Crepax dans une époque riche de bouleversements et de mouvements qui au départ -j’insiste- avaient un horizon émancipateur et une légitimité dans la revendication des droits, mais qui, par un effet de retour de manivelle, pavent la voie d’une époque extrêmement puritaine et conservatrice, où les grands champs de libération en faveur des minorités -que je soutiens- se sont malheureusement souvent retournés en procédures judiciaires, en tribunal de la pensée. J’espère évidemment que ce n’est qu’un moment, comme la Terreur après la Révolution.

Pourtant, cette réaction à l’époque n’est jamais exprimée dans l’essai, tout en étant très présente…

J’ai conscience de ça, oui, et je l’assume entièrement. Les lectures sont trop “sociologisantes” aujourd’hui. Quand on parle de male gaze ou qu’on voit ce qui se passe avec Barbie, on tombe des nues, parce que c’est totalement réducteur. Certes, chaque créateur est enfermé dans un contexte, tous sont les fils et filles de leur temps, mais aussi de leurs imaginaires, qui précisément sortent de ces grilles socio-analytiques appauvrissantes. Ce qui est répréhensible maintenant ne l’est plus 30 ans plus tard, et vice versa. Crepax a créé avant tout une grande galaxie de personnages féminins -Valentina, Bianca, Anita-, tout en célébrant le plaisir. Il apporte dans une époque nihiliste et réactionnaire un côté épicurien -plus que libertin- de recherche d’intensité.

User de l’érotisme pour parler de transidentité, n’est-ce pas là aussi une approche très moderne?

Il met en scène l’érotisme comme le vecteur d’une interrogation sur l’identité, le jeu des rôles, la possibilité de sortir de soi. Dans Valentina, il y a des jeux de mise en abyme constante, elle est elle-même en permanence en train de s’inventer des vies. Il fragmente les identités comme il fragmente ses planches. Explorant les désirs, les devenirs animaux, cosmiques, il va bien au-delà de l’étroitesse actuelle qui réduit les devenirs aux devenirs féminins du masculin ou masculins du féminin. Les années 60 et 70 ont été un vivier prodigieux au niveau des arts, l’âge d’or en termes de puissance créatrice avec un horizon révolutionnaire. Maintenant, nous sommes dans un reflux, une vague contre-révolutionnaire, l’horizon de la révolution est abscons, il a été condamné. J’ose espérer que Valentina puisse tendre aux nouvelles générations un message libertin et libertaire, les deux sont importants. Le hier et l’avant-hier sont parfois plus novateurs que l’aujourd’hui.

Véronique Bergen

1962 Naissance à Bruxelles.

1993 Jean Genet. Entre mythe et réalité est son premier essai. Docteure en philosophie, Véronique Bergen navigue depuis entre essais, romans, poésie et parfois bande dessinée (L’Anarchie, avec Winschluss, en 2019), souvent consacrés à des figures féminines.

2018 Élue à l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique.

2023 Publie Guido Crepax – L’Axiome d’Eros, aux éditions La Lettre Volée.

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